Décryptage: punchlines, la théorie du K.O.

Cardi B: "Faites plus que les gars avec qui vous pensiez vouloir être." © Getty images
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Emblématique du rap, la punchline semble rythmer le discours dans toutes les strates et tous les domaines de la société. Politique, sport, télévision, réseaux sociaux… Deux professeurs de philosophie et de linguistique décryptent cette communication qui prend les gants.

« La France de Jean-Luc Mélenchon, c’est l’Afghanistan à deux heures de Paris« , balançait fin janvier Éric Zemmour sur le plateau de Cyril Hanouna. Des propos pas spécialement étonnants venant du polémiste et candidat d’extrême droite certes. Mais une nouvelle sortie qui confortait cette désagréable impression que la campagne pour l’élection présidentielle de l’autre côté de la frontière ressemble de plus en plus à une somme de petites phrases qui font polémique. « Zemmour a été le premier à dire en 2007-2008 que le rap était une sous-culture d’analphabètes. Mais qu’est-ce qu’il fait si ce n’est produire des phrases répugnantes, choquantes et reprendre de manière non artistique une forme verbale qui correspond beaucoup à cet art qu’il décrie?« , questionne le professeur agrégé et docteur en philosophie Daniel Adjerad, auteur d’un essai sur les punchlines qui paraît ces jours-ci aux éditions Le mot et le reste.

Ce qui circule, c’est la petite phrase. Ce qui est court. On en perd tout ce qui a autour.

Daniel Adjerad

Qu’on le veuille ou non, la phrase choc est devenue un des moyens de communication prédominants à l’ère des réseaux sociaux. Ces temps où on s’exprime par tweets et posts Facebook. En 140 caractères et deux phrases péremptoires. Des sportifs aux politiciens en passant par les stars de cinéma, de la télé et tous ceux qui recherchent le buzz de la célébrité, tout le monde s’y est mis. « Je préfère regarder la peinture sécher que de te voir jouer au tennis. » « Je ne connais pas bien la Ligue 1. Mais la Ligue 1 sait qui je suis (…) Je vais habiter dans la Tour Eiffel et me rendre aux entraînements en parachute. » Nick Kyrgios (au sujet de Casper Ruud) et Zlatan Ibrahimovic (lors de son arrivée au PSG) sont même des spécialistes de la discipline. « La punchline s’est généralisée, oui, mais sans toute sa dimension artistique. Là, on parle du pire. Souvent juste d’un bon mot, une attaque, une saillie. Un ensemble de provocations rhétoriques. Le problème, c’est quand une chose qui a été pensée comme un art est transportée dans une sphère où elle n’est plus pertinente. C’est le point négatif des formes de communication médiatique aujourd’hui. Ce qui circule, c’est la petite phrase. Ce qui est court. On en perd tout ce qui a autour. Ce n’est pas pensé pour être riche, équivoque, avoir plein de sens. C’est vraiment pris dans le sens le plus basique de la phrase qui choque, qui outre. La punchline peut devenir une tyrannie quand elle est appliquée dans une logique qui n’est pas la sienne. »

Eminem:
Eminem: « Je prie pour que Dieu me réponde, peut-être devrais-je demander plus gentiment » (Rock Bottom).© Getty images

Ritualisation

En 2022, alors que les anglicismes sont légion dans les dictionnaires, que le rap est le style de musique le plus populaire au monde (à tout le moins chez les jeunes) et que la phrase cinglante est devenue en ligne l’affaire de tous, la punchline n’a toujours pas fait son apparition dans le Larousse. Tout au plus la trouve-t-on dans sa version bilingue anglais-français et une traduction vieillotte « fin (d’une plaisanterie) » renvoyant à son passé comique. En 2016, l’Académie française a même demandé qu’on n’utilise plus le mot. Elle recommande l’expression « phrase choc », « énoncé coup de poing », « chute conclusive »…

« Le rap est encore assez peu étudié. En France en tout cas. Des gens s’y intéressent mais pas tant que ça. C’est sans doute lié au fait qu’on ne l’a pas encore complètement pris en compte avec sérieux comme forme artistique, explique Daniel Adjerad. La punchline, au sens donné par le rap, je dirais que c’est un énoncé, une phrase, une riposte qui a pour objectif de frapper, d’affecter un auditeur. Si ces énoncés sont frappants, je pense, d’un point de vue philosophique, c’est parce qu’ils sont riches. Souvent d’ailleurs, on ne les comprend pas à la première écoute. Ils abritent une multiplicité de sens, souvent des jeux de mots. Ils peuvent reposer sur plusieurs significations mais aussi des intonations, des rimes, des allures différentes. Beaucoup d’éléments participent de la richesse du son qui nous frappe. »

« La punchline est une petite phrase mémorable. Avec une dimension performative dans la communication, poursuit Laurence Rosier, professeure de linguistique, de didactique et d’analyse du discours à l’ULB, qui s’intéresse depuis de nombreuses années à la citation et à l’insulte. L’idée quand on parle de chute, c’est normalement de clouer le bec à l’adversaire. La punchline s’inscrit selon moi dans le cadre de la ritualisation d’une parole qui peut devenir agressive. Le sociologue William Labov a étudié le phénomène dans les ghettos noirs américains en montrant comment les battles permettent de dire un tas de choses qui sinon ne seraient pas permises. Concernant les mères notamment. » Cadrée, mise en forme, la punchline même très insultante est acceptée. Elle attrape une dimension esthétique, une valeur ludique et poétique.

