Laurent Raphaël

Édito: L’insurrection qui vient

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Trop bruyante, trop impétueuse, trop libre, trop versatile, trop mouvante, trop sanguine, trop influençable, trop passionnée, trop molle, trop sensible, la jeunesse est un aimant qui attire la limaille des adjectifs de toutes les couleurs, de tous les calibres. Faute de pouvoir la cerner, on la cantonne dans une sorte de no man’s land sociologique, une zone franche où elle peut s’ébrouer sans trop peser sur les affaires du monde.

Tout bénéfice en apparence pour les premiers concernés qui peuvent essayer différentes personnalités sans avoir à payer au prix fort les pots cassés -les fameuses erreurs de jeunesse…-, avant de se choisir un costume idéologique sur mesure, un point d’amarrage solide et d’intégrer le grand barnum des adultes où les attendent si pas une place garantie dans l’univers du travail, du moins l’espoir d’un avenir climatisé.

Voilà pour le schéma classique, celui qui fonctionnait du temps de nos grands-parents et auquel on se réfère toujours plus ou moins consciemment alors qu’il ne correspond plus du tout à la réalité. Un peu comme un code de la route inventé à l’époque de la diligence et qu’on aurait oublié d’amender quand Henry Ford a jeté sur les routes des voitures par centaines de milliers. Du coup, on s’étonne, ou on feint de s’étonner, de voir ce magma en fusion sortir du rôle qui lui a été assigné pour venir, parfois violemment, demander des comptes à ses aînés. Car contrairement à ce que laisse entendre le « contrat » qui maintient les nouvelles générations en quarantaine, la promesse tacite d’une vie ouverte une fois l’âge tendre révolu ne tient plus. Le philosophe français Alain Badiou, qui publie ces jours-ci La Vraie vie. Appel à la corruption de la jeunesse (Fayard), ne dit pas autre chose quand il pointe dans Télérama la « grande désorientation que vit la jeunesse« , ajoutant que « celle-ci, depuis les années 1980, a progressivement vu se clôturer l’horizon des possibles« .

Quand on est face à un mur, on peut essayer de le démonter, façon Les Indignés ou Nuit Debout, en proposant une autre architecture pour la maison qui brûle, on peut aussi, si cette solution soft ne mène nulle part, décider de faire voler en éclat l’ouvrage, quitte à y laisser des plumes. C’est la tentation extrême, plus romantico-punk que nihiliste finalement, qui travaille aujourd’hui une frange de la jeunesse désenchantée. Un mal-être radical, qui appelle un traitement de choc, dont se fait l’écho Bertrand Bonello dans Nocturama, film captant le cri de ressentiment qui monte et culmine dans une explosion de violence au message flou, esquissant par ce geste artistique une sorte de matrice théorique du nouveau désordre mondial. Il y a quinze ans, le réalisateur avait déjà pris le pouls de cette sève contestataire, dans Le Pornographe. La réponse était alors le silence, comme pour préserver un filet d’espoir, laisser la porte du dialogue des générations entrouverte. L’heure n’est plus au compromis, ainsi qu’il l’explique dans l’interview qu’il nous a accordée (lire le Focus du 2 septembre prochain): « Le monde a beaucoup changé, et ma manière de proposer ce ressenti aussi. On a assisté à une augmentation en tension, en étouffement, dans cette dureté de climat. L’idée poétique que j’avais à l’époque ne suffit plus aujourd’hui. »

Entre un retour u0026#xE0; la tradition forcu0026#xE9;ment frelatu0026#xE9; et inadaptu0026#xE9; et une soumission au dieu argent, la jeunesse pourrait bien choisir une troisiu0026#xE8;me voie…

La frustration est d’autant plus vive, et la brûlure de l’injustice insupportable, que le capitalisme s’est servi de cette jeunesse pour rendre plus attractive son grand bazar. Le fleuve qui charrie sa vitalité, son allégresse, sa promesse d’éternité a été détourné de son lit pour irriguer les cultures intensives de la mondialisation. La société impose les codes de l’adolescence, en vante les vertus et les charmes, mais ne laisse que des miettes à ses locataires, pire, les prive même des dividendes futurs de cette utilisation abusive de son image puisque la machine qui régit la course folle a, comme un iPhone, une durée de vie limitée. « Les grands repères de la tradition sont détruits, regrette Badiou, mais sans que la société en propose de nouveaux à la place. De nouvelles jouissances, oui, mais pas de nouvelles valeurs. Tout s’est dissous dans la fascination pour la marchandise, dans ce que Marx appelait les « eaux glacées du calcul égoïste« . » Entre un retour à la tradition forcément frelaté et inadapté et une soumission au dieu argent, la jeunesse pourrait bien choisir une troisième voie qui devrait nous effrayer -nous effraie déjà- et nous obliger à nous interroger fissa sur la folie qui nous guette avant qu’il ne soit trop tard.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content