Deconstructeam: rencontre avec le trio de développeurs qui secoue le jeu vidéo d’auteur
Résolument littéraire, la Deconstructeam secoue le jeu vidéo d’auteur depuis dix ans. Le trio espagnol de développeurs déploie un don d’observation de l’espèce humaine qui jongle entre questions de genre, créativité artistique, éthique d’I.A. et néolibéralisme. Rencontre avec Jordi de Paco, la plume derrière le très prometteur The Cosmic Wheel Sisterhood.
Ranger sa chambre avec un plaisir maladif dans Unpacking, vivre un déménagement poétique avec Last Call, ou encore cuisiner par webcam interposée avec sa grand-mère coincée en Chine sur Nainai’s Recipe: le confinement a eu un sérieux impact créatif dans la sphère indé du jeu vidéo. Si ses jeux hyper narratifs ne tournent pas directement autour du Covid, la Deconstructeam n’a pas attendu la pandémie pour transformer les méandres de notre psyché en trips ludiques uniques. Transhumanisme, dysphorie, harcèlement moral, santé mentale, néolibéralisme, sexualité… Forts d’une quinzaine de jeux marquants, Jordi de Paco, Marina González et Paula Ruiz, les trois piliers du collectif, se hissent parmi les meilleurs indés de ces dix dernières années. Leur dernière création, TheCosmic Wheel Sisterhood, prévu pour cet été, assied ce statut, cartes de tarot en mains.
“J’ai tendance à être rationnel. Avant, je ne comprenais donc pas pourquoi autant de gens autour de moi -que je respecte intellectuellement- étaient à ce point dans l’ésotérisme, note Jordi de Paco, narrative designer et creative director de la Deconstructeam. J’ai finalement été converti en comprenant que les personnes qui pratiquaient assidûment le tarot ne le faisaient pas forcément pour une histoire de superstition, mais que c’était une manière singulière de se connecter à leurs propres pensées mais aussi à leurs amis.”
L’Espagne cultive une longue histoire de traditions ésotériques, mystiques et occultes alimentées par son riche patrimoine culturel mauresque et catholique. Créé à Valence, TheCosmic Wheel Sisterhood s’ajoute à ce paysage en enfilant le chapeau de Fortuna. Cette sorcière condamnée à vivre pendant un millénaire dans un petit deux-pièces dérivant dans l’espace finit par invoquer le mystérieux Abramar pour se libérer de sa peine. Le duo finira par créer un jeu de tarot. Déballées pour prédire l’avenir des personnages (non-joueurs) croisés en route, ces cartes influencent les issues du récit. Abramar -seul protagoniste masculin du jeu- étant persona non grata chez les potes “macralles” de Fortuna, le schisme pointe à l’horizon.
La main dans la main, ou presque
“The Cosmic Wheel Sisterhood gravite autour de l’idée de communauté, poursuit Jordi de Paco. D’autres sujets comme la responsabilité personnelle et l’identité en découlent. Nous voulons pousser le joueur à se demander qui il est et comment il interagit ou pas avec son groupe. Tout ça nous a amenés à parler des divergences qu’il peut exister au sein d’un même camp. Notre société se polarise aujourd’hui de manière extrême. Du féminisme à la politique, ça peut mener à la rupture de certaines communautés. Les jeux de tarot, les sorcières et la magie étaient des prétextes parfaits pour en parler.”
Dans une première phase, The Cosmic Wheel Sisterhood demande de façonner des cartes entre air, terre, feu et eau qui constitueront les “decks” utiles lors des différents dialogues du jeu. Un éditeur basique façon Paint pour Windows 3.1 permet d’agencer les éléments d’illustration sur chacune d’elles. L’appropriation et le plaisir tournent à bloc, d’autant que les références visuelles hétéroclites -la Bible, les mechas et la pop culture- y dansent dans un délicieux pixel art. Ces agencements aux airs de carte postale Clip Art déterminent comment chacune des cartes sera interprétée lorsqu’on la brandira en pleine interaction et à quel point son impact sera positif ou négatif sur la narration.
