Ex-rebelles, transformés en oracles, qui sont les nouveaux gourous de la pop?

Rick Rubin, producteur emblématique. Et désormais grand manitou du développement personnel? © National
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Ils avaient l’habitude de ruer dans les brancards. Ils passent aujourd’hui pour des grands sages. Les artistes ont-ils laissé tomber la contestation et la colère pour devenir coachs de vie? Alors que Bozar vient d’annoncer une soirée-interview exceptionnelle avec Nick Cave, décryptage d’une tendance de plus en plus marquée

Janvier 2020, Bozar. Alors que l’idée d’un confinement semble encore tenir de la dystopie la plus farfelue, Nick Cave achève sa tournée, lancée deux ans plus tôt. Le dispositif est un peu particulier. Le principe est celui d’une discussion à bâtons rompus avec la salle, entrecoupée de chansons, exécutées seul au piano. Dans la salle Henry Le Bœuf, des stewards circulent entre les velours rouges, prêts à dégainer les micros. Cela ne tarde pas. Après avoir chanté deux premiers morceaux, Nick Cave laisse la parole au public. Qui ne s’en prive pas. Que pense-t-il du Brexit? du mariage? du capitalisme? Quel est l’apport de Warren Ellis sur Ghosteen?… Ou encore là, par exemple, au deuxième balcon, cette femme a vu Jésus, vraiment, un jour, au détour d’une rue, à Gand: L’a-t-il également déjà rencontré lui-même? Nick Cave commence par sourire, mais se rend vite compte que son interlocutrice est très sérieuse. Il réussit à lui expliquer que non, il ne L’a jamais vu, et qu’à partir du moment où tout son système de croyance est fondé sur le doute, il n’est même pas certain de vouloir le croiser. Le rockeur-psy-confesseur s’en sort bien…

Nick Cave © Kerry Brown

La métamorphose ne manque pas de piquant. Il n’y a pas si longtemps, Nick Cave était ce chanteur sauvage et retors, rongé par la haine et les drogues. Entre-temps, son charisme de rockeur cramé s’est transformée en véritable aura. Lou Reed parti, Bowie évanoui, Leonard Cohen envolé: c’est comme si Cave était devenu l’une des dernières figures rock capables d’assumer le titre d’icône. Et dans la foulée, incarner une autorité morale, voire spirituelle, apte à donner les réponses sur les mystères les plus insondables de l’existence. Un gourou?

Il n’est pas le seul dans ce cas. En janvier dernier, Rick Rubin sortait le livre A Way of Being. Des mémoires? Celles de l’un des personnages les plus marquants de la musique populaire de ces 40 dernières années? Producteur incontournable, qui a mis sa patte sur les disques des Beastie Boys, Jay-Z, Johnny Cash, Red Hot Chili Peppers, Adele, ou encore, pour citer son dernier fait d’armes en date, Neil Young? Pas vraiment. Aucune anecdote de studio, pas un seul scoop. Non, A Way of Being est tout sauf une biographie du mogul. C’est plutôt un manuel créatif. Voire un guide spirituel. Son titre aurait dû mettre la puce à l’oreille: comme l’écrit la critique du Guardian, Kitty Empire, “tout qui est familier avec le bouddhisme, les théories du management ou le rayon développement de soi se retrouvera en terrain connu en explorant le modus operandi de Rubin”…

À vrai dire, cela fait un moment que Rick Rubin a revêtu le costume du grand sage. Avec sa longue barbe de druide, il est celui que les stars viennent consulter quand elles sont dans l’impasse -créative, psychologique, spirituelle. Comme Nick Cave, il n’a pourtant pas toujours été aussi “affable”…

La grande quête

Au début des années 80, il a surtout été le DJ/manageur/producteur hirsute d’un groupe de lycéens punk/hardcore reconvertis dans le rap: les Beastie Boys. Pour beaucoup, c’est lui qui accentuera le côté sales gamins du trio formé par Michael Diamond (Mike D), Adam Yauch (MCA) et Adam Horovitz (Ad-Rock), les poussant à toujours plus de provoc’, bêtes et méchantes. C’est en tout cas comme ça que l’a perçu Kate Schellenbach, première batteuse du groupe. Dans la biographie officielle des Beastie Boys, elle balance: “Je savais que j’étais en train de perdre mes potes, qui s’alignaient de plus en plus sur la personnalité d’abruti fini de Rubin. Quand ils étaient avec lui, ils arboraient une arrogance hip-hop, faisaient des blagues sexistes et se comportaient comme de vrais imbéciles…

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Certes, tout le monde a le droit de changer. Et, de la même manière que les Beastie Boys ont embrassé la cause tibétaine et créé des baskets vegans, Rubin n’est plus très loin d’incarner un vieux maître zen, distillant ses conseils professionnels. Qui sont aussi des consignes de vie. La frontière n’est pas toujours claire.

