En Ukraine, la musique fait front

Anton Pushkar (Love’n’Joy, au centre): “Pour l’instant, ça chante pas mal en ukrainien. Les artistes veulent s’adresser à ceux qui traversent cette guerre avec eux. Mettre en évidence la vraie culture ukrainienne réprimée par l’Union Soviétique et l’Empire russe depuis tant d’années, de décennies et de siècles.” © yve
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Le 9 mai, à l’occasion du 9e Europe Day, l’Ancienne Belgique mettra en lumière la jeune scène d’Ukraine. L’occasion de faire le point sur sa situation, le rôle de la musique et de ceux qui la font dans un pays occupé.

Dans quelques jours, l’AB braquera ses projecteurs sur la scène musicale ukrainienne. L’affiche de la soirée a été concoctée par Vlad Yaremchuk. Programmateur du festival Atlas (le plus grand du pays) et de la salle de Kiev qui porte le même nom, Vlad consacre pour l’instant l’essentiel de son temps à Music Saves UA. Une initiative lancée par l’Ukrainian Association of Music Events, elle-même créée pendant le confinement pour interpeller le gouvernement sur l’état du secteur. Music Saves UA organise notamment des concerts et des collectes de fonds. Elle centralise les bénéfices des tickets et des donations, les transforme en colis de nourriture ou s’en sert pour permettre des évacuations. “On a commencé, la deuxième semaine après l’invasion, par transformer le club Atlas en hub humanitaire. On a un tas de volontaires qui travaillent nuit et jour, gèrent les aides, les distribuent… Dès avril et mars 2022, au-delà de Kiev, on a commencé à aider Boutcha et Irpin. Et lorsque les combats se sont intensifiés à l’est, on a ouvert un autre hub dans la ville de Dnipro.

Vlad Yaremchuk (Music Saves UA): “À chaque concert, il y a une minute de silence. À chaque concert, on se dit qu’on est là parce que des gens sont en train de nous défendre et de se sacrifier. Pour nous permettre de rester libres, et tout simplement d’exister.”
Vlad Yaremchuk (Music Saves UA): “À chaque concert, il y a une minute de silence. À chaque concert, on se dit qu’on est là parce que des gens sont en train de nous défendre et de se sacrifier. Pour nous permettre de rester libres, et tout simplement d’exister.” © dr

Quand la contre-offensive a commencé, Music Saves UA a aidé à évacuer les civils. Plus de 20 000 personnes jusqu’ici. Et après le 10 octobre, quand les bombardements massifs se sont écrasés sur les grandes villes toutes les semaines, que les black-out se sont multipliés, elle a aidé avec des points de charge, des générateurs et de quoi garder les gens au chaud. “On est tous des gens de l’industrie musicale. Quand tu bosses sur des festivals et ce genre de choses, c’est très similaire à une crise humanitaire. C’est le chaos. Tu as plein d’imprévus, tu as toujours un tas de trucs à régler en même temps. Pour être honnête, ça nous semblait une évidence. Ça avait du sens. On est là. On est des locaux. On sait ce qu’on fait. Et on va plus vite que les plus grosses fondations. On connaît notre pays. On sait comment il fonctionne.”

À l’AB, il y aura trois artistes ukrainiens (The Lazy Jesus, Ragapop, Cepasa) et un panel. Une récolte de fonds a déjà été lancée pour envoyer des provisions principalement à Kherson. “On n’a pas nécessairement besoin de beaucoup de moyens. Quand on évacuait les gens par exemple, ça ne coûtait que 10 euros par personne. On veut montrer comment la musique peut faire la différence. Mais aussi ce qu’est notre scène musicale. Exposer nos artistes qui jouent à l’étranger, parler de ceux qui ont décidé de s’enrôler et de se battre, qui au lieu de faire de la musique risquent leur vie au combat. De gens qui parfois sont d’ailleurs déjà morts…

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Opérations caritatives et vidéos éducatives

