Alice Gallery fête ses 20 ans: 6 œuvres marquantes, de BYZ à Jean Jullien

BYZ a marqué l’histoire d’Alice Gallery avec ses sièges de métro bruxellois transformés en sculptures brutes.
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Vingt ans après sa première exposition, Alice Gallery tourne une nouvelle page de son histoire en s’installant dans un lieu emblématique, l’ancienne galerie Baronian.

Fondée par Alice van den Abeele et Raphaël Cruyt dans un ancien espace commercial du centre-ville bruxellois, Alice Gallery s’est imposée par sa vision de l’art contemporain en marge des circuits consacrés. Aujourd’hui, elle déménage dans l’ancienne galerie Baronian, de ce qu’il est convenu d’appeler le «haut de la ville». Un choix non sans ironie pour ce duo qui a toujours revendiqué une sélection d’artistes aussi DIY que lowbrow. Baigné de lumière, avec ses plafonds hauts et ses baies vitrées ouvrant sur un beau jardin, le nouveau point de chute se signale désormais par une porte jaune vif.

L’histoire d’Alice Gallery est indissociable d’une révélation vécue à la Biennale de Venise en 2001. Face à l’installation Street Market de Barry McGee, Steve Powers et Todd James, Alice van den Abeele reste sans voix. Cette vision, immersive et subversive, qui narre des pratiques artistiques nourries par les marges, les sous-cultures, les voyages et les expressions populaires, la marque profondément. Dans la foulée, la galerie Alice a incarné pendant une décennie un certain espoir: celui d’un monde ouvert sur une constellation de créateurs nomades, portés par un même fantasme d’universalisme. «On a fait le deuil de cette idée de devenir des citoyens du monde», constate aujourd’hui Raphaël Cruyt, lucide. La mondialisation heureuse a fait long feu. L’époque a changé. Ce qui relevait d’un enthousiasme internationaliste se recentre aujourd’hui «à hauteur d’homme». Loin des slogans, la galerie privilégie désormais des rapports plus personnels, plus enracinés, sans renier son goût pour le dialogue, ni son flair pour les formes nouvelles. En témoigne une exposition inaugurale qui déroule un générique d’une vingtaine d’artistes ayant «façonné l’ADN de la galerie».

1. BYZ (Bruno Brunet), Sucker (2007)

«Quand BYZ est arrivé avec ses sièges de métro bruxellois, on a tout de suite su qu’il se passait quelque chose. Ces coques orange arrachées aux rames de la STIB devenaient, entre ses mains, des sculptures brutes et habitées. Il les posait au sol, les suspendait parfois. On a vendu une pièce dès le vernissage, à Nicolas Karakatsanis (NDLR: un directeur de la photographie connu entre autres pour Rundskop) mais après ça, plus rien pendant des mois. C’était trop en avance, trop dépouillé. BYZ n’a jamais cherché la lumière. C’est un artiste pour les artistes, respecté pour sa radicalité, sa cohérence. Il a ouvert une brèche sans la revendiquer. Et cette pièce, aujourd’hui, reste un jalon puissant de notre histoire.»

2. Barry McGee, Sans titre (2010), wall of patterns

«On a investi tous les bénéfices d’une exposition, à laquelle Barry McGee acceptait de participer uniquement si l’artiste danois HuskMitNavn était de la partie, pour acheter cette œuvre improvisée à partir de plaquettes en bois peintes dans son style, à la fois brut et coloré. A l’époque, il exposait sous le nom de Lydia Fong, le nom de sa mère, pour ne pas avoir de problèmes avec sa galerie américaine. On n’avait pas de mur assez grand pour l’accrocher, alors elle est restée 20 ans dans des caisses. Aujourd’hui, elle trouve enfin sa place dans la cage d’escalier de notre maison. Barry était venu en Belgique en espérant pouvoir aller surfer à la mer du Nord… mais il n’y avait pas de vagues. Alors il est resté à Bruxelles, a bossé et a invité des potes graffeurs pour taguer du côté du canal. C’était l’esprit d’une époque. Cette œuvre est à la fois une pièce fondatrice, une trace d’amitié et une mémoire vivante.»

3. Maya Hayuk, Apocabliss (2008)

« Quand on a proposé à Maya Hayuk de faire une exposition chez nous, elle était encore très attachée à la figuration. Elle venait de la photographie et souffrait du syndrome de l’imposteur. L’idée d’une galerie, d’un cadre, la mettait un peu mal à l’aise. On a beaucoup échangé. Finalement, elle a imaginé Apocabliss: une sculpture monumentale en forme de bouche, gonflée de lumière noire, posée au sol comme une installation disco et charnelle. C’était à la fois drôle, frontal, étrange. On n’avait jamais montré une pièce comme ça. Elle est allée chercher autre chose dans cette œuvre, un rapport plus sensoriel, presque performatif. C’est aussi ce que permettait l’espace de la galerie à ce moment-là: un terrain d’essai où l’on pouvait se risquer. Avec elle, on a partagé un moment de bascule. Mais surtout un dialogue de confiance.»

