David Robert Mitchell: « Under the Silver Lake est ma vision personnelle de l’histoire de Los Angeles »
David Robert Mitchell, le réalisateur virtuose de It Follows, signe un film noir labyrinthique se déployant dans les profondeurs de la Cité des Anges et de la pop culture sur les pas d’un privé incertain. Brillant.
Dans le paysage du cinéma américain contemporain, David Robert Mitchell fait figure de surdoué, statut enviable forgé en deux longs métrages à peine, The Myth of the American Sleepover, variation finaude sur le « teen movie » qui le révélait en 2010, et surtout It Follows, relecture stratosphérique du film d’horreur unanimement plébiscitée, de la Semaine de la Critique au festival de Deauville et au-delà. Bercé à la cinéphilie, le réalisateur poursuit aujourd’hui, avec Under the Silver Lake, son exploration du cinéma de genre -option film noir cette fois, dont il propose une déclinaison labyrinthique, plongeant dans les méandres de Los Angeles (et s’inscrivant ainsi dans la lignée féconde du polar angelino, celle courant du Grand Sommeil à Chinatown et jusqu’à Nightcrawler, parmi beaucoup d’autres) comme dans ceux de la pop culture, sur les pas d’un apprenti-privé incertain -Andrew Garfield, idéalement à côté de ses pompes, imaginez un croisement entre le Marlowe du Privé de Robert Altman et le Doc Sportello de Inherent Vice de Paul Thomas Anderson… « J’apprécie énormément de genres de cinéma différents, observe Mitchell, installé sur une terrasse cannoise, le visage barré de Ray-Ban Aviator. Mon long métrage précédent était un film d’horreur, le premier un récit initiatique. Je tente, en explorant ces genres, de me poser de nouveaux défis, et de me faire un peu peur, en me colletant avec des choses que je n’ai pas encore tentées. Je ne voudrais pas me cantonner à un seul type de film, et le film noir est un genre m’ayant toujours procuré énormément de plaisir. »
Pour le coup, le cinéaste s’essaie donc à un genre hyper-balisé, a fortiori dès lors qu’il s’inscrit dans une géographie urbaine dont le cinéma hollywoodien a usé et abusé. Postulat que cet Angelino d’adoption (il est né à Clawson, dans le Michigan, en 1974) retourne à son profit, saturant certes son film de citations -qui constituent pour ainsi dire un jeu de pistes souterrain au sein du sac de noeuds de l’intrigue-, mais au service d’une vision éminemment personnelle de la Cité des Anges, déployée à l’été 2011 dans le quartier gentrifié de Silver Lake. C’est peu dire que le film est un pur produit du cadre fantasmatique que reste, à bien des égards, L.A. -« Under the Silver Lake est ma vision personnelle de l’histoire de Los Angeles -une histoire qui, selon moi, se prête à être contée par le prisme du genre policier: piscines ensoleillées, ombres obscures, passages secrets, jeunes filles de bonnes familles, meurtres mystérieux… L’imagerie iconique d’une ville bâtie sur des rêves et des images animées. » Et d’expliquer encore, s’agissant du pouvoir de fascination de la Mecque du cinéma: « Il y a de nombreux éléments. Pour beaucoup de gens, L.A. représente la connexion avec l’idée qu’ils ont de leurs rêves, c’est fondamentalement ce dont il retourne. L’endroit est magnifique, le temps y est superbe et il y a ce lien indéfectible avec le cinéma et son histoire, qui n’a cessé d’attirer tellement de gens désireux de s’y accomplir. Cette histoire, de même que la manière dont la ville a été idéalisée mais aussi montrée sous une face plus sombre dans les films y participent. »
L’idée du film, David Robert Mitchell raconte l’avoir eue lors d’une discussion fortuite avec son épouse: « J’étais dans une phase d’écriture assez obsessionnelle, planchant sur une série de scénarios, lorsque ma femme et moi avons entamé une conversation en avisant les villas perchées sur les collines de Los Angeles, et en nous demandant ce qu’il pouvait vraiment s’y passer. Voilà comment tout a commencé, et tout le reste est venu à la suite, le scénario prenant forme comme dans un rêve fiévreux. » Ou comment aller gratter au-delà des apparences, l’un des nombreux leitmotive du film, qu’il s’agisse de s’aventurer sous la surface plane des eaux du lac lui donnant son titre, de déflorer la réalité d’une ville où cohabitent les extrêmes, ou de questionner le sens caché des choses, le tout mixé dans un horizon volontiers fantasmatique -autant que celle de Hitchcock, cité, de Rear Window à la partition « herrmannienne » de Disasterpeace, l’influence du Lynch de Mulholland Drive est ici patente, inspirations que le réalisateur reconnaît d’ailleurs bien volontiers « parmi un million d’autres choses… »