Mohamed Ali:
Mohamed Ali: « J’étais si rapide la nuit dernière que j’ai éteint la lumière dans ma chambre d’hôtel et je me suis retrouvé dans le lit avant qu’il fasse noir. »© Getty images

Il n’en va pas toujours ainsi. Si on remonte le fil de l’Histoire, les rappeurs d’hier comme d’aujourd’hui, américains mais aussi français, mènent tout droit aux rings de boxe et à l’incroyable répartie (certains diront grand gueule) de Mohamed Ali. Une caractéristique pour laquelle le plus grand boxeur de tous les temps a souvent été critiqué. Lui qui humiliait ses adversaires en conférence de presse. « Il faut être un as pour me battre. Je suis sûr de moi. J’ai disputé plus de 200 combats et je suis aussi joli qu’une fille. » Et n’hésitait pas à emmener son sens de la formule sur le terrain politique. « Je ne ferai pas 16.000 kilomètres pour tuer des gens qui ne m’ont jamais traité de nègre » (justification à son refus de combattre au Viêtnam).

Dans le documentaire Ali Rap, plusieurs rappeurs et rappeuses font du boxeur un précurseur de leur art. Il se dit que Kool Herc, qui a lancé le mouvement hip-hop dans le Bronx, faisait tourner en boucle des combats du champion pendant ses sessions. Ali est cité dans Rapper’s Delight du Sugarhill Gang souvent considéré comme le premier titre du genre à avoir conquis une renommée internationale. Et dans son ouvrage Sweat the Technique, le pionnier du concept de la punchline rapologique Rakim confesse s’être inspiré de Cassius Clay pour découvrir de nouvelles manières de détruire tous ses opposants. Il ne considère d’ailleurs pas ses propres punchlines comme des blagues mais comme des coups verbaux.

Rakim
Rakim© getty images

Mohamed Ali n’aurait pas inventé le rap mais le rap se serait inventé grâce à lui. « Rakim commence à utiliser le terme en 1987 avec toutes les significations qu’on lui prête aujourd’hui, reprend Daniel Adjerad. Cette idée de boxe, de coup, de mettre l’autre au tapis. La première fois où il l’emploie, c’est dans une chanson où il dit: « Je ne suis pas une blague:. Je ne suis pas un comédien. Mais je fais des punchlines. » Il se pose par opposition aux comiques. » L’assertion est tout sauf anecdotique. « Ça tape, ça frappe, ça claque, ça tabasse… Il y a 10.000 expressions pour qualifier cette expérience de l’auditeur de rap liées à l’idée de s’être fait taper dessus. Je le vois aussi dans mon essai comme un truc de philosophie esthétique. Qu’est-ce que que ça peut vouloir dire de boxer ou de se faire boxer avec les mots? Mais quand je me suis demandé d’où débarquait ce terme punchline très présent dans les médias, je me suis vite rendu compte qu’il venait à la base de la sphère de la comédie, des sketches, des saynètes comiques. »

Tout est dans tout. À l’heure actuelle, l’humoriste Ricky Gervais a à ses yeux un usage très offensif et offensant de la blague. « Quand il présente les Golden Globes, il boxe. Il boxe les célébrités. Il faut que ce soit court, que ce soit percutant. Ça devient moins des sketches que des suites de phrases qui, comme pour les rappeurs, doivent coucher l’adversaire. »

Ricky Gervais:
Ricky Gervais: « Je bois autant que le premier venu… Sauf si le premier venu c’est Mel Gibson. »© Getty images

Professeurs Punchline

À y regarder de plus près, la punchline est vieille comme le monde. « Elle n’est qu’une déclinaison « moderne » des formes brèves qui existent depuis des siècles dans la littérature, la philosophie, la musique, analyse Laurence Rosier. Je pense aux aphorismes, aux épitaphes, aux épigraphes, aux blagues, aux piques. Il existe toute une tradition. Les petits poèmes en prose, les nouvelles en trois lignes, les traits d’esprit, les micro récits. » Rosier évoque les épigrammes de Martial, les maximes de La Rochefoucauld, les impromptus de Voltaire, les aphorismes de René Char. « L’idée de punchline a aussi été reprise par des philosophes. Schopenhauer disait: « Quand on est à cours d’argument, utilisons une bonne grossièreté. » Il y a de ça. L’idée que ce qui compte, c’est la réponse. C’est de tenir le crachoir, le haut de l’art oratoire et de l’éloquence. »

Quand on est à cours d’argument, utilisons une bonne grossièreté.

