Elisabeth Quin: son émission d’info sur Arte sort du lot. Interview XXL
Les JT ont du souci à se faire. En misant sur l’intelligence, l’impertinence et l’humour, l’émission 28 Minutes sur Arte envoie du bois. Aux commandes de ce regard original et décalé sur l’actu, Elisabeth Quin, femme d’esprit et de goût à l’espièglerie ravageuse. Interview sans prompteur!
« Je n’ai pas choisi la déco« , lâche-t-elle, sourire en coin. Canapé en cuir blanc sur mur noir, fauteuil cocon au design rétro-futuriste… C’est sûr, on est loin du style flamboyant et coloré qu’elle affiche tous les soirs à l’antenne. « C’était la loge de Denisot puis celle de de Caunes« , précise Elisabeth Quin en se calant sans chichis dans son siège. Un héritage du passé. Jusqu’il y a peu, Le Grand Journal de Canal+ était enregistré dans ces vastes studios du XVe arrondissement de Paris. Qu’elle occupe désormais les lieux est très symbolique. Car à sa manière plus féminine et plus intello, et sur une autre chaîne, Elisabeth Quin symbolise ce mélange d’intelligence et d’effronterie qu’ont incarné un temps ses deux confrères. A la tête depuis 2012 de l’émission 28 Minutes sur Arte, à l’heure redoutable des grand-messes de l’info, la journaliste de 52 ans -qui ne les fait vraiment pas- a imposé une formule originale qui attire certains soirs plus de 600.000 téléspectateurs. Son credo: traiter de sujets sérieux sans se prendre trop au sérieux. Un succès croissant qui tient à un savant dosage de portraits, de débats de fond, de séquences mordantes et de… pop culture. Malicieuse, piquante, directe, Elisabeth Quin dirige la manoeuvre avec une liberté de ton et une insoumission matinée de coquetterie rarement vues à la télé, encore moins dans ce registre. Une forme de consécration pour cette touche-à-tout -elle a tâté de la radio, du roman, de la biographie, de la critique cinéma (chez Ardisson notamment), de la mode aussi- qui pratique la lucidité spirituelle à haute dose. Sa figure tutélaire, Colette, serait fière d’elle…
Le nombre de téléspectateurs de 28 Minutes a doublé en quatre ans. Comme expliquez-vous ce succès?
Je l’explique par plusieurs facteurs. D’abord une émission met deux ou trois ans pour s’installer. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les gourous de la télé. Nous sommes à l’orée de la quatrième année et le public atteste de l’existence en nous suivant de plus en plus nombreux. Ensuite la configuration en plateau, avec notamment les chroniqueurs Jean-Mathieu Pernin et Xavier Mauduit qui apportent un truc à la fin, en décalage avec les propos sérieux et analytiques qui précèdent. On a tout d’un coup une bulle d’air irisée, scintillante, drôle… Les déboires de Canal+ nous ont aussi aidés. Avec des gens qui se sont reportés sur nous par amertume, désillusion, et qui ont découvert une formule qui était pas mal et leur plaisait. En enfin il y l’actualité. Avec notamment le 13 novembre. Il se fait qu’on est bons dans les moments aigus parce qu’on a le temps et la capacité de mobiliser des experts extrêmement compétents. Les gens sont venus chercher des choses qu’ils trouvaient chez nous et pas ailleurs.
Ce qui confirme que le public est demandeur de sens, de décryptage…
C’est une lame de fond. Si on considère que rien de ce qui est humain ne nous est étranger, on est enclin à vouloir comprendre, surtout dans une période assez pré-apocalyptique.
Il y a peu de chaînes qui laissent trois ans à une émission pour s’installer…
Effectivement. Le directeur éditorial d’Arte France à l’époque, Vincent Meslet, a porté l’émission à bout de bras et lui a donné une seconde chance après une première année très radio-filmée. Véronique Cayla (présidente actuelle d’Arte France, NDLR) a pris le relais dans le même sens. Ils sont vertueux et en même temps ils avaient besoin d’une émission avec des gens vivants, en chair et en os, avant leur prime time. On a longtemps reproché à Arte d’être une chaîne géniale mais trop froide, désincarnée. Notre envie de prouver qu’on pouvait proposer un format info original a rencontré leurs besoins. C’est rarissime comme configuration. N’importe où ailleurs on aurait giclé au bout d’un an.
