Denis Villeneuve et ses six années passées dans le désert de Dune
Le monumental Dune: Part One n’était visiblement qu’un tour de chauffe. AvecDune: Part Two, l’adaptation du classique de la SF dystopique de Frank Herbert passe à la vitesse supérieure. Interview exclusive avec l’auteur de cette prouesse, Denis Villeneuve.
Fallait-il qu’il y ait encore des vers de sable de 400 mètres de long? Après Dune: Part One, le réalisateur canadien Denis Villeneuve (Sicario, Arrival, Blade Runner 2049) n’a pas hésité. Bien sûr qu’il en fallait! Il n’en était alors qu’à la moitié de son adaptation de Dune, le classique de SF dystopique signé Frank Herbert qui renverse les lecteurs depuis 1965 et sur lequel les légendes du cinéma Alejandro Jodorowsky et David Lynch se sont cassé les dents. Mais Warner Bros. voulait d’abord voir si le public aurait vraiment envie de science-fiction sombre et grandiose -un Star Wars pour adultes, un Game of Thrones dans l’espace- avant de débourser, selon les estimations, 122 millions de dollars pour envoyer Timothée Chalamet et Zendaya une deuxième fois dans le désert, avec dans leur sillage une équipe d’artistes et de techniciens oscarisés.
Ce que Villeneuve ne pouvait pas prévoir, c’est que la sortie du premier volet coïnciderait avec une pandémie. Heureusement, le public semble avoir apprécié ce récit se déroulant sur une planète désertique colonisée, abordant des thèmes aussi sérieux que l’écologie, le capitalisme extrême, la politique et la religion. Surtout quand un bataillon d’acteurs de premier plan (Chalamet, Zendaya, Rebecca Ferguson, Christopher Walken, Oscar Isaac, Austin Butler, Florence Pugh, Lea Seydoux, Stellan Skarsgård, Charlotte Rampling, Jason Momoa, Javier Bardem) doit faire de son mieux pour ne pas faire pâle figure à côté de vers de sable, d’ornithoptères, de paysages à couper le souffle et d’autres décors et accessoires qui vous laissent bouche bée.
Malgré la baisse mondiale de la fréquentation des cinémas et l’hyperventilation des plateformes de streaming, Dune: Part One a rapporté 402 millions de dollars. Dune: Part Two (lire la critique ici) a reçu le feu vert et surpasse le premier volet avec une intrigue plus claire, des scènes d’action encore plus titanesques et une introduction plus dynamique.
Le lendemain de la présentation du film à Paris, c’est un Denis Villeneuve épuisé que l’on retrouve à l’hôtel Bristol. Cela fait six ans non-stop qu’il travaille sur ce projet. “Nous avons sans doute commencé Dune: Part Two un peu trop tôt. Comme la période était très difficile pour les cinémas, nous n’avons pas eu le choix et nous avons passé beaucoup de temps à faire la promo de Dune: Part One dans les médias. ça s’est enchaîné directement avec la saison des Oscars, qui ressemble beaucoup à une campagne politique. Je voulais continuer à peaufiner à la préparation du deuxième volet, mais j’ai dû me consacrer à tout ça.”
Cette campagne a été couronnée de succès. Dune: Part One a remporté six Oscars dans les catégories techniques.
Denis Villeneuve: Je ne remets pas cette campagne en question mais ça explique pourquoi j’étais en mode survie. La fin de la campagne des Oscars 2021 a coïncidé avec le démarrage de Dune: Part Two. Je n’ai pas eu un instant de répit. Heureusement, j’ai eu le grand privilège de travailler avec une équipe extraordinaire. Timothée et tous les autres étaient super motivés et leur énergie a été contagieuse. Mes batteries étaient vides au début du tournage, ce qui n’est pas idéal pour un film aussi ambitieux, mais les acteurs m’ont donné le carburant dont j’avais besoin.
Timothée Chalamet était encore tout jeune lorsque vous lui avez confié le rôle de Paul Atréides. En décembre de l’année prochaine, il fêtera ses 30 ans. Avez-vous vu une évolution chez lui?