Notre scène musicale est très diversifiée, explique Alona Dmukhovska, co-fondatrice de Music Export Ukraine, une organisation visant à aider les artistes ukrainiens à se construire une carrière internationale. On a des artistes de pop et de rock qui jouaient dans des stades de 60 000 personnes, comme Okean Elzy, les Coldplay de chez nous. On a du rap, comme Kalush, qui a remporté l’Eurovision l’année dernière (la compétition aura lieu à Liverpool mais un village ukrainien est prévu), ou Alyona Alyona, qui a déjà participé au festival de professionnels Eurosonic. Mais les choses qui marchent le mieux à l’international sont liées à des sous-genres. Je pense à DakhaBrakha, qui fait du folk traditionnel, tourne aux États-Unis et s’est produit sur la scène principale de Glastonbury. On a aussi une scène underground et metal qui rencontre du succès à l’étranger. Jinjer a ouvert pour Slipknot en Europe l’an dernier. On blague ici sur le fait que Napalm Records, qui est l’un des labels les plus influents au monde dans le domaine, a le monopole sur notre rock dur. Il a par exemple signé 1914, qui fait du death metal, ou le groupe de progstoner Stoned Jesus.”

Pendant la pandémie, certains avaient rebaptisé Kiev le nouveau Berlin. “La scène électronique et techno s’est développée dans les zones industrielles du pays. Et alors que beaucoup de clubbers ukrainiens prenaient l’avion en direction de Berlin le temps d’un week-end juste pour faire la fête, la situation s’est inversée pendant le confinement parce que nous n’avions pas des mesures aussi restrictives qu’ailleurs.

Alona Dmukhovska (Music Export Ukraine): “Après les concerts, les spectateurs européens vont souvent à la rencontre des artistes ukrainiens pour les questionner, leur apporter leur soutien.”
Alona Dmukhovska (Music Export Ukraine): “Après les concerts, les spectateurs européens vont souvent à la rencontre des artistes ukrainiens pour les questionner, leur apporter leur soutien.” © DR

Avant de bosser dans la musique, Vlad, qui n’a que 26 ans, était un grand fan de drum’n’bass et d’électronique anglaise. Dès que la guerre a éclaté, il a eu l’idée d’une compilation. “J’avais déjà vu ce genre d’initiative pour la Palestine. En six jours, avec des potes, on a créé le disque Together with Ukraine, qu’on a sorti sur Bandcamp. Il y a 136 chansons exclusives. Tous les bénéfices ont été envoyés à la Croix-Rouge ukrainienne. Pas à la Croix-Rouge internationale, qui a été une grande déception pour tout dire. On l’a sorti le jour du Bandcamp Friday pour choper les 15% supplémentaires et on a figuré en tête du top Bandcamp pendant plusieurs semaines. Ça avait déjà permis de se sentir mieux. Utile à tout le moins.”

Les premières semaines ont été très étranges pour tout le monde. “Chacun se demandait quoi faire, reprend Alona. On ne s’attendait pas à ce que ça dure si longtemps. On se disait que rapidement le monde entier se rendrait compte et que tout ça, cette situation absurde, s’arrêterait. On est quand même au XXIe siècle…

Les musiciens, les artistes, les gens de la culture en général ont vite compris le rôle qu’ils pouvaient jouer. “Notamment par leur présence et leur puissance sur les réseaux sociaux, poursuit Alona. Ils se sont rendu compte qu’ils pouvaient faire la promo de collectes de fonds par exemple. Ils ont éduqué et informé leurs fans. Parce que la Russie a beaucoup investi dans des campagnes de désinformation. Ces artistes ont représenté l’Ukraine. Ils ont raconté notre version de l’histoire. Je pense notamment à Stoned Jesus, qui a abattu un boulot incroyable avec des vidéos éducatives qui expliquaient une situation très compliquée à comprendre. À cause de la désinformation mais aussi du peu de ressources en anglais sur notre pays. Leur chanteur est interprète. Et donc, de manière très simple et didactique, il a éclairé.” Quitte à mécontenter certains fans et followers fatigués de la guerre et de toutes les infos négatives qui l’accompagnent. “Certains ne veulent sans doute pas entendre la vérité. Mais on a beaucoup d’autres exemples d’artistes qui sont devenus nos ambassadeurs. C’est fondamental quand un conflit s’éternise. Ils ont une voix et une opportunité spéciale de parler aux gens à travers leur culture, leur personnalité. La musique est parfois plus forte et puissante que les relations diplomatiques.