Le pari était d’autant plus risqué que l’émission est diffusée en face des grands JT. Votre réussite confirme-t-elle le déclin des grand-messes de l’info?
J’en suis sûre. Moins dans les chiffres que dans l’intérêt réel. Le JT on le regarde sans le regarder. C’est comme un bruit de fond, comme un papier peint dans un roman d’Annie Ernaux: c’est là mais on ne vient plus rien y chercher d’essentiel. D’autant que c’est quand même beaucoup de connerie en barre. Les sujets s’enchaînent sans aucune hiérarchie. Mais ça manquerait si on n’avait pas le JT à consommer. C’est une sorte de feu de cheminée reconstitué.
Quels sont les thématiques qui marchent le mieux?
Tout ce qui est lié au Moyen-Orient, à la Syrie en particulier, ou tout ce qui concerne la sécurité, mais aussi les sujets autour de la fonction publique, qui est en pleine crise. La fonction publique c’est sacré en France. Et puis ça touche directement la vie des gens.
Pas de sujets tabou?
Non. Au début on essayait de ne pas faire de culture tous les soirs pour rester dans plutôt dans l’actualité, et parce qu’Arte balaye par ailleurs toute la culture. C’était même un peu frustrant. On s’autorise un peu plus aujourd’hui à , en faisant notamment venir des écrivains comme Denis Laferrière ou Alain Mabanckou.
Des occasions pour vous de renouer avec vos racines culturelles…
Oui. En même temps, faire un débat autour de la fonction publique, c’est intéressant parce que j’ai tout à apprendre. Je peux combler mes lacunes avec des gens hyper compétents. C’est tout bénef.
Vous arrive-t-il de refuser d’inviter des personnalités parce qu’elles sont trop radicales?
On s’est posé la question à propos de Zemmour quand il a sorti son bouquin. Non pas de lui donner une tribune car on considérait qu’il en avait déjà trop mais le livre, de par l’ampleur de ses ventes, devenait un phénomène d’actualité. Mais on ne voulait l’inviter, comme il est habile et que c’est un bon rhétoricien même s’il dit beaucoup de conneries, qu’à la condition qu’on trouve quelqu’un de très fort qui puisse déconstruire dans le calme sa pensée. Pour des questions de calendrier, cet interlocuteur qui enseigne à l’étranger n’était pas disponible. On a finalement abandonné l’idée. Evidemment qu’on est très prudents. Il faut une longue cuillère pour dîner avec le diable… On ne va pas recevoir Marine Le Pen. Pourquoi rajouter de la visibilité et banaliser ce qui l’est déjà trop?
N’est-ce pas une position très politiquement correcte?
Qui risque de faire crier au martyre, au complot, etc? Non parce qu’une fois qu’on est à l’antenne on fait tout pour éviter le politiquement correct. On va par exemple privilégier une analyse politique tout court de Marine Le Pen. Du reste, on reçoit très peu de politiques. Du coup on se permet de choisir qui on veut recevoir…
Les néo-réacs ne sont donc pas persona non grata…
Pas du tout. Finkielkraut est venu plusieurs fois même si je considère qu’il n’est pas néo-réactionnaire au sens où d’aucuns l’entendent. Il est plus littéraire dans sa réaction qu’extrême droite. Natacha Polony est venue une fois et ça s’est très bien passé.
Certains collent à l’émission une étiquette de bobo parisien. Justifié selon vous?
On fait tout pour éviter ce piège. On essaie de donner la parole au plus grand nombre de sensibilités et de ne pas nous enfermer nous-mêmes dans une posture jacobine. On est à Paris, dans un Etat hyper centralisé, alors qu’on est une chaîne européenne, il n’est donc pas question que l’on devienne le boulevard Raspail. Même si on peut avoir, de par le mode de vie qu’on a, des tendances gentiment bobo. Mais on contrebalance avec des éditorialistes libéraux ou vraiment à droite comme Guillaume Roquette ou Arnaud Leparmentier.
Vous êtes-vous inspiré de concepts français ou étrangers pour 28 Minutes?
