Rétrospective Andres Serrano: portrait des États désunis d’Amérique
Puissants et fracturés, libres mais malades du racisme, les États-Unis s’appréhendent plus complexes que jamais dans l’objectif d’Andres Serrano. Une éclatante rétrospective à Paris en témoigne.
Ils sont côte à côte mais s’ignorent royalement. À gauche, Snoop Dogg, le rappeur fumeur de « oinj » aux yeux mi-clos. à droite, Donald Trump, le regard plus inquisiteur que jamais. Les deux imposants portraits, traités avec le même soin, se toisent, sans même se regarder, à l’un des angles du parcours sur trois niveaux que le Musée Maillol consacre à l’œuvre « américaine » d’Andres Serrano (New York, 1950). Cette confrontation indirecte s’avère emblématique d’une approche conceptuelle dominée par la juxtaposition. à travers elle, l’auteur du Piss Christ (1987) déroule tout le spectre politique, noué par l’individualisme, du pays de l’Oncle Sam sans que le visiteur puisse présumer des intentions de l’artiste. Au regardeur de faire son chemin car entre ces deux étalons s’articulent toutes les nuances d’une histoire allant du meurtre d’Emmett Till au meeting électoral post-Covid de Trump à Tulsa, ville-symbole d’une violence raciale rongeant tout un pays. « Une œuvre morale mais pas moralisatrice », notent les trois commissaires en charge de la programmation (Benoît Remiche, Elie Barnavi et Michel Draguet).
Vous avez longtemps fait vôtre le slogan “Anger is an Energy”. À 73 ans, cette colère vous anime-t-elle toujours?
Andres Serrano: Malheureusement, je ne suis plus un jeune homme en colère. Mais je reste, même plus âgé, furieux. Cette colère a pris une autre forme. Je pense que ce sentiment est nécessaire, particulièrement quand on crée. Beaucoup de grands artistes s’en sont servi, c’est d’ailleurs ce qui leur a permis d’arriver où ils sont. C’est une manière de penser, un moteur et une vraie puissance.
Cette colère marque-t-elle vos œuvres? Les regardeurs peuvent-ils en prendre la mesure.
Andres Serrano: Oui, sans aucun doute, en raison des sujets que je choisis de photographier. Je prends du plaisir à la pure esthétisation de certains objets -je pense aux robots par exemple-, mais je ne pourrais pas me contenter de ne faire que ça, de rester en surface. Pour cette raison, je privilégie des thématiques chargées allant de pair avec de nombreuses questions.
L’argent qui accompagne le succès a-t-il permis d’atténuer la colère initiale qui est la vôtre?
Andres Serrano: Il y aura toujours une part en moi qui sera déçue et mécontente, je suis né comme ça. Mais ça me va de rester tel quel. Quant au succès et à l’argent, ils n’y changeront rien. Je suis en colère quand je pense au monde de l’art, je fulmine quand je songe à certains événements qui se déroulent aux États-Unis, je suis également furieux de la marche du monde. Tout cela, je le tais. Mes photographies en parlent pour moi.
Vous percevez-vous comme un artiste radical?
Andres Serrano: En réalité, j’espère avoir été un artiste ayant ouvert des portes, un pionnier. Ces champs nouveaux, je les ai explorés pour moi. Il m’est donc indifférent de savoir si d’autres artistes ont ou non arpenté ces territoires. Je n’ai jamais souhaité être un exemple à suivre. C’est pour cette raison que je n’ai jamais cherché à enseigner. Il ne me semble pas avoir quoi que ce soit à apprendre à qui que ce soit, même s’il m’est arrivé de soutenir d’autres artistes. Il appartient à chacun de trouver sa voie.
Continuez-vous à faire de la musique? En 2010, vous sortiez un album sous le pseudonyme Brutus Faust. A-t-on une chance de vous entendre à nouveau derrière un micro?
Andres Serrano: Brutus Faust est mort. J’ai éprouvé beaucoup de plaisir à le créer. Il n’y a malheureusement aucune chance qu’il ressuscite.
S’il est un adjectif qui vous colle à la peau, c’est celui de “controversial”, “polémique”. Est-ce que vous retrouvez sous cette étiquette?