Brutalement, le récit de The Cosmic Wheel Sisterhood atterrit dans un flash-back aux airs de road-movie avec Patrice et Eva, les deux meilleures amies de Fortuna. “J’aime basculer en permanence entre les deux récits, à la manière de l’univers extrêmement onirique de La Tour sombre de Stephen King, qui revient sans cesse vers un New York réaliste, précise Jordi de Paco. Cet ancrage dans le réel nous permet de glisser des éléments de la vie quotidienne pour parler de sexe, de santé mentale et de pensées suicidaires. Il était important pour nous de mixer tous ces éléments avec humour car nos relations en regorgent, sans même qu’on s’en aperçoive.”
Alors que le trio d’amies discute de la maîtrise de l’orgasme féminin, le jeu demande de garnir une pizza pour l’équipée. Une des protagonistes avait préalablement mentionné être vegan. L’oublier et mettre du salami se solde par une remarque et des regrets pour le gamer. Cette subtile sensibilisation ne punit pas ce dernier car Cosmic ne “retient” pas ses décisions narratives pour le mettre face à des conséquences à la manière des récits de David Cage. Une attitude “assez condescendante”, avoue Jordi de Paco.
Le ton décalé des échanges de Cosmic Wheel et son art de la composition picturale renvoient directement à un autre jeu de Deconstructeam, Eternal Home Floristry. Il y a deux ans, ce jeu qui s’inspire de l’art floral japonais ikebana suivait la singulière reconversion d’un ex-tueur à gages auprès du fleuriste attitré des gangs d’une mégapole. À essayer d’urgence (gratuitement), ce titre s’inscrit dans la galaxie d’une douzaine de courts point & click fascinants. À l’instar d’Interview with the Whisperer, qui questionne la foi humaine via l’interview d’un vieil homme qui prétend avoir construit une radio lui permettant de parler à Dieu. Le thème de la santé mentale revient aussi dans Behind Every Great One, narrant le harcèlement quotidien, lent et presque invisible d’un artiste envers sa muse d’épouse.
“La philosophie et l’éthique me tiennent à cœur. Je ne suis pas très féru de grande littérature mais plutôt de bandes dessinées, de nouvelles et d’essais. À ce titre, L’Art du Game Design de Jesse Schell m’a particulièrement guidé. Ce dernier pousse les game designers à observer la nature, notamment le comportement complexe des oiseaux et leurs interactions avec leur environnement, poursuit Jordi de Paco. L’ouvrage The Weird and the Eerie de Mark Fisher résonne également beaucoup dans mon travail. Cet auteur se demande comment l’étrange et le sinistre affectent notre perception esthétique, notamment de la littérature et du cinéma. Cet essai qui plonge dans le bizarre a directement alimenté la dysmorphie du corps et l’idée de perception de soi de notre jeu 11:45 A Vivid Life.”
Le naturalisme magique de la Deconstructeam s’inscrit dans un courant de jeux indés récents fascinés par la littérature. La multiplicité des points de vue de parfaits inconnus de Kentucky Route Zero de Cardboard Computer renvoie à William Faulkner. What Remains of Edith Finch s’imprègne lui de réalisme magique pour brosser le portrait d’une famille via treize histoires touchantes traversant les générations. Ian Dallas, son créateur, s’est inspiré du Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez. Entre science et poésie, la plume ludique d’Italo Calvino cimente, pour sa part, Braid et The Witness, les deux œuvres principales du cultissime Jonathan Blow. Mais aussi, Saturnalia de Santa Ragione (un autre grand nom indé) et Genesis Noir, un trip cosmogonique halluciné sur fond de jazz new-yorkais. Sans oublier, If on a Winter’s Night, Four Travelers de Laura Hunt et Thomas Möhring. D’autres influences comme celle de Bertolt Brecht se ressentent aussi dans The Fallen, un shooter évoquant le conflit ukrainien avant la guerre lancée par Poutine.