Non. Je ne regarde pas la télévision. Je n’ai pas le temps et ça ne m’intéresse pas tellement même si je ne devrais pas dire ça. Je regarde juste des extraits de programmes sur Internet. Souvent qui n’ont rien avoir avec l’actualité d’ailleurs. Comme l’émission de bagnoles anglaise Top Gear (une émission emblématique de la BBC diffusée depuis 1977, NdlR). J’adorais cette émission, je ne sais pas pourquoi. Je regardais ça religieusement à l’époque où j’avais pas le permis. Des trucs animaliers aussi, quelques late-night shows américains et puis l’un ou l’autre vieux débats littéraires. C’est à peu près tout. On n’est pas un prototype pour autant. Quelqu’un au bout d’une table avec des invités et quelques chroniqueurs ça n’a rien de nouveau. Mais c’est l’alchimie. La grâce ou pas. Qui tient aussi aux portraits des invités, aux séquences en images et aux partis pris éditoriaux forts.
L’émission s’intitule 28 Minutes mais en fait 43. Parfois encore trop court?
Oui, tout le temps. J’en peux plus de faire la mère fouettarde avec son martinet. On pourrait aller jusqu’à 50 facilement. On y arrivera, j’en suis sûre.
Parier sur l’intelligence comme vous le faites, c’est presque un acte de résistance à une époque qui nivelle tout vers le bas, notamment par le biais de la florissante trash TV…
Complètement. En même temps je ne veux pas cracher aveuglément sur la trash TV, ce qui revient à cracher aussi sur ceux qui la consomment. Or, on peut être surpris, mais des gens qui regardent D8 nous regardent également. Ils naviguent entre une envie de se vider la tête en regardant Hanouna, qui est par ailleurs un bon professionnel, quoi qu’on pense de lui, et un besoin de comprendre le monde en venant chez nous. J’ai découvert, l’âge aidant sans doute, que c’est un peu facile de donner des leçons en permanence. Il vaut mieux faire des choses, creuser le sillon, avancer avec ardeur, tenue, enthousiasme, amour, et laisser dire. On peut avoir des convictions très fortes sur l’époque, critiquer sa décadence généralisée, regretter que des choses se perdent, mais juger les autres, les mépriser, c’est trop simple.
Quelle a été l’émission la plus pénible à faire?
Le 7 janvier 2015, au début des attentats de janvier. Charb avait été tué et nous étions particulièrement attachés à lui puisqu’il venait sur le plateau tous les 15 jours. C’était un camarade. Je l’aimais beaucoup comme tout le monde dans l’équipe. On a fait l’émission dans un état second en restant le plus digne possible. Toute cette semaine-là a été très éprouvante. Le fantôme de Charb était là, Coco est venue alors qu’elle avait vécu un dilemme moral inhumain: ouvrir ou pas aux terroristes.
Rebelote en novembre…
On a revécu le scénario mais avec une différence horrible qui est qu’on l’avait déjà vécu. Ce n’était donc plus l’irruption de l’incroyable, de l’invraisemblable dans l’ordinaire. C’était la deuxième fois. On avait été dépucelé de l’horreur, y compris professionnellement en sachant qui on voulait avoir autour de la table pour expliquer les enjeux, etc. Novembre c’était beaucoup plus triste, plus accablant -ça recommençait-, alors que janvier c’était le choc émotionnel.
Comment se sentent les Parisiens trois mois plus tard?
On a tous autour de nous des gens qui soit ont été blessés ou sont morts, soit qui ont perdu un ou plusieurs proches. Contrairement à ce qu’on a raconté un peu partout, il n’y avait pas que des jeunes. Il y avait aussi beaucoup de gens de 50, 60 ans. Ça a touché toutes les générations. On vit aujourd’hui comme si ça ne s’était pas passé parce que l’actualité lamine -je vais au cinéma ou au théâtre comme avant-, et en même temps on sent une tristesse. C’est plus que de la mélancolie.
Quand on a écrit comme vous un livre sur les vanités, et donc côtoyé de près la mort, est-on mieux préparée à ce genre d’événements?
Je n’y avais même pas pensé. La question de la mort à travers la représentation du crâne dans la peinture et l’art en général est quand même nimbée d’une forme d’acceptation et de sérénité. Ce qui n’est pas du tout le cas quand il y a des attentats, qu’on lit les descriptions horribles… Avec les vanités la mort arrive au bout d’un cheminement spirituel. Comme dans Le Roi se meurt d’Ionesco. Il faut ouvrir les mains et lâcher tout. Les attentats c’est tout le contraire. L’esthétique n’a pas sa place dans ce déchaînement de violence. Donc ça n’a pas été une aide.