C’est peut-être un biais de musicien. Même quand la promesse se veut la plus pragmatique qui soit, elle déborde rapidement. Exemple quand Jeff Tweedy, tête pensante de Wilco, fleuron americana depuis près de 30 ans, sort un livre intitulé sobrement How to Write One Song. L’objectif est concret, la méthode plus volatile. Comme quand il évoque l’effacement de soi pour mieux créer: “disparaître – voir le temps s’évaporer, vivre au moins pour une fois le moment, un moment pendant lequel vous n’essayez pas de faire ou d’être quoi que ce soit d’autre. Passer du temps à l’endroit où vous êtes.Coup de pouce créatif ou exercice de pleine conscience? Sans doute un peu des deux.

Les livres de musiciens dévoilant leurs pratiques ont en tout cas tendance à se multiplier. En 2018, Questlove, le batteur des Roots, producteur et réalisateur, publiait par exemple Creative Quest. Un guide “pour vivre votre meilleure vie créative. Y sont abordées notamment les questions du marché, des mentors, des réseaux, etc. Le tout distillé de conseils plus ou moins consistants -“copier, ou reprendre, est toujours un exercice créatif valable. Cela vous met en chemin”-, plus ou moins métaphysiques -“commencez la journée en croyant l’inverse de ce en quoi vous croyez”.

Où l’on se rapproche aussi de plus en plus des discours managériaux. Ce qui n’est pas peut-être pas si étonnant. La réussite des pop stars devenues businessmen/women a toujours servi d’exemple. Il suffit de taper Beyoncé et entrepreneurship sur Google pour être inondé d’articles célébrant les victoires de la chanteuse, ou de mèmes “empouvoirants”…

Méditation et pleine conscience

De fait, les postures pop “révolutionnaires” ont été souvent remplacées aujourd’hui par des discours d’affirmation de soi, et le dilettantisme romantique par la valeur travail. Une question d’époque. Au fond, dans une société post-Internet où l’idéal millennial est celui de l’auto-entreprise, l’artiste est l’exemple parfait de celui qui s’est fait tout seul. Bien sûr, il est entouré -par un label, un management, un tourneur, etc. Mais au bout du compte, il est son propre patron, sa propre marque. Un modèle à suivre. Ce qui n’est pas toujours simple. Que faire quand l’inspiration ne vient pas? Quand la pression est trop forte? Quand l’incertitude s’installe? Par exemple passer chez Rick Rubin.

Ce fut le cas du rappeur Stormzy, après le carton de son deuxième album. Rongé par les doutes, il a débarqué chez Rubin, à Malibu, dans son fameux studio baptisé Shangri-La. Il a pu découvrir un endroit particulièrement zen et dépouillé, qui ne possède pas de télévision, et où ont été décrochés tous les miroirs. La rencontre a été filmée. Pour apaiser l’Anglais, Rubin commence par proposer de “s’octroyer quelques profondes respirations” -“Magnifique. Pouvoir partager l’air ensemble”, ponctue le maître. Dans un podcast du New York Times qui lui est consacré, il explique: “J’aime être dans des endroits calmes. J’ai toujours vécu une vie un peu monastique, même quand je produisais une musique très agressive.

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Le néo-sexagénaire n’a en effet pas attendu d’avoir la barbe blanche pour se poser. Pour capter l’inspiration, explique-t-il, rien de tel que de s’exercer à la méditation. Une pratique déjà ancienne pour lui. C’est à 14 ans qu’il aurait commencé, après que sa mère l’a emmené chez un pédiatre inspiré, qui lui aurait prescrit des séances de méditation pour diminuer son stress et apaiser des douleurs au cou…

Au-delà du cas Rubin, la méditation est en effet très répandue dans le métier. La vie d’artiste n’est plus ce qu’elle était: à l’existence de luxe et de débauche rock’n’roll a succédé un boulot autrement plus intense, vorace, destructeur. Plus près de chez nous, Marie Daulne (Zap Mama) a lancé récemment une série de sessions, baptisée Body & Mind. L’idée? proposer une “expérience immersive pour éveiller tes sens, évacuer le stress et t’évader. Au programme, sons ambient et vocalises collectives, “où la musique est une médecine et les chansons une transformation.