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Sex, lies and video games
Plume acérée du jeu vidéo, Jordi de Paco insiste souvent dans sa ludographie sur “une présence féminine et queer très forte”. Les questionnements d’identité de genre transparaissent d’ailleurs de son 11:45 A Vivid Life, un jeu nous glissant dans la peau d’une jeune femme persuadée que son squelette n’est pas le sien. Certes moins militante que le Dys4ia d’Anna Anthropy, cette approche découle d’une réflexion intime de Jordi sur son orientation sexuelle qui viendra peser sur la narration. “Ado, j’étais assez basique. J’aimais les filles sexy dans les jeux vidéo. Mais en 2014, il y a eu ce scandale à l’E3 de Los Angeles. Des voix y dénonçaient le nombre excessif de protagonistes masculins dans les jeux vidéo. J’étais effaré de voir que des gens se plaignaient de ne pas avoir suffisamment d’héroïnes dans Assassin’s Creed par exemple. En essayant de défier -avec une certaine haine- ceux qui remettaient en question mon univers gaming hétéronormé, j’ai finalement fini par devenir bisexuel, se souvient Jordi de Paco. Cette rage m’a poussé à faire des jeux différents, avec plus de personnages aux identités sexuelles hétéroclites. Ça ne relève pas que de l’activisme. Mes univers sont aussi devenus plus riches.” Madeleine de Proust parfois patriarcale perpétuant certains travers sexistes du gaming des 80’s et 90’s, le pixel art est alors détourné à des fins d’inclusivité par la Deconstructeam. Son imposante et iconoclaste ludographie, où Marina González œuvre aux illustrations et Paula Ruiz à la musique, s’explique aussi par le dynamique de couple de ce trio polyamoureux. Dans les faits, Marina, Paula et Jordi sont loin d’être moralisateurs. Leur propos coule naturellement dans des récits prenants, à la manière de l’amour au féminin de Last of Us Part II. Mais le trio ne se limite pas à ce sujet.
Jeu au format long sorti voici cinq ans, The Red Strings Club ouvrait les portes d’un cocktail club entre transhumanisme, lavage de cerveau, intelligence artificielle et mixologie. Planté dans un monde où les robots s’humanisent et où l’humanité suit le chemin inverse, son récit se dévorait littéralement et posait des questions vertigineuses. Un fabricant a-t-il le droit de modifier un produit après l’avoir vendu? Supprimer la dépression clinique de notre société va-t-elle forcément la déshumaniser? Plongé dans un futur noir où la multinationale Supercontinent projette de lobotomiser la planète via son “Bien-Être Public Généralisé” (BPG), le jeu annonçait littéralement les questions posées aujourd’hui par ChatGPT et Midjourney.
“Depuis que ChatGPT est là, je lui parle tous les jours! Il soulève des problèmes éthiques et légaux mais je n’ai pas l’impression qu’il vole réellement des choses à l’humain. Je le vois plus comme un copilote qui me permet de me contredire, d’être mon propre Socrate, note Jordi de Paco. Je lui demande par exemple d’analyser mes rêves, mais aussi son avis sur des scènes de The Cosmic Wheel Sisterhood. Au final, c’est comme avoir une conversation avec un subconscient collectif. Cette impression de parler à toute l’humanité en même temps est effrayante d’un point de vue éthique mais l’émerveillement garde le dessus, pour le moment.”
L’obsession de la communauté de The Cosmic Wheel Sisterhood vient clairement d’un manque de contacts sociaux et d’un enfermement qui a sévèrement affecté le trio de la Deconstructeam pendant le confinement. Vivre, travailler et avoir une relation amoureuse dans l’environnement clos de leur petit appartement de Valence relevait de la traversée de l’enfer. Attaques de panique, crampes et phobies des ordinateurs ont gelé sa création pendant un an. De Tres al Cuarto est né du désir de s’en sortir. Ce “jeu de la guérison” caste un duo de comédiens de stand-up paumés essayant de retrouver l’inspiration. Ce dernier se glissait dans Essays on Empathy, une compilation aux airs de bilan rassurant pour ces derniers. “The Cosmic Wheel Sisterhood est le résultat de deux projets différents collés l’un à l’autre. Je me souviens exactement de la phrase du jeu sur laquelle je m’étais arrêté. Elle est restée suspendue pendant un an, ça a été bizarre de reprendre après, conclut Jordi de Paco. Habituellement, le travail permet de faire une pause saine dans ta relation amoureuse mais notre configuration ne le permet pas. Le confinement qui nous empêchait d’aller voir ailleurs, pour respirer, a dynamité tout ça. Au final, on reste proches et c’est un miracle qu’on soit restés ensemble.” Un exploit qui, à l’image de leur talent intact, relève sans nul doute de la sorcellerie.
The Cosmic Wheel Sisterhood, édité par Devolver Digital et développé par Deconstructeam, âge: 16+, disponible cet été sur PC et Nintendo Switch.
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