Remise en question
Au coeur de la démarche du cinéaste, on trouve encore la pop culture dans laquelle nous baignons, et dont le film est comme saturé, en établissant une sorte de cartographie subjective, allant par exemple de Jayne Mansfield à Kurt Cobain. Observation culminant dans la scène, hallucinante, du compositeur, qui pourrait en résonner comme l’oraison funèbre s’il n’y avait la distance caustique -le film est aussi affaire de clins d’oeil- que veille à maintenir un Mitchell peu enclin aux conclusions hâtives. « La pop culture serait-elle morte? Cela ne correspond pas à 100% à mon ressenti, mais c’est en tout cas une perspective intéressante. Le personnage qu’interprète Andrew Garfield découvre, au gré du film, que les choses qui comptent à ses yeux sont fausses, que tout ce à quoi il accorde un prix se trouve remis en question. » On y verra le produit, fantasmé ou réel, de la confusion ne cessant de l’habiter, et dont l’origine est laissée à l’appréciation du spectateur, le mystère constituant l’ADN même d’un film dans lequel il est tentant, néanmoins, de voir, parmi un faisceau d’interprétations, une réflexion sur son médium. « Qu’en serait-il si ce qui nous tient à coeur s’avérait n’être qu’un mensonge? Cette question me touche à un niveau personnel, parce que j’ai décidé de vouer mon existence à la création artistique et au cinéma. C’est du divertissement, bien sûr, mais c’est également de l’art à mes yeux. Et je suis donc tiraillé par un conflit intérieur, où j’essaye de faire quelque chose qui soit sincère en soi, tout en sachant qu’il y a là aussi une facette déplaisante, voulant qu’il s’agisse également de vendre quelque chose, et partant de commerce. Mon film découle de ce genre de considérations, et d’un milliard d’autres… »
Niveaux de lecture multiples
Un milliard, voire: il y a là, on l’aura compris, une manière aussi de brouiller les pistes, en quoi David Robert Mitchell est assurément passé maître. L’énigme tordue à laquelle se frotte Sam/Andrew Garfield – « il me fallait un acteur qui ait suffisamment de charme pour entraîner le spectateur dans ce voyage par endroits fort sombre »– pourrait ainsi fort bien n’être que prétexte à déambulations mentales et autres divagations, le réalisateur se gardant bien d’y apporter une explication rationnelle, se « contentant » de disséminer les indices qu’il appartiendra au spectateur de saisir, ou pas, au vol. Et c’est là aussi le plaisir d’une oeuvre qui, ressortant à un cadre a priori ultra-référencé, en écartèle le format, s’inscrivant en cela dans la droite ligne des précédents The Myth of the American Sleepover et It Follows, des films invitant à des niveaux de lecture multiples. « Le film est conçu de sorte que certains éléments échappent à la première vision, c’est tout à fait intentionnel. Il regorge de détails qui, pour partie, ne seront que difficilement perçus, voire pas du tout. »
Inépuisable, en dépit de visions à répétition? « Difficile à dire pour moi. Je pense que l’on peut capter beaucoup de choses, même s’il y en a que certaines personnes auront du mal à cerner totalement. La perception découle aussi du ressenti personnel des individus -il se peut que l’on passe à côté de certains éléments, c’est parfois étonnant. Et d’autres fois, on peut être surpris par les connexions qu’établissent les spectateurs. Une chose que j’ai constatée, avec It Follows , c’est que quand les choses ne sont pas totalement liées entre elles, nous avons tendance, comme êtres humains, à faire des connexions. Nous voulons les relier, quitte à associer des éléments qui ne vont pas ensemble, et trouver un moyen de les faire fonctionner en créant de nouvelles formes. Je trouve ça cool, et c’est l’un des aspects intéressants du cinéma de genre: il ne s’agit pas simplement d’un puzzle dont on sait qu’on en aura fini une fois les pièces assemblées. On n’en a jamais tout à fait terminé, et en un sens, même si vous deviez tout comprendre au film, vous ne sauriez probablement pas quand vous arrêter (rires)… » Et c’est là, assurément, le pouvoir envoûtant d’une oeuvre qui, polar énigmatique, quête hallucinée, démonstration de cinéphilie virtuose, réservoir à fantasmes, errance émotionnelle, portrait générationnel, concentré de pop culture, photographie d’une ville en passe de désintégration… est un peu tout cela à la fois, et beaucoup plus encore, l’écran que nous tend David Robert Mitchell étant ouvert à toutes les projections, jusqu’aux plus intimes. Maîtresse proposition de cinéma, cela va sans dire.
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