Qui rêveriez-vous d’inviter?
En vrac, Paul Veyne (historien français spécialiste de la Rome antique, auteur d’un essai sur Palmyre, NdlR) -je lui cours après depuis un an-, je voudrais qu’il nous parle de l’Enéide de Virgile pendant dix minutes. J’aurais aussi rêver de faire une émission avec le sinologue belge Simon Leys pour parler de la Chine d’hier et surtout d’aujourd’hui. Les morts et les vivants me manquent. J’aimerais recevoir Juliette Greco ou que Barack Obama vienne nous faire un numéro de charme hollywoodien quand il en aura fini. Il y en a plein.
Vous avez écrit un livre sur Gérald Nanty, l’une des figures emblématiques de cette nuit parisienne effervescente et arty qui a fait florès dans les années 70 et début 80. Est-ce qu’on trouve encore des lieux aussi inspirants aujourd’hui?
Je vais passer pour une vieille emmerdeuses mais sincèrement je ne pense pas. Certains lieux revendiquent cet esprit. Mais ça ne se décrête pas. C’était la beauté du hasard. Un mec invraisemblable qui décide avec Sagan d’ouvrir un resto dans un lieu déglingué parce qu’ils aiment bien bouffer, puis ils invitent leurs copains artistes et ça devient le temple de la fête pendant quinze ans… rien n’était prémédité.
Vous êtes plutôt Sagan ou Colette?
Sagan, je l’ai à peine connue. Je suis plutôt Colette. C’est plus vieux mais elle m’intéresse plus. Sagan se foutait complètement de son environnement naturel, des bêtes, des arbres et des oiseaux, à part peut-être de son fox-terrier et de ses différents chiens cocaïnomanes. A l’inverse, Colette avait un rapport au global, une sorte d’éco-féminisme avant l’heure fantastique. J’adore Colette depuis que j’ai 13 ans et je la vénérerai jusqu’à la fin de mes jours. Tout est amour chez elle, les hommes, les femmes, les chats, les chiens, l’art, le spectacle…
Votre look gentiment extravagant ne passe pas inaperçu. Une manière de peaufiner votre signature visuelle?
C’est amusant. À mesure qu’il y a de l’excès voire de l’extravagance, ou une forme d’attentat rétinien certains jours à l’antenne (rires), dans le reste de ma vie, je suis de plus en plus sobre, minimaliste et passe-partout. C’est un costume et je le revendique complètement. Porter du rose fuchsia, du jaune électrique avec des formes improbables et des motifs tape-à-l’oeil comme sur les vêtements de Tsumori Chisato, une créatrice que j’adore, ça participe d’une affirmation d’un de mes « moi » mais qui n’est pas celui de la vie quotidienne. Et ça participe aussi de l’envie de dire qu’à la télévision il ne faut pas se fier aux apparences. On peut parler du FMI ou de Daesh avec une robe bardée de flammes sans obérer l’esprit de sérieux. Par ailleurs mon fantasme, c’est l’uniforme. J’aimerais faire l’émission comme si j’étais une danseuse d’Anne Teresa de Keersmaeker ou Ardisson en fille. C’est-à-dire tous les jours avec le même truc. Et on est débarrassé de cet emmerdement de savoir ce qu’on va porter. Mais on m’a dit que ce n’était pas possible. Du coup je mets des couleurs qui pètent!
Casser les stéréotypes, c’est une attitude très pop…
Il faut les combattre. Une femme à 20h05, ce n’était pas gagné. Arte cherchait d’ailleurs un homme pour l’émission au départ. Et puis quelqu’un a lâché: « Et si on prenait une femme? » Pour casser ce stéréotype qui veut que à programme sérieux il faut des hommes ou des femmes virilisées comme Christine Ockrent ou, à l’inverse, des blondes diaphanes comme Claire Chazal, des modèles de vestales. Si je m’habille en rose, ça veut dire que j’ai un pois chiche dans la tête et que je ne peux pas faire parler Gilles Kepel? Eh bien non. Repoussons les limites et jouons avec le téléspectateur qui est plus subtil et plus malin qu’on ne veut bien le croire.
Quel est le ressort intime de votre côté touche-à-tout?