4. Jean Jullien, Ed (2022)

«Quand Jean Jullien est venu exposer chez nous, il était surtout connu pour ses dessins –des images vives, drôles, souvent virales. Mais il avait ce besoin de sortir du cadre de l’illustration, de se confronter à autre chose. Cette œuvre témoigne de ce nouvel horizon. Ce qu’on aime chez lui, c’est la force de son trait. Il a ce talent rare: en un dessin très simple, presque enfantin, il déclenche une émotion directe. Devant Ed, on a été saisis par l’évidence. Il n’y avait rien à expliquer. C’était calme, fluide, un peu mélancolique aussi. Jean a ce pouvoir-là: il simplifie, mais il ne réduit pas. Il condense une sensation. Il aurait pu faire quelque chose de plus spectaculaire, de plus démonstratif, mais il a choisi la retenue. C’est pour ça que cette pièce nous touche encore. Parce qu’elle dit beaucoup, sans en faire trop. Et qu’elle laisse de l’espace à celui qui regarde.»

5. Paul Wackers, Dense Growth (2008)

«C’est Maya Hayuk qui nous a parlé de Paul. Elle insistait pour qu’on regarde son travail, mais les premières images qu’il nous avait envoyées étaient franchement mauvaises. Mal photographiées, plates, sans relief. On était dubitatifs. Et puis, quand on a reçu les œuvres, c’était une autre histoire. Une peinture calme, lumineuse, avec des plantes, des objets posés, des vues d’atelier. Rien de flamboyant, mais une douceur incroyable. Paul appartient à cette veine intimiste qu’on aime beaucoup. Des artistes qui n’essaient pas d’en mettre plein la vue, mais qui touchent, qui apaisent. Ce sont des œuvres silencieuses et habitées. Et elles trouvent leur place, naturellement.»

6. Olivier Kosta-Théfaine, Paysage de banlieue (2010)

«Olivier Kosta-Théfaine est un artiste qu’on a connu très tôt et avec qui on a vécu une histoire mouvementée. Il y a eu une rupture, une vraie. On a arrêté de se voir, de se parler. Et puis, le temps a fait son travail. On s’est retrouvés récemment. Il a grandi en banlieue, dans une cité comme tant d’autres, avec ces ensembles HLM qui portent des noms d’arbres. Depuis les étages, il voyait les frondaisons, mais aussi les cages d’escaliers, les tags au briquet laissés par les gamins. Il a tout absorbé et reprend ces gestes brutaux, brûler le papier pour faire émerger des silhouettes d’arbres, noirs et vibrants. Il y a une tension très intéressante entre technique vandale et motif bourgeois. Et de ce frottement naît quelque chose de rare, de fragile et de puissant. C’est un travail qui nous accompagne encore.»

The 20 Years Anniversary Show, Alice Gallery, à Bruxelles. Du 17 avril au 24 mai.

«C’est comme une grande sœur»

Le nom du duo liégeois Mon Colonel & Spit est indissociablement associé à la galerie Alice. Comment cette histoire a-t-elle commencé?

On a vu naître la galerie Alice, on a suivi les premiers pas en témoins silencieux mais fidèles. Pendant près d’une décennie, on assistait aux vernissages avec curiosité. En 2015, Raphaël et Alice nous ont tendu la main. Une première participation à une exposition de groupe a ouvert la voie à une relation plus durable: deux expositions personnelles ont suivi. Aujourd’hui, on en compte trois à notre actif. Depuis, ce lien ne s’est jamais distendu.

Qu’est-ce qui vous a attirés dans son univers?

La singularité du regard. Dès ses débuts, Alice van den Abeele a tourné son attention vers une scène à la fois marginale et vivace, faite de connexions entre Paris, San Francisco et Bruxelles. Beaucoup de ces artistes venaient du graffiti, mais allaient bien au-delà. Elle s’intéressait à des formes en mouvement, à des esthétiques encore instables, sans chercher à coller des étiquettes. Elle ouvrait des portes que d’autres laissaient fermées.

La galerie a-t-elle accompagné votre transformation?

Absolument. Alice nous a offert un espace pour grandir, pour bifurquer, pour changer de langage. Chantecler, notre dernière exposition chez elle, marque ce tournant: uniquement des poteries, sans dessin ni texte. Une exposition hyperdense. Ce glissement vers la céramique, amorcé il y a une dizaine d’années, elle l’a encouragé.

Quelle place occupe-t-elle dans le paysage artistique bruxellois?

Une place charnière. Elle a accompagné une génération entière d’artistes, parfois dès leurs débuts, avant qu’ils ne soient repérés par de très grandes galeries. Elle n’est pas là pour plaire ou pour vendre à tout prix. Alice Gallery a aussi contribué à donner naissance au Mima, qui a ouvert un espace inédit pour les cultures alternatives. Ce projet a été regardé dans le monde entier.

Comment se construit un projet commun?

Par l’échange. Rien ne se fait sans dialogue. Ce sont des discussions constantes, ouvertes et toujours constructives. Nous, on fonctionne beaucoup à l’instinct. Elle, elle pose un cadre sans le figer. On aime cette tension. Elle nous aide à ne pas nous perdre. Il y a chez elle une forme de présence rassurante. C’est pour cela qu’on dit souvent: c’est comme une grande sœur. Quelqu’un qui veille, qui stimule, sans jamais rabrouer.

Que vous inspire son nouvel espace?

Une respiration nouvelle. Rue du Pays de Liège, l’espace était devenu trop contraint. Là, dans ce lieu plus vaste, tout s’élargit. On sent que quelque chose s’ouvre, autant pour elle que pour les artistes qu’elle défend. C’est une montée en puissance. Pour nous, c’est une invitation à inventer une suite. Parce qu’avec elle, chaque exposition devient une aventure. Une aventure qu’on a envie de poursuivre longtemps.

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