Prendre les armes?

C’est assez triste et désespérant à souligner, mais la scène ukrainienne, malgré son “mustache funk” des années 60 et 70, n’a jamais rencontré autant de succès qu’aujourd’hui. Au niveau international, la guerre lui offre une attention dont elle n’avait jamais bénéficié. “On en a tout à fait conscience, commente Alona. Mais pour l’instant, c’est du caritatif. Ce ne sont pas les artistes qui en profitent.”

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Anton Pushkar, le chanteur de Love’n’Joy, 35 ans, est basé à Berlin pour l’instant. C’est la ville de son tourneur et son nouveau bassiste est allemand. Mais il n’y passe pas énormément de temps. Il enchaîne les concerts pour la cause. Love’N’Joy a terminé d’enregistrer son dernier album à Kiev trois jours avant que la guerre éclate. “Je bossais dans mon studio d’enregistrement 15 heures par jour. Je n’ai compris ce qui se passait qu’à travers des amis. Des gens en dehors de l’Ukraine, d’Angleterre, d’Allemagne, qui nous demandaient quels étaient nos plans. Je n’y croyais pas et j’ai eu tort. Il faut être vigilant quand tu as un voisin si dingue et si armé.

Anton a d’abord rejoint sa famille dans l’ouest du pays, là où vivent ses grands-parents. “On y est restés quelques mois. C’était plus calme et relativement sûr. Avec nos amis, on s’est mis en tête de créer Musicians Defend Ukraine (qui aide les musiciens partis au combat). Prendre les armes a été une option pour tout le monde. Est-ce que je dois le faire maintenant? Est-ce que je dois le faire plus tard? Est-ce que j’aurais dû me préparer? Au début, j’ai regardé des vidéos sur comment l’armée fonctionne. Je n’y connaissais rien. J’ai pris soin de ma grand-mère qui venait de choper le Covid. On a décidé de faire quelque chose, mais pas en participant à une guerre. On a essayé d’utiliser nos connexions en Europe et dans la musique. Le ministère de la Culture nous a dit: “Partez en tournée, faites la promotion de l’Ukraine, élevez les consciences.” Ce qu’on a fait en collectant de l’argent. Personnellement, on ne s’en fait pas trop pour le moment. Juste assez pour payer ce qui doit l’être.

Love’n’Joy se bat avec la musique. Là où certains amis musiciens (même son de cloche dans l’équipe d’Atlas) se sont portés volontaires et sont partis au front. “Ils servent dans l’armée et l’une des régions les plus dangereuses. On a par exemple collecté de l’argent pour acheter une ambulance et évacuer les blessés des premières lignes. On est contents d’aider comme on le peut.

Flexibilité et résilience

Au pays aussi, les musiciens ukrainiens sont plus écoutés que jamais. La musique russe y a pris un méchant coup dans l’aile.Pourquoi écouterait-on la musique d’artistes qui financent les bombes susceptibles de faire exploser nos maisons dans le quart d’heure?, questionne Alona, qui appelle à regarder les événements culturels, politiques et sociaux des 100 dernières années pour comprendre.

La Russie a toujours tout entrepris pour absorber notre musique et notre culture, explique Vlad. Si tu décidais de chanter en russe, tout te devenait accessible. Tu avais de l’argent, des opportunités. La Russie est un marché gigantesque qui a conscience de son poids. Son gouvernement savait très bien ce qu’il faisait. Aujourd’hui, on embrasse notre identité. On redécouvre notre culture. On la réimagine. C’est très excitant.”