Je ne sais pas trop. C’est peut-être lié à une enfance un peu triste. A cause d’une configuration familiale particulière. Mes parents m’aimaient beaucoup, je ne suis pas Cosette, mais l’environnement était pesant, renfermé sur lui-même. Il a fallu compenser, retrouver à un moment des motifs de gaieté. Soit je crevais asphyxiée, soit je décidais de vivre en essayant de trouver des motifs comme on parle des motifs dans le tapis, des motifs d’émerveillement, d’évasion, de passion, de joie. C’est venu comme ça.
Avec la lecture comme première source d’émoi?
Oui, complètement. La lecture m’a accompagnée dès que j’ai su lire. D’abord la Bibliothèque Rose et Verte, puis ce qu’on trouve dans les bibliothèques adultes, ce qui traîne ou ne devrait pas traîner. Je finirai à l’horizontale: en lisant. La littérature est pour moi la chose la plus importante en dehors des humains et de la nature. Une fibre verte qui est un héritage de mes deux grands-mères, l’une qui vivait dans le Jura et qui chassait, pêchait, etc., et l’autre qui était écossaise et était profondément écolo. Quand un moustique se faisait bouffer par un oiseau, elle était au lit pendant huit jours. Elle passait son temps à nourrir les hérissons, cultiver son jardin. Ce rapport étroit et affectif à la nature m’a beaucoup marquée.
Si la littérature est si essentielle, pourquoi ne pas lui avoir voué votre vie?
Parce qu’il faut être sacrément inconscient ou sacrément talentueux pour espérer en vivre. Je suis beaucoup trop lucide sur mes limites.
Pourtant votre premier roman a été bien accueilli…
Quand bien même… Se vouer à la littérature c’est soit l’enseigner -mais je devais avoir une trop grande dose de « touche-à-tout-isme » ou de frivolité en moi pour ça-; soit devenir une sorte de Colombe Schneck et tous ces gens qui publient année après année et ne seront jamais des génies ni de grands écrivains. La littérature est une affaire trop sérieuse pour la laisser à de mauvais romanciers dont je serais! J’ai été contente d’écrire mon premier livre et j’ai pris beaucoup de plaisir à écrire la biographie de Gérald Nanty (l’une des figures emblématiques de la nuit parisienne dans les années 70 et début 80, NDLR), mais je savais déjà bien avant ça que je n’irais pas plus loin. Comme la vieillesse me guette, je relis les classiques désormais: Tolstoï, Tchekhov, La Reine Margot, La Chartreuse de Parme… Vous voulez rire? Je vénère Colette et Jim Harrison! Calmons-nous!
Tous les romans actuels ne sont pas à jeter quand même?
Bien sûr. Il y a de très bons écrivains français comme Houellebecq, Carrère ou Ernaux, mais il y a trop de gens qui prennent trop de place et qui polluent. J’ai un faible pour la littérature anglo-saxonne, et particulièrement les romans noirs et les romans d’espionnage. J’attends le prochain Robert Littell avec beaucoup d’impatience. Et je prie pour que Michel Déon achève son nouveau livre. J’aime le roman romanesque comme disait Stendhal. Je suis très vieux jeu vous savez… Je trouve par exemple Edouard Louis fascinant mais ce n’est pas une lecture qui m’euphorise. Il fait penser à Saint-Sébastien percé par les flèches. Le personnage est presque plus intéressant que ses livres. Même si le personnage c’est ses livres. Ce visage, cette silhouette de Prince de Hombourg… c’est étonnant. Comme l’honnêteté qui l’habite et qui lui sert de boussole littéraire. Il y a des passages très désagréables à écrire dans son bouquin, il y a des choses dégueulasses dans les recoins, il assume tout ça.
Vous allez à contre-courant d’une époque qui consume et puis qui jette…
Oui. Et qui a tendance à tout mélanger, à tout dé-hiérarchiser. Il y a des tas de choses intéressantes qui affleurent mais les fondamentaux ne le sont pas pour des prunes. Donc c’est pas mal de les garder à l’esprit pour baliser un peu et avoir des références. Pas au sens cuistre du terme mais pour se référer à quelque chose de profond.
Qu’est-ce qui vous donne envie de rester au lit le matin?
Ma mélancolie, que je combats. Mon « aquoibonisme » total.
Paradoxal pour quelqu’un qui dévore la vie, non?
Je dévore tout et en même temps je suis dévorée par le « à quoi bon » si je me laisse aller certains jours.
