Concert - Marc Rothko
Date - Jusqu'au 02/04
Salle - À la Fondation Louis Vuitton, Paris
Entre 1930 et 1970, l’œuvre de Mark Rothko n’a eu de cesse de s’approcher du néant. Cette confrontation avec le vide pousse le spectateur à l’introspection. La Fondation Louis Vuitton lui consacre une rétrospective.
On n’y voit rien, pourrait-on presque écrire en paraphrasant le brillant essai de l’historien de l’art français Daniel Arasse, devant les tableaux de Mark Rothko (1903-1970). C’est vrai, au sommet de sa maîtrise, le pinceau de cet artiste naturalisé américain en 1938 flirte avec le presque rien: des figures géométriques approximatives, nébuleuses, agencées de manière symétrique et colmatées par une couleur semblant mal assurée. Le tout se contemple de manière paradoxale dans la mesure où cette inconsistance chromatique, qui résulte pourtant d’une accumulation de glacis et d’un usage savant de la tempera, n’a pas son pareil pour bouleverser les destins et faire éprouver quelque chose de signifiant sans passer par le langage. Demandez à Albert Baronian ce qu’il en pense. Ce galeriste, l’un des plus importants et les plus emblématiques de la capitale, a vu sa vie chamboulée à 16 ans par Rothko. Il se souvient: “Mes parents m’avaient envoyé à Londres pour apprendre l’anglais. Un peu désœuvré, j’ai suivi le parcours du touriste de base. Il m’a mené bien sûr à la Tate, où j’ai eu une véritable épiphanie devant les toiles d’un artiste dont je n’avais jamais entendu parler. L’abstraction quasi indicible qu’il pratiquait m’a déconcerté. En sortant, j’ai fait un détour par la librairie pour acheter tout ce que je pouvais sur le sujet.”
Comme tant d’autres, l’adolescent qu’était Baronian s’est laissé aspirer par la profonde incertitude qui émane des toiles du natif de Dvinsk (désormais Daugavpils, un village de Lettonie). Peut-être est-ce pour en venir à bout qu’il a ouvert une galerie et côtoyé plus d’une centaine d’autres colporteurs de cette énigme pendant plus de 50 ans. Quoi qu’il en soit, cette matérialité incertaine consubstantielle du travail de Rothko se mesure à l’aune du véritable déni d’abstraction dont elle souffre. On en veut pour preuve notre propre rapport à ce corpus pictural. Longtemps, c’est une grille de lecture aussi biographique qu’erronée qui nous a servi de clé pour ouvrir la serrure du mystère qu’il entretient. Cette vulgate se faisait fort de raconter la structure si particulière des toiles du “rabbin peignant” en invoquant sa découverte des paysages des États-Unis à son arrivée sur le continent. Enfant, le futur peintre a vu défiler son nouveau pays d’adoption à travers la fenêtre d’un train, traversant le pays d’est en ouest, jusqu’à Portland. Sans pitié pour cette illusion séduisante, la rétrospective de la Fondation Louis Vuitton démontre combien on faisait fausse route: les tableaux de Rothko ne renvoient à rien d’autre qu’à eux-mêmes.
Ambiance tamisée
Gigantesque, monumentale -elle est déployée au fil de dix galeries-, l’exposition parisienne consacrée à Mark Rothko fera date, ne serait-ce qu’en raison de l’étendue d’un propos qui s’appuie sur 115 œuvres, dont des prêts “exceptionnels”, selon l’expression consacrée, venus tant de la famille -Kate et Christopher, les deux enfants de l’artiste- que d’importants musées (la National Gallery of Art de Washington, la Fondation Beyeler ou encore la Yageo Foundation de Taipei). À première vue, l’événement apparaît comme scolaire, en raison du fil chronologique déroulé. En réalité, ce choix d’aligner les décennies s’avère efficace pour montrer ce qui est sans doute l’axe le plus évident qui traverse 40 années de pratique: le processus d’abstraction à l’œuvre.
Le parcours donne d’abord à voir la partie figurative de l’œuvre du peintre -des scènes de la vie quotidienne, du métro, des portraits… À travers les contours imprécis et les corps déformés, on prend la mesure d’un Rothko mal à l’aise avec l’idée de mener l’œil du regardeur sur des sentiers balisés. Figurer, c’est pousser à reconnaître, à rabattre sur ce que l’on connaît et donc à rassurer, une démarche que l’artiste ne perçoit pas comme féconde. Il se met alors en quête de profondeur picturale avec pour ambition d’imprégner la peinture de cette même intensité qui traverse la musique. L’agencement des toiles restitue cette aventure formelle presque année par année, à la façon d’un sismographe. Et cette traque s’achève quasi dans le vide, comme en témoignent les compositions dites “Black and Grey”, dont les contours lunaires font place à deux sculptures de Giacometti (L’homme qui marche I et Grande femme III, toutes deux de 1960).
On a beaucoup glosé sur la couleur et la lumière dans le travail de Rothko, mais l’accrochage de la Fondation Vuitton souligne l’importance cruciale de la forme. Ces fameux rectangles qu’il faut comprendre comme le schème le plus évident du voir en Occident. “Quand on ouvre les yeux, c’est un rectangle que l’on voit”, rappelle Christopher Rothko dans un livre consacré à son père récemment paru chez Hazan. Une structure fondamentale que les écrans -de cinéma mais pas seulement- et les scènes de théâtre rejouent à l’infini. C’est en 1949, une année-clé de sa carrière, que ces parallélépipèdes superposés font leur apparition sous la brosse du maître, donnant à jamais un autre cap à son œuvre, celle d’un artiste qui cherche moins à s’exprimer qu’à converser avec le spectateur.
L’un des éléments les plus marquants de la scénographie qui accompagne cette rétrospective est sans doute l’économie lumineuse qui la baigne. Au-delà de la préservation des œuvres, ce caractère tamisé s’avère non seulement propice au recueillement mais a en plus la particularité de transformer l’espace en un temple de l’hyper-sensibilité au sein duquel il est permis aux toiles de flotter, de vibrer en générant leur propre lumière. Enfin, louons l’existence de plusieurs salles prenant des allures de chapelles qui recréent les conditions de visibilité idéales selon Rothko: un face-à-face intime agissant à la façon d’un baromètre intérieur.
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