Denis Villeneuve: Timothée avait 23 ans la première fois et c’était l’un des rares jeunes acteurs sur le plateau. Il était entouré de gens grisonnants. Et c’était sa première expérience sur une production de cette ampleur. Il devait encore se découvrir en tant qu’acteur. Mais en arrivant sur le tournage de la deuxième partie, il avait déjà trouvé beaucoup de réponses. Ses racines s’enfonçaient plus profondément dans le sol. Il était plus fort, plus confiant, plus mature. Non seulement ça a été un privilège de voir Timothée devenir adulte devant la caméra, mais ça correspondait aussi merveilleusement à la trajectoire de son personnage.
Paul Atréides doit piloter des vers de sable d’un demi-kilomètre de long. Comment avez-vous abordé cette scène?
Denis Villeneuve: Ça a surtout demandé beaucoup de temps. Chaque plan est un énorme défi sur le plan technique et a exigé une longue préparation. Par manque de temps, nous n’avons pu faire de la recherche et du développement qu’au moment du tournage. Des scènes de grand spectacle comme celle-là sont un plaisir à réaliser, mais nous nous sommes inutilement compliqué la tâche. Quoi qu’il en soit, tout s’est bien passé, et nous pouvons être fiers de nos vers de sable.
Vous ne vous facilitez pas non plus les choses en optant au maximum pour des décors naturels. Pour les scènes de désert, vous avez tourné à Abu Dhabi et dans les Émirats arabes unis, dans une chaleur intense et alors que le sable peut-être catastrophique pour le matériel. Pourquoi cet aspect est-il si important pour vous?
Denis Villeneuve: Le livre de Frank Herbert aborde plusieurs sujets, mais surtout l’impact des écosystèmes sur les humains. Les écosystèmes obligent les personnages à adopter certaines stratégies de survie. C’est donc cela qu’on veut montrer, de la manière la plus puissante et la plus large possible sur grand écran. L’étendue des images est d’une importance capitale. Il faut régulièrement montrer que les personnages ne sont que de minuscules fourmis par rapport à leur environnement. Et on ne peut pas y arriver en restant loin des vrais lieux, du vrai sable, de la vraie lumière, de la vraie chaleur, des vrais couchers de soleil. Et en fait, je ne peux pas faire autrement. J’ai beaucoup d’admiration pour les réalisateurs qui savent utiliser un green screen. Moi je ne maîtrise pas cette technologie, je viens du monde du documentaire. J’ai besoin de la réalité, de la vraie vie, pour pouvoir mettre quelque chose en images.
On vous reproche parfois de prendre la science-fiction très au sérieux. Quel est, selon vous, le plus grand atout de la SF?
Denis Villeneuve: La science-fiction permet de réfléchir à toutes sortes de choses sans devoir se limiter. Je crois que c’est un exercice bénéfique de se projeter dans l’avenir, d’imaginer notre monde dans le futur. La science-fiction, y compris la science-fiction dystopique, est une façon de nous projeter dans l’avenir. C’est plus important que jamais, car nous vivons une époque très incertaine, nous sommes confrontés à d’énormes défis. Je ne vous apprends rien en disant ça. Et la science-fiction permet aux cinéastes de s’emparer de sujets complexes qu’on ne pourrait pas, ou difficilement, aborder dans des films réalistes.
Comme l’un des thèmes principaux de Dune: la religion?
Denis Villeneuve: Exactement (rires). Grâce à la science-fiction, je peux mettre les gens en garde contre les dangers de la religion sans heurter les croyants. C’est magnifique. Parce qu’il ne s’agit pas d’une religion réelle, mais d’un culte inventé par un écrivain. La religion est l’un des grands sujets de Frank Herbert. Ses livres sont un avertissement: il faut se méfier des figures messianiques et d’un culte qui déraille. Dune explore les dangers du fanatisme et de la trop grande concentration de pouvoir chez une seule personne.
Qu’avez-vous aimé dans ces livres lorsque vous étiez enfant?