Andres Serrano: Il est évident qu’aux États-Unis, je ne suis connu que comme un provocateur, comme un artiste traînant une odeur de soufre derrière lui. Il est intéressant de constater que j’ai eu environ 25 expositions d’envergure en Europe et dans le reste du monde contre seulement deux dans mon pays natal -la première d’entre elles s’est d’ailleurs déroulée il y a très longtemps. Je dois avouer qu’en tant qu’artiste, j’ai parfois l’impression d’être persona non grata sur la terre qui m’a vu naître. Ça me met en rogne. C’est hallucinant d’être ignoré aux États-Unis et d’être accueilli à bras ouverts ailleurs comme une sorte d’ambassadeur culturel nord-américain. Je ne suis pas le premier, ni le dernier dans ce cas. Des talents comme Jimi Hendrix, Joséphine Baker et de nombreux jazzmen ont connu un sort similaire. Tous se sont d’abord fait reconnaître sur le continent européen avant d’accéder à la reconnaissance aux States.
Est-ce que le terme de “profanateur”, dans le sens de quelqu’un qui s’oppose au “sacré”, notion entendue comme “ce qui est tenu hors de portée du débat public”, ne décrirait pas mieux votre approche artistique?
Andres Serrano: Je crois au lien dialectique qui unit les concepts. On ne comprend pas ce qu’est véritablement la mer si l’on n’a pas traversé le désert. On ne réalise ce qu’est le bien si l’on n’a pas enduré le mal. Il en va de même avec le sacré et le profane. Nous ne sommes pas des dieux mais des êtres humains. Notre spécificité, c’est de porter cette dichotomie en nous. Mon travail consiste à mettre en lumière cet écartèlement, de l’offrir au regard sans émettre de jugement.
“Mauvais photographe, bon artiste”, c’est souvent de cette manière que vous vous présentez. Est-ce à dire que l’aspect technique de la photographie ne vous intéresse pas?
Andres Serrano: Je n’ai jamais été intéressé par cet aspect du métier. Quand j’ai commencé, de nombreux photographes travaillaient avec des chambres techniques. Personnellement, je ne me suis jamais encombré de la sorte, pas plus que je n’ai eu recours à une chambre noire. Ma façon de travailler est extrêmement directe: prendre une image et la faire tirer. Aujourd’hui encore, mon équipement est ultrabasique. J’utilise des films argentiques, pas plus de trois éclairages et mon appareil photo date d’il y a plus ou moins 25 ans. Les vrais photographes éprouvent une véritable passion pour le matériel, ce n’est absolument pas mon cas.
Au regard de leur caractère léché, faut-il déduire qu’il y a un important travail de postproduction derrière chacune de vos images?
Andres Serrano: Pas du tout. Ce que vous voyez est exactement ce qui s’est imprimé sur le négatif.
Vous avez commencé votre carrière il y a plus de 40 ans. Cette époque était-elle plus propice aux artistes qu’aujourd’hui?
Andres Serrano: Lorsque l’on est jeune, on n’a pas besoin de beaucoup d’argent pour faire des images. Cinquante dollars me suffisaient pour réaliser trois photographies différentes en un jour. En vieillissant, les choses se sont compliquées du fait que, par exemple, je ne me contentais plus de prendre une seule photo d’un sujet, il me fallait constituer une série, un corpus, afin de pouvoir proposer des expositions d’envergure. Sans compter les frais annexes. Pour une série comme Infamous (l’artiste a collecté pour celle-ci des artefacts révélateurs des préjugés racistes minant la société US, NDLR), j’ai dépensé plus de 50 000 dollars. The Game: All Things Trump (qui rassemble plus de 500 objets de merchandising autour de la figure du milliardaire, NDLR) m’a coûté 200 000 dollars. Il reste que non, ce n’était pas plus facile avant. Quelle que soit la période à laquelle il se trouve, un artiste doit lutter, pour la reconnaissance, l’approbation, les moyens économiques de poursuivre son travail… Mais le plus grand combat on le livre avec soi-même.
Il est impossible de ne pas évoquer Piss Christ, l’œuvre avec laquelle le scandale est arrivé, tout comme la notoriété. Le Musée Maillol a choisi d’exposer la photographie de ce crucifix trempé dans l’urine et le sang. Ne craignez-vous pas à nouveau qu’il soit vandalisé comme le 17 avril 2011 à Avignon?