D’où un certain penchant à l’autodénigrement?
Je sais, ma productrice m’a dit que je devais arrêter. En même temps, j’ai 52 ans, j’en ai vu d’autres. Voilà ce qu’on se disait avec une amie un peu plus jeune qui fait aussi de la télé: primo la vie est ailleurs. Et deuxio on a dépassé la date de péremption. Donc maintenant tout est bon. Une femme de mon âge n’est pas censée faire de la télévision dans ce monde assez machiste et conformiste. Ce n’est que du bonus maintenant.
Comment faites-vous pour surmonter ces accès de mélancolie?
Le jeu, la cocaïne et de temps en temps le grand banditisme…
Ce n’est que ça?
Ce n’est que ça! (rires)
L’adrénaline de la télévision aide aussi, non?
Ah, mais c’est vachement bien en effet. Il n’est pas question de se laisser aller à ses tourments, ego, etc. Parce qu’on n’est pas seul. Il y a plein de gens autour de la table. Si je me laisse aller à la geignardise, à la plainte, c’est toute la chimie qui est autour qui sera altérée, donc ce sont tous les gens qui sont là et qui sont venus pour faire très bien leur boulot qui se diraient: non mais qu’est-ce qu’elle nous emmerde l’autre. Donc j’ai une espèce de responsabilité de chef-scout, de reine des louveteaux. Du coup, mes problèmes, je les remets dans ma culotte. C’est un très bon remède contre la mélancolie. A la dure. Ça évite la délectation morose. Un autre moyen de lutter contre la tentation de l’auto-apitoiement c’est qu’il n’y a pas de raison. Bonne santé, à part deux ou trois saloperies mais rien de très grave, un âge qui permet de marcher sur ses deux jambes, socialement ça va… donc calmons-nous.
Où vous voyez-vous dans 15, 20 ans?
A la campagne, entourée d’ânes, de chiens, de chats, de poules et de beaucoup d’arbres. Je ne serai pas loin de la ville comme pôle d’effervescence artistique mais je ne serai pas dedans.
Vous avez été critique de cinéma pendant des années. Toujours aussi accro?
Oui. Moins qu’avant mais ça reste une passion. Je revois beaucoup de films en ce moment. Le dernier que j’ai vu, c’était Ecrit sur du vent de Douglas Sirk. J’étais allé voir Carol de Todd Haynes quand il est sorti et je l’ai trouvé assez médiocre. Un peu creux. Du coup je suis retourné à l’original. Quelle différence! L’épaisseur des personnages, c’est autre chose.
Le cinéma a-t-il changé ces 10, 20 dernières années?
Il est de plus en plus mainstream, formaté pour les ados, assez vulgaire. Mais il y a toujours ici et là des pépites. Que ce soit des documentaires ou des films indépendants américains ou chinois.
Un cinéma d’auteur en voie d’extinction?
Non. Je me demande si ce n’est pas comme le livre, et je parle ici de l’objet, qu’on a vu crever pendant des années et qui depuis un an ou deux, singulièrement aux Etats-Unis, connaît un regain d’intérêt. Comme tout ce qui arrive là-bas arrive ici ensuite, c’est encourageant. De même je pense qu’on aura toujours au cinéma cette niche de films intelligents, adultes, sensibles, qui explorent d’un point esthétique ou narratif toutes les voies possibles. Il y aura toujours un Hou Hsiao-hsien quelque part qui fera un cinéma nourrissant à côté de la merde pour se laver la tête. Moi je ne vais pas la voir mais elle existe.
Le problème c’est qu’elle est assez addictive et qu’elle s’est répandue partout, notamment grâce à Internet…
Il faut beaucoup de force de caractère pour ne pas se laisser entièrement contaminer, c’est clair. C’est le travail d’une vie. L’éducation peut jouer un rôle si on a la chance de l’avoir reçue ou d’être capable de la transmettre à quelqu’un de réceptif. Sinon c’est l’expérience qui fait que petit à petit, ou pas, on arrive à tracer son chemin en dehors des égouts. Personnellement j’ai une consommation très limitée des outils numériques. J’ai un compte Facebook que je n’utilise pas, je n’ai pas Twitter, et je m’en fous. Tout le monde rigole ici parce que je suis paléo-techno. Je ne sais même pas comment on met une appli sur un téléphone portable…
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