Schopenhauer

En ce qui concerne le domaine politique, la linguiste épingle des liens avec l’insulte, le mépris. « À l’époque révolutionnaire, l’ordurier devient un genre politique. On fait des espèces de grosses sorties très triviales dans les assemblées pour montrer le changement de régime par le changement de langage. La valorisation de la citation est aussi liée à la fin du XVIIIe à la notion de droit d’auteur. C’est devenu aujourd’hui -les boîtes de com le savent bien- la petite phrase qu’on peut appeler dérapage mais qu’on fait circuler. Il y a des incarnations de valeur qui se font par ces petites sorties. En politique, elles peuvent être des perfidies, des bons mots mais elles sont à double tranchant. »

Seth Gueko qui a intitulé un de ses albums Professeur Punchline en 2015 insiste sur la dimension offensive et offensante du terme. Rapper ne consiste pas seulement à jongler de manière sophistiquée avec l’équivocité des mots. Il convient plutôt, dit-il, de percuter avec une patate de forain. D’Eminem à Booba en passant par Cardi B, la punchline déchaîne l’irascibilité et reflète l’héritage d’un quotidien brutal. Le rappeur choisit de provoquer en constatant « lyricalement » les violences qu’il subit. Culture clash? « Dans Can’t Stop Won’t Stop qui retrace l’Histoire du hip-hop, Jeff Chang montre que le rap a une double origine, tempère Daniel Adjerad. On s’affrontait entre MC’s lors de battles certes mais le rappeur était aussi là pour animer. Ses premières phrases devaient frapper le public. Le mettre en transe. Le faire s’amuser. Cette double dimension me semble importante. On parle toujours du rap comme combat, combat contre la société notamment. Mais il y a aussi le côté art de la joie. On fait la fête même si rien ne va. »

Booba
Booba© Getty images

Appauvrissement?

La punchline en se généralisant s’est-elle imposée comme un mode de pensée? Contribue-t-elle, justement, à son appauvrissement? Laurence Rosier n’envisage pas du tout les choses sous cet angle catastrophiste. « Les modalités technologiques sculptent nos genres de discours. La brièveté, l’immédiateté, l’impact sont au coeur de la communication d’aujourd’hui. Et les formes brèves ont forcément une tendance à être stéréotypées et caricaturales. D’un côté, elles peuvent contenir la sagesse des nations, expression qu’on utilise pour qualifier le savoir des proverbes, mais on sait que si on dit les choses en peu de mots, elles vont avoir une valeur générique et donc parfois caricaturale. Parce qu’on n’est plus dans la finesse et la nuance. Toutefois, les punchlines servent à capter l’attention. Derrière, il y a souvent des discours nuancés et argumentés. Les grandes oeuvres ont aussi circulé par citation. L’idée est après de retourner aux sources. »

Les punchlines servent à capter l’attention. Derrière, il y a souvent des discours nuancés et argumentés.

Laurence Rosier

Si dans le rap, la punchline s’est un temps à un tel point imposée qu’elle s’est vidée de son sens, a provoqué le rejet voire le dégoût, l’énoncé frappant est revenu dans le coup. Le vieux Eminem a un petit côté gardien du temple, cerbère de la phrase qui tue. Il ne comprend pas qu’on puisse abandonner ce qui fait l’essence de son art et a d’ailleurs une dent contre le mumble rap. Ce sous-genre de la trap qui n’articule pas mais maugrée, grommelle, bredouille. Se contente de marmonner des textes simplistes et souvent inintelligibles. « Le rap est un domaine avec ses révolutions artistiques. C’est un consensus minimal sur le fait qu’on va frapper avec des mots sur de la musique qui tape. Mais derrière, le champ est libre, note Adjerad. Le mumble rap est un sacré doigt d’honneur à la vieille génération. C’est comme les peintres qui faisaient leur truc nickel en atelier avec leurs modèles et ont vu arriver des petits jeunots qui peignaient dehors en deux secondes avec leurs chevalets. Les anciens pétaient un câble. « C’est pas fini ton tableau. C’est une esquisse. » Ici, c’est pareil. Le yaourt, c’est un truc préparatoire normalement. Mais certains rappeurs restent dessus parce qu’il met en avant d’autres dimensions. »

L’évolution de la punchline est une histoire de synthèses, de mélanges. L’opposition aux mumblers n’est d’ailleurs plus si tranchée qu’il y a quelques années. Peut-on utiliser le terme de punchline pour quelque chose qu’on ne comprend pas? « Je pense que oui, conclut l’auteur de Punchlines. C’est une intonation, une cadence. C’est frappant d’un point de vue sonique. Le rap est un art du son. Mais c’est une question de terminologie. Si certains comme Eminem n’en démordent pas, tu peux aussi prendre en compte les innovations. Ce sont des nouvelles couleurs dans la palette. »

Punchlines, de Daniel Adjerad, éditions Le Mot et le Reste, 114 pages. ***(*)

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