Andres Serrano: Je ne pense pas que ça se reproduira. Les scandales précédents ont toujours été liés à des instrumentalisations opérées par des personnalités religieuses. Sans propagation de ce genre de rumeur diffamatoire, l’œuvre ne suscite pas de remous. Il y a aussi le fait que j’ai rencontré le pape François l’année passée. Il m’a non seulement donné sa bénédiction mais en plus mon travail est entré dans les collections du musée du Vatican. J’espère que tout cela apaisera les choses.
Avez-vous souffert de cette polémique?
Andres Serrano: Ça m’a blessé, mais en même temps j’ai très vite réalisé que les fondamentalistes et les politiques qui s’emparaient de ce sujet s’en prenaient à l’œuvre, souvent par opportunisme personnel, et pas à moi. En public, personne ne s’attaque à moi. Quand on vient me trouver, c’est pour me dire que l’on apprécie ce que je fais. J’ai également compris que certaines personnes ne m’aimeraient jamais, quoi que je fasse. C’est très souvent le cas aux États-Unis, où je n’appartiens pas au cénacle des artistes les plus appréciés. Sans parler du fait que souvent on vous juge avant même d’avoir entendu vos arguments. Pire, on ne veut pas les écouter de peur qu’ils ébranlent des certitudes. Cela dit, de temps en temps, j’arrive à convaincre des gens que je ne suis pas celui qu’ils croient.
L’une de vos séries les plus glaçantes est The Morgue qui prend la forme d’un face-à-face avec la mort. Êtes-vous sorti indemne de cette confrontation?
Andres Serrano: À l’époque, je pensais que oui. Comme je n’avais pas d’exutoire, les émotions que j’ai éprouvées ont déteint sur la relation que je vivais à l’époque. Les disputes à répétition venaient en réalité d’une confrontation avec une situation que je n’arrivais pas à gérer. Il y avait à quelque chose qui me dépassait.
Qui sera le 47e président des États-Unis?
Andres Serrano: C’est une bonne question à laquelle je suis incapable de répondre. Je ne pense pas que les sondages puissent anticiper le vainqueur de cette élection. Il faudra attendre le dernier moment.
Si Trump l’emporte, la face du monde pourrait-elle être changée?
Andres Serrano: Oui, je le pense.
Vous ne le craignez pas?
Andres Serrano: Si, mais j’ai appris qu’il fallait accepter les événements sur lesquels on n’a aucune prise
Mort à l’arrivée
Conçue par Tempora, opérateur belge qui s’est fait un nom internationalement, au travers d’un commissariat collectif, la rétrospective consacrée à Serrano impressionne. Et pas seulement en raison de la scénographie léchée qui a l’intelligence de ne pas ânonner les différentes séries (Residents of New York, Blood on the Flag, The Klan…) de façon chronologique. Non, c’est avant tout un parcours nourri qu’il convient de saluer. Articulé en sections thématiques (« Visages Américains », « Nomades et Sans-Abris », « Eros et Thanatos »…), le tracé permet une meilleure compréhension d’une œuvre dont la subtilité n’est pas assez souvent soulignée. Il ne faudrait pas en déduire qu’il est seulement question de « concept » et de filiation artistique -par exemple, une série comme « Immersions » (1987-1990) doit beaucoup à Piet Mondrian- à travers 89 images alignées. Le visiteur doit aussi s’attendre à être pris aux tripes. Retourné même. Trois temps forts scandent le propos en renvoyant vers un questionnement métaphysique profond. Le premier, c’est le seul de l’exposition, n’est accompagné d’aucun cartel. Il s’agit d’une image d’une brutalité inouïe montrant un « strange fruit », comme le chantait Billie Holiday, un homme de couleur noir nu, pendu et mutilé. La photographie grand format en question est celle d’un document d’époque agrandi. Le second, Virginian Dragoon .44 Magnum X (1992) figure le canon d’un revolver pointé directement sur le cœur de qui lui fait face. Au centre de la périphérie chromée, un vide, un trou noir, qui met en joue autant qu’il aspire le regard. Enfin, Homicide (1992), cliché pris à l’intérieur d’une morgue, s’arrête sur la partie supérieure d’un cadavre, vu de profil, sous une lumière caravagesque. Comme si l’aspiration la plus profonde, la plus irrépressible d’une humanité sortie du néant était d’y retourner.
■ Andres Serrano. Portraits de l’Amérique, Jusqu’au 20/10 au Musée Maillol, Paris.
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