Du Règne animal au dernier Miyazaki: on a parlé cinéma avec l’anthropologue Philippe Descola
Certains films seraient-ils en train de sortir des schémas traditionnels « naturalistes » séparant « nature » et « culture » ? Certains autres films sont-ils déjà profondément animistes ? Après la sortie du Règne animal de Thomas Cailley et avant celle de Le Garçon et le Héron de Hayao Miyazaki, on fait le point avec l’anthropologue français Philippe Descola.
“La nature n’existe pas.” C’est ce que l’anthropologue français Philippe Descola a découvert en vivant parmi les Achuar de la Haute Amazonie, en se rendant compte que ceux-ci ne dressaient pas de barrières entre humains, animaux, plantes et esprits. La nature est une production sociale et notre dualisme nature/culture n’est pas une vision du monde universelle. De cette expérience et de ses recherches ultérieures, Descola a dégagé quatre “mondiations”, quatre processus de “composition des mondes”: animisme, comme chez les Achuar; totémisme, typique des Aborigènes d’Australie; analogisme, propre à la Renaissance européenne ou à la pensée aztèque; et notre naturalisme donc, grand désenchantement du monde thématisé à partir du XVIIe siècle. Une grille de lecture particulièrement intéressante pour décrypter quelques films récents.
Le Règne animal, sorti la semaine dernière, parle d’une famille dont la mère a été touchée par une épidémie de métamorphoses transformant les humains en animaux sauvages. Peut-on considérer ce scénario comme une sorte de faille dans notre vision du monde naturaliste?
Philippe Descola: Depuis son émergence, de nombreux récits viennent miner, de façon souterraine, la domination du naturalisme: des œuvres littéraires, des œuvres d’art, des figurations, des œuvres cinématographiques qui permettent d’imaginer que soit possible un autre monde que celui dans lequel nous vivons. Un monde dans lequel il y a une forme de continuité entre les humains et les autres-qu’humains -ça me gêne de parler d’“animaux” parce que nous sommes des animaux nous aussi. Le type de métamorphose dans ce film est hérité de la tradition grecque, celle d’Ovide: le passage soudain d’un être humain à une forme animale ou végétale dans laquelle il se trouve enfermé ou figé du fait des actions qu’il a accomplies. La métamorphose animiste est quelque chose de différent: c’est le fait de pouvoir adopter d’autres points de vue sur un être selon que l’on entre en contact avec son intériorité, que l’on communique avec lui dans des rêves, dans des transes hallucinatoires, ou que l’on s’intéresse à sa dimension physique. La métamorphose n’est jamais définitive dans l’animisme. On est dans un monde où les apparences sont trompeuses, où derrière un corps on n’est jamais sûr de savoir quel est l’être qui est présent, puisque les corps sont des vêtements qui viennent recouvrir des intériorités et dont on peut changer, dans certaines circonstances, à sa guise.
L’œuvre du cinéaste japonais Hayao Miyazaki (Mon voisin Totoro, Princesse Mononoke, Le Voyage de Chihiro), dont le dernier film, Le Garçon et le Héron, sort le 1er novembre, fait-elle partie de ces récits “qui minent la domination du naturalisme”?
Philippe Descola: C’est très présent chez Miyazaki et ce n’est pas complètement surprenant dans la mesure où le shintoïsme japonais est assez proche de l’animisme tel que je le conçois: c’est un monde dans lequel tous les êtres, y compris certains artefacts, ont une subjectivité. On peut communiquer avec eux, le monde est plein d’esprits. Il n’y a pas de nature chez Miyazaki, il y a des êtres qui ont des constitutions différentes et qui par-delà leurs différences de forme arrivent à communiquer et à entretenir des relations antagoniques, ou au contraire de coopération ou d’amitié. Les Japonais tirent orgueil du fait d’avoir des relations avec les autres-qu’humains différentes de celles qui ont cours en Occident. Le paradoxe est que ça ne les empêche pas de vivre dans un monde industrialisé, avec une exploitation des ressources quelque fois très destructive, mais qui est perçue par beaucoup de Japonais comme étant contraire à l’ordre des choses.
Quand des films d’animation de l’écurie Disney font parler des animaux, ou des objets comme dans Toy Story ou Cars, peut-on parler d’animisme?
Philippe Descola: La différence entre Disney et Miyazaki, c’est que Disney prolonge précisément la parabole ou le conte, qui est une forme narrative issue de l’analogisme. L’analogisme, qui a été dominant et a exercé un rôle très important pendant le Moyen Âge et une partie de la Renaissance, consiste à établir des liens de correspondance entre des éléments du monde, par exemple le corps humain et des éléments du cosmos. Dans la parabole et le conte, il s’agit de faire intervenir des non-humains, que ce soit des plantes, des animaux ou des artefacts, en leur faisant jouer un rôle moral. Le résultat est qu’ils délivrent des messages qui nous sont adressés à nous, humains. Ces hybridations sont très intéressantes. Elles montrent que le naturalisme est infiltré de toutes parts par des positions qui lui sont extérieures, puisque chacun d’entre nous peut être animiste dans certaines circonstances, ou analogiste, ou totémiste. Ce ne sont pas des bocaux hermétiques.
« Traiter des éléments non-humains comme des sujets est un art très particulier »
Que penser alors de ces deux films récents, Cow, documentaire d’Andrea Arnold sur le quotidien d’une vache laitière, et Eo, drame de Jerzy Skolimowski dont le personnage principal est un âne?
Philippe Descola: Traiter des éléments non-humains comme des sujets est un art très particulier, qui commence à se développer dans le cinéma et qui va à l’encontre d’une tradition d’anthropomorphisation des animaux dans l’art qui s’est développée en particulier au XIXe siècle -je pense par exemple à la peintre Rosa Bonheur. Traiter un animal comme un sujet, ça ne consiste pas à l’anthropomorphiser, mais à montrer qu’il a un point de vue propre sur le monde et qu’il agit dans ce monde avec une certaine forme de libre arbitre. Par exemple, Leviathan, de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, est un documentaire sur un bateau de pêche où le chalutier et les actions des humains sont filmés du point de vue des poissons qui sont pêchés. Ça change complètement la nature du film.
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Ces nouveaux récits peuvent-ils nous aider à penser le monde autrement?
Philippe Descola: Je crois que oui. Les filtres ontologiques au moyen desquels nous percevons des mondes contrastés ne procèdent pas d’une théorie explicite, ce sont des choses qu’on acquiert au fil de la socialisation. On devient animiste parce qu’on a écouté des récits de chasse, des récits de rencontres avec des esprits, etc. Il en est de même pour un naturaliste européen qui aura peu à peu fortifié la séparation qui existe entre lui et les non- humains. Les récits qui visent à ébranler cette séparation sont importants pour sinon transformer complètement notre vision naturaliste, en tout cas pour nous amener à nous poser des questions.
Philippe Descola
1949 Naissance à Paris.
1976-78 Travail de terrain avec Anne-Christine Taylor chez les Jivaros Achuar.
1993 Publication des Lances du crépuscule (Plon).
2000 Obtient la chaire d’Anthropologie de la nature au Collège de France.
2005 Publication de Par-delà nature et culture (Gallimard).
2022 Publication d’Ethnographies des mondes à venir, avec Alessandro Pignocchi (Seuil).
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