La musique ukrainienne a grandi et est quelque part devenue virale. SadSvit, un mec de 18 ans complètement inconnu avant la guerre, compte maintenant des millions d’écoutes sur Spotify avec du post-punk poppy en ukrainien. “Il y a plein d’artistes qui n’existaient pas ou qui n’avaient jamais rien sorti avant 2022 et qui maintenant rencontrent un large public. Grâce au streaming, des jeunes arrivent à battre des dinosaures indéboulonnables depuis 20 ans.

Si la plupart des musiciens et des artistes en Ukraine essaient d’utiliser leur créativité pour collecter de l’argent afin de soutenir l’armée et le pays en général, le rappeur Viacheslav Drofa s’est inspiré pour ses paroles de ses passages sur les lignes de front où il a livré des munitions. “Les soldats russes boivent de la vodka, nous faisons de la musique, déclarait-il à AP lors d’une interview depuis son appartement de Kiev, où il enregistre de la musique, stocke ses armes et son matériel militaire. Plusieurs de ses textes auraient été écrits en premières lignes, parfois en se mettant à l’abri des bombardements et des frappes aériennes russes. Il les aurait encodés sur son téléphone avec la lumière de l’écran baissée au maximum pour ne pas attirer les tirs.

Dès le début de l'invasion russe, la salle de concert Atlas à Kiev s'est muée en hub humanitaire.
Dès le début de l’invasion russe, la salle de concert Atlas à Kiev s’est muée en hub humanitaire. © DR

L’art est, comme partout et comme souvent, un reflet de ce qu’on vit, poursuit Alona. Pendant les premiers mois, 99% des chansons évoquaient la guerre ou ce que ressentaient les gens. Maintenant, ça change un peu. Tout le monde veut avancer, entendre parler d’autres sujets.

À Kiev, les concerts ont repris depuis un bout de temps. Vlad confirme: “L’été a été relativement calme à Kiev et à l’ouest. Malgré les couvre-feu, les restrictions, les sirènes qui retentissaient tout le temps, il y avait des concerts et des événements. C’est à partir du 10 octobre que ça s’est compliqué.” “Suite aux bombardements ciblés et réguliers des Russes, on s’est retrouvés avec des problèmes d’électricité, explique Alona. Mais on a appris comment faire des concerts sans. Et les salles comme les clubs et les restaurants se sont équipés de générateurs. Il y a eu pas mal de concerts dans les stations de métro aussi. Parce que c’était protégé, sous terre. Je pense que X Factor ou The Voice y a tourné des émissions.”

Lumière des briquets, a cappella, électro et musique de club en journée pour permettre de rentrer avant le couvre-feu… Lorsque les alarmes sonnaient, tout le monde partait se réfugier dans les abris, obligatoires à proximité des lieux d’événement. Les Ukrainiens sont un exemple de flexibilité et de résilience.On avait aussi une application de l`État qui alertait quand des missiles avaient été lancés en direction de l’Ukraine. Les gens savaient que les roquette étaient susceptibles de les frapper, disons, dans 25 minutes. “Ah! 25 minutes, on a encore le temps d’aller se chercher un sandwich!”On ne peut pas être constamment mort de peur et sur le qui-vive. On a appris les procédures, ce qu’on devait faire dans telle ou telle situation. Il y a aussi cette idée qu’il faut vivre et qu’il faut vivre maintenant parce qu’il n’y aura peut-être pas de demain.

Vlad sait que Music Saves UA a beaucoup de travail qui l’attend. “Quand ça ira mieux, on aidera à reconstruire les infrastructures culturelles. Les salles, les écoles de musique, les théâtres. Je pense qu’on sera encore là pendant de nombreuses années.

Music saves Ukraine, le 09/05 à l’Ancienne Belgique, Bruxelles.

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