Rencontre avec Olivier Assayas autour de Wasp Network, son film Netflix

Olivier Assayas retrouve Edgar Ramirez, l'interprète de son Carlos, pour un film d'espionnage tourné à Cuba.
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Olivier Assayas investit l’époque de la guerre froide à travers l’histoire des Cuban Five, réseau d’espions au coeur d’un thriller vintage touffu où convergent l’intime et le politique. Rencontre et critique.

Entamé en 1986 sur Désordre, le parcours d’Olivier Assayas l’a vu emprunter ensuite des chemins aussi sinueux que passionnants, l’ayant conduit avec un égal bonheur de Irma Vep aux Destinées sentimentales, de Sils Maria à Personal Shopper. Dix ans après la captivante mini-série qu’il consacrait à Carlos, un Golden Globe à la clé, Wasp Network le voit aujourd’hui renouer avec l’Histoire contemporaine, et une guerre froide qu’il aborde par son versant souterrain, s’inspirant de faits réels pour retracer le destin des Cuban Five, un réseau d’espions cubains chargés d’infiltrer les groupuscules anticastristes opérant depuis la Floride. La matière d’un thriller vintage touffu où le cinéaste s’emploie à faire converger l’intime et l’universel, la petite et la grande histoires…

Qu’est-ce qui vous a incité à tourner un film sur ce sujet?

Après Carlos, il m’a fallu un certain temps pour éprouver à nouveau le besoin, ou le désir de consacrer un film à l’Histoire moderne. J’avais le sentiment d’avoir abordé dans Carlos beaucoup d’éléments se trouvant à l’origine de notre réalité contemporaine. Par ailleurs, ce film avait été tellement difficile à faire que je n’étais pas prêt à revivre tout cela. Dix ans ont donc été nécessaires avant que je ressente le besoin de tourner un film avec une énergie similaire, et avec le même acteur idéalement (Edgar Ramírez, NDLR), tout en étant totalement différent. Un élément qui m’a séduit, quand j’ai lu le livre de l’écrivain brésilien Fernando Morais The Last Soldiers of the Cold War, un ouvrage de journaliste, bourré d’informations et très factuel plutôt que narratif, c’est le personnage de Rene Gonzalez. Il m’a semblé tenir là un rôle intéressant pour Edgar, parce qu’il aurait l’opportunité de montrer une face plus humaine, aimante, attentionnée, paternelle. Et ce qui m’a également inspiré, c’était la possibilité de tourner à Cuba, un cadre visuellement étourdissant, où l’on n’a jamais fait de films traitant de politique contemporaine.

Vous évoquez une énergie similaire. Qu’entendez-vous par là?

L’énergie de personnages impliqués dans la guerre moderne. La similitude entre Carlos et les Cuban Five, c’est qu’ils font partie de la guerre froide. Nous envisageons la guerre froide comme ayant débuté à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour s’achever avec la chute de l’Union soviétique, mais je pense qu’elle a commencé bien avant, et qu’elle ne se terminera jamais, parce que c’est la définition exacte de ce dont retourne la guerre moderne: la désinformation et la propagande, quel que soit le nom qu’on souhaite leur donner. On parle aujourd’hui de « fake news », mais la propagande est là depuis longtemps et la manipulation des faits depuis toujours. Mon intérêt pour des personnages en lien avec la guerre froide tient au fait qu’ils en disent long sur la politique moderne.

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Wasp Network est un film complexe, impliquant de nombreux personnages. N’avez-vous jamais eu le sentiment qu’il fonctionnerait mieux sous forme de mini-série?

Ça n’a jamais constitué une option. Je l’ai approché comme un film et, honnêtement, je pense que sous forme de