Le pétaradant compositeur yougoslave revient avec un album aux parfums forts, Alkohol, enregistré live dans les Balkans. Boire ou chanter, il ne faut pas nécessairement choisir…

C’était en 1995. On avait vu à la télévision les images d’hommes décharnés et les snipers de Sarajevo. La Yougoslavie était à genoux devant la tyrannie des nationalismes et des seigneurs de guerre. On rencontrait Goran Bregovic pour la première fois, en terrain neutre, à Stockholm. Tard dans la nuit, l’interview avait lieu dans un restaurant ex-yougoslave, croate certainement, serbe peut-être: les branches jumelles de la même histoire déchirée et la synthèse de la vie de Goran Bregovic, né en 1950 à Sarajevo, de mère serbe, de père croate. En Occident, l’ancienne pop-star du groupe Bijelo dugme (1), devient célèbre grâce à sa B.O. du Temps des gitans de Kusturica présenté à Cannes en 1989: Bregovic saisit là une nouvelle forme de mélancolie, festive, venue de l’Est. Dans la capitale suédoise, le musicien, fatigué par le vent des mauvaises nouvelles, noyait son spleen dans l’alcool blanc, disant quand même:  » Un jour la guerre s’arrêtera et on regardera en arrière. A ce moment-là, on gardera peut-être deux ou trois choses de cette période: les films d’Emir (Kusturica), mes musiques ». A l’époque, il ne pouvait pas savoir qu’il enregistrerait douze ans plus tard dans son propre pays démembré mais pacifié, un album rendant hommage à sa musique et à son alcool de prune…

En prélude à l’album Alkohol, Goran écrit cette histoire:  » Ma mère a divorcé de mon père, parce que comme la plupart des officiers, il buvait trop de sljivovica. Après qu’elle l’eut quitté, il est rentré en cure de désintox. Il n’a plus bu pendant quinze ans. Ma mère est morte d’une leucémie (…) Après sa mort, mon père est retourné dans son village, à la frontière hongroise et a planté des vignes qui donnaient mille litres de vin par an. Il a survécu à ma mère pendant vingt ans et a bu ces mille litres plus ou moins tout seul…« .

Focus: en prenant connaissance de l’histoire de tes parents, on ne s’étonne pas que tu aies fait ce disque…

Goran Bregovic: l’histoire de mes parents, c’est aussi une grande histoire d’amour, mais je ne m’en suis rendu compte qu’à l’âge de quarante ans. L’unique endroit où je bois, c’est sur scène. Dans mes contrats, il est précisé qu’il me faut une bouteille de Jack Daniels. Pour moi, le concert, c’est comme la fête, c’est très joyeux.

Tu allais voir ton père et ses vignes? Le vin désinhibait-il les conversations?

Tu sais, mon père était un homme simple, il était colonel de l’armée yougoslave, on parlait de tout et de rien mais il jouait du violon, des chansons à boire, qui inventaient des tas de grossièretés (rires). Aujourd’hui, mon père est mort et j’ai hérité de ses vignes.

En ex-Yougoslavie, la musique est-elle indissociable du plaisir et de l’alcool?

Je viens d’une culture où tout est exagéré, et qui consomme cet alcool de prune, la sljivovica, pas très bien distillé. Une partie de notre inexplicable folie vient de siècles passés à boire cet alcool primitif. Comme compositeur, je viens d’une tradition où tout a été fait pour l’alcool. Nous n’avons pas de musique classique: quand Monteverdi écrivait son premier opéra, nous avions un ins-trument garni d’une seule corde pour accompagner les récits épiques de la guerre contre les Turcs.

L’album est enregistré à Guça, une localité de Serbie qui chaque année, organise une compétition de fanfares sur fond de viande grillée et de sljivovica…

Oui, des fanfares gitanes en compétition: deux de mes musiciens y ont gagné des prix. J’ai décidé d’y jouer un répertoire qui, habituellement, est celui de l’échauffement, pas du concert proprement dit: quelques traditionnels et mes anciennes chansons de rock’n’roll. Quand j’ai vu les images après, j’ai compris que j’étais presque saoul à la fin du concert et me suis dit que le concert pouvait être un soundtrack pour boire…

D’où vient cette façon extraordinaire de faire sonner les cuivres?

C’est une tradition assez « Frankenstein », vestige de la guerre contre les Turcs qui nous ont occupés pendant cinq siècles. Ils jouaient une musique militaire, chargée de tambours, qui faisait vraiment peur et poussait les soldats à aller se faire tuer. Comme antidote, les peuples de Yougoslavie ont acheté des instruments en Allemagne et les ont donnés aux gitans, qui étaient les seuls à pouvoir apprendre à s’en servir en une après-midi!

Est-ce que les gens ont continué à écouter toutes ces musiques pendant la guerre de Yougoslavie?

Mais oui. Ce sont des temps où la musique devient peut-être plus importante qu’en temps de paix. En 2005, j’ai réuni mon ancien band, Bijelo dugme, pour trois concerts. A Sarajevo et Zagreb, on a fait soixante-quinze mille personnes à chaque fois, les billets ont été vendus en une journée. Comme à Belgrade, où il y a eu plus de deux cent cinquante mille spectateurs: tout le monde avait besoin de se retrouver et de chanter ensemble. C’était un moment rare. J’avais arrêté le groupe parce qu’à la fin, à partir de 1988, les drapeaux de Serbie ou de Croatie sortaient en masse… Sans la guerre qui m’a obligé à partir à l’étranger, à Paris, j’aurais arrêté la musique: j’avais déjà préparé ma retraite, une maison sur une île croate….

L’alcool est-il bon pour la créativité?

Je ne sais pas. A dix-huit ans, j’étais à Naples et je prenais du LSD, je n’ai jamais été très enthousiaste vis-à-vis de l’alcool, peut-être à cause de mon père. J’aime l’idée de discipline au travail: dans mon atelier de Belgrade, on commence la journée à dix heures du matin, on a un break pour déjeuner et on continue jusque 18 heures. On boit une sljivovica avant de manger parce que chez nous, c’est la place de l’alcool fort. Pour moi, ce disque enregistré en ex-Yougoslavie, c’est le signe que la guerre est vraiment finie.

(1) entre 1974 et 1989, Bregovic a été le guitariste et le principal compositeur de ce groupe rock extraordinairement populaire en ex-Yougoslavie.

Alkohol chez Universal

Entretien Philippe Cornet

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