Denis Villeneuve: J’ai été particulièrement frappé par cette idée d’un garçon qui trouve son identité dans une culture totalement différente de celle dans laquelle il a grandi. La façon dont Frank Herbert s’inspire de la biologie m’a également beaucoup impressionné. Il décrit des écosystèmes qui n’existent pas réellement, mais qui sont très riches et convaincants. Il y a 60 ans, il soulignait déjà l’impact de l’environnement sur les gens, la culture et les coutumes. J’ai aussi été fasciné par les Fremen, par leur révolte, leur culture, leurs techniques de survie.
Vous avez laissé entendre que vous arrêteriez après un éventuel troisième film, une adaptation de Dune Messiah. Mais il y a plus de livres de Dune qu’il n’en faut pour toute une franchise cinématographique. Seriez-vous d’accord que la production s’engage dans cette voie sans vous?
Denis Villeneuve: C’est une bonne question. Mais je viens de passer six ans de ma vie sur Dune: Part One et Dune: Part Two. Je ne dis pas ça avec rancoeur, au contraire, je me sens chanceux. J’ai vu un de mes rêves se réaliser. Mais six ans de Dune, ça fait vraiment beaucoup de sable (rires). Il y a longtemps, on m’a donné ce conseil que j’ai toujours suivi: ne jamais choisir un nouveau projet quand on doit encore commencer le tournage d’un autre film. Car on ne sait jamais comment on sortira d’un projet de film. La plupart du temps, vous êtes une personne différente. Vous avez vécu de nouvelles expériences, vous avez appris de nouvelles choses, vous avez vieilli. Par conséquent, vous avez de nouveaux désirs, de nouveaux rêves et de nouveaux besoins.
Cela veut-il dire que vous avez encore des doutes sur Dune Messiah?
Denis Villeneuve: Je pense que ça a du sens de faire un troisième film. J’aime l’idée d’une trilogie Paul Atréides et j’ai énormément aimé le livre Dune Messiah. Mais ne me demandez pas de retourner dans le désert le mois prochain. J’ai vraiment besoin d’une pause. Un de vos collègues vient de me demander le titre de mon prochain film. J’ai répondu par une blague: mon prochain projet s’appelle Sleeping in Canada. J’ai besoin de rentrer chez moi pour me reposer, méditer et réfléchir tranquillement à la suite. Je peux toutefois confirmer que Dune Messiah est déjà un work in progress. Un de mes amis travaille déjà dessus. Mais le projet a encore besoin de beaucoup d’attention de ma part. Et je ne peux pas lui accorder cette attention pour le moment.
Vous sentez-vous sous pression?
Denis Villeneuve: Je suis sûr d’une chose: je ne vais pas me précipiter. Je déteste l’idée de mettre un projet sur les rails avant même que le scénario ne soit terminé. C’est la pire chose qui puisse arriver à un film. Pourtant, c’est souvent le cas à Hollywood. Les livres suivants de Dune sont devenus plus étranges et plus complexes. Très intéressants à lire en tant que fan, mais beaucoup plus difficiles à adapter. Mais c’est un peu fou de parler déjà de ça maintenant. Nous verrons où j’en serai après Dune Messiah. D’ici là, j’aurai passé dix ans sur Arrakis. C’est assez long. J’ai encore beaucoup d’autres histoires en moi. Il y a encore tant de choses que j’aimerais essayer.
Pensez-vous que le cinéma a besoin de films à grand spectacle comme Dune pour survivre aujourd’hui?
Denis Villeneuve: Ce n’est pas tant ce dont le cinéma a besoin, c’est ce que le cinéma est. Et il ne s’agit pas de la taille du projet mais de la volonté et de l’ambition d’exister sur grand écran et donc de penser en fonction de ça. Ça vaut aussi pour un film minimaliste. Il faut simplement penser différemment selon que l’on travaille pour un écran comme ça (il montre son téléphone), ou pour un écran Imax, ou pour un écran adapté au format 70 mm. Je suis très attaché à la notion de film en tant qu’événement vécu en groupe. Je suis accro au puissant sentiment d’immersion que l’on peut ressentir dans un cinéma. Pour moi, c’est la façon ultime de vivre un film. Et je suis loin d’être le seul à le penser.
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