De son côté, la Gantoise Charlotte Adigéry a, elle, carrément enregistré un morceau pour méditer, Yin Yang Self-Meditation. Filmé et publié en 2019, en format cassette sur le label Deewee, l’exercice long de 17 minutes est à la fois arty, fascinant et déroutant.

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Comme toujours avec Charlotte Adigéry, l’humour absurde n’est également jamais très loin -une sorte de gourou tongue-in-cheek. Sans que cela ne remette en cause la sincérité de la démarche. La musicienne y expose ses angoisses, ses doutes, ses colères dans un flot de pensées ininterrompu. “Cette cassette est une invitation à moi-même et, en fin de compte, aux autres à regarder à l’intérieur. C’est un rituel pour lâcher prise.

Adigéry a en effet imaginé cet exercice après avoir frôlé le burn out. Rencontrée à la même époque, elle confiait: “Souvent, on m’a dit: “On sent que tu te cherches encore”. Mais heureusement! La création, c’est d’abord ça: la recherche, le doute. Cette vulnérabilité, on ne peut pas nous l’enlever.” Même si ce doute peut parfois devenir envahissant. La question de la santé mentale est ainsi devenue un sujet central dans la “discussion” pop actuelle. Pour les artistes en premier lieu, mais pas seulement.

Charlotte Adigéry et sa tape Yin Yang Self-Meditation, pour éviter le burn out.
Charlotte Adigéry et sa tape Yin Yang Self-Meditation, pour éviter le burn out. © National

À côté de l’injonction à “être soi-même”, et clamer son identité triomphante, les tubes pop du moment ont aussi développé tout un tropisme de la vulnérabilité. L’été dernier, la chanteuse Pomme sortait par exemple un album intitulé Consolation. Quelques mois plus tard, pour promouvoir son single Un million, elle ouvrait une sorte de hot-line. Un répondeur sur lequel ses fans pouvaient laisser un message, confier leurs joies, leurs peines, et surtout, ce qui leur apporte du réconfort.

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De tout temps, les artistes ont cherché le moyen de se rapprocher de leur public, de maintenir le lien. L’arrivée des réseaux sociaux a encore appuyé cela. Facebook, Instagram, Twitter, TikTok… Ces plateformes n’ont pas seulement permis aux musiciens de raccourcir la chaîne de distribution, elles ont aussi resserré la relation avec les fans. Au point de donner l’illusion d’une transparence totale, d’un contact direct. Et de risquer de briser le mythe? Dans les faits, paradoxalement, ce serait plutôt l’inverse…

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Quand on forme le numéro de la “ligne de consolation” de Pomme, la boîte a été fermée. On tombe quand même sur la voix de la chanteuse qui explique avoir reçu “plus de 10 000 appels”, et engrangé 2 000 messages…

Exercice de vulnérabilité

La consolation, c’est aussi ce qui a poussé en partie Nick Cave à lancer The Red Hand Files, un site web sur lequel le chanteur répond, souvent longuement, aux interrogations de ses fans. Depuis sa mise en ligne, plus de 200 thèmes ont été balayés. De “quand sortez-vous votre prochain album?” à “qu’est-ce que la timidité?” en passant par “aimez-vous les raisins?”. Cave y est à la fois prescripteur culturel, coach de vie, philosophe rock, conseiller conjugal, etc. Mais le rôle qu’il doit le plus souvent endosser est probablement celui de “spécialiste du deuil”. C’est d’ailleurs ce qui l’a amené en partie à créer ce site. Abasourdi, tétanisé par la mort de son fils Arthur -décédé en 2015 d’une chute accidentelle, âgé d’à peine 15 ans-, le chanteur australien a été obligé de laisser tomber l’armure. Depuis, tous ses travaux sont marqués par cette épreuve. À l’automne dernier, il publiait encore Faith, Hope and Carnage, livre d’entretiens avec le journaliste Sean O’Hagan, qui revient sur le drame et la transformation qu’il a enclenchée chez lui. Et sur lequel il reviendra encore lors d’une soirée exceptionnelle à Bozar, le 4 juin prochain.

« J’ai compris à quel point le monde est fragile et précaire. J’ai commencé à m’en soucier. » Nick Cave

Un site comme The Red Hand Files participe à cette mutation. Imaginé initialement comme un endroit “où je pourrais répondre aux questions de mes fans, il est devenu, avec les années, un exercice étrange de transparence et de vulnérabilité partagée. Nombreux sont ceux qui viennent ainsi y déposer leurs tragédies personnelles. Cave a un mot pour chacun d’eux.

Au risque de se métamorphoser en “coach spirituel”? Une sorte de grand guide, évacuant les enjeux politiques au profit de grandes envolées philosophiques? Nick Cave n’en est pas encore là. Cela n’empêche pas malgré tout certains fans de se plaindre. Récemment encore, dans la lettre n°220, Ermine, Grand Marais, USA, éructait: “Quand es-tu devenu ce hippie de carte postale? La joie, l’amour, la paix! Beurk! Où sont passées la rage, la colère, la haine? Atterrir ici revient à écouter un vieux prêtre radoter à la messe du dimanche.” Ermine, pas content. Dès le départ, avec son groupe The Birthday Party, puis les Bad Seeds, Nick Cave a personnifié tout ce que le rock pouvait avoir de plus hanté, déjanté, chaotique, rageux. Il en est aujourd’hui très loin. Et alors?

Nick Cave n’esquive pas. “Les choses ont changé après la mort de mon fils. J’ai changé. Pour le meilleur ou pour le pire, la rage dont vous parlez a perdu de son attrait, et, oui, peut-être suis-je devenu un hippie de carte postale. La haine a cessé d’être intéressante. (…) Haïr ceci, haïr cela, et m’assurer que tout le monde le savait, mieux, le sentait, (…) toute cette attitude a fini par me paraître complètement stupide.” Et de continuer: “Quand mon fils est mort, j’ai dû faire face à une vraie dévastation. Et sans que je ne le cherche, toute cette posture de dégoût envers le monde a fini par s’effondrer. J’ai compris à quel point le monde est fragile et précaire. J’ai commencé à m’en soucier. M’en inquiéter. J’ai ressenti comme un besoin urgent d’au moins tendre la main pour l’assister -ce monde à la fois si beau, et si terrible- plutôt que juste le vilipender ou le juger.” Parole de sage…

Nick Cave, le grand confesseur

Auteur, historien de l’art, Arthur-Louis Cingualte a publié L’Évangile selon Nick Cave (éditions de l’Éclisse), en 2020. Comment envisage-t-il la mutation du rockeur en colère? “C’est vrai qu’au début de sa carrière, dans l’imaginaire collectif, il dégageait une attitude et un look très agressifs. Une espèce de prédicateur qui faisait tout sauf la morale. Dans mon, livre, j’ai essayé d’éclairer son parcours à la lumière notamment des penseurs hétérodoxes du XIXe siècle, comme Léon Bloy, ou plus tard Simone Weil. Nick Cave s’en rapprochait pas mal. Il avait aussi une colère, quelque chose de retors. Il était très distant avec son public, et régulièrement imbuvable avec les journalistes.

Que s’est-il passé entre-temps? “Il y a forcément les drames qu’il a traversés ces dernières années. La mort de ses fils (Arthur et Jethro en mai 2022, NDLR) et la disparition d’Anita Lane (sa compagne jusqu’à la moitié des années 80). Un site comme The Red Hand Files a aussi joué un rôle central. Il y parle de lui, sans non plus dévoiler ou trahir son œuvre. Je ne trouve pas forcément qu’il y fait la morale. Il aborde plein de sujets différents, qui sont d’ailleurs souvent repris par les médias. À l’occasion, il redevient même un peu piquant -comme quand il demande qu’on arrête de lui parler de Bukowski, qu’il a toujours détesté. Il est encore capable de lâcher des petites piques, comme quand il passait son temps à dézinguer les Red Hot Chili Peppers en interview. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui, il est moins le prêtre un peu effrayant qu’un aumônier doucereux chez qui on vient se confesser, pour forcer le trait. Il est surtout devenu spécialiste du deuil. Une sorte de gourou spirituel, c’est vrai. Mais comment lui en vouloir?

En outre, cette mutation était déjà en cours. “Un album comme Push the Sky Away, où les guitares sont quasi absentes, a marqué un tournant.” De grand échalas punk énervé, Nick Cave est donc passé au statut de chanteur presque “classique”. Aussi parce qu’il a senti que le rock en tant que hurlement protestataire était vain? “Sans doute, oui. Plus qu’un rockeur, il est aujourd’hui un auteur à la manière d’un Leonard Cohen, un artiste total, homme de la Renaissance hyperproductif, qui est actif dans le cinéma, écrit des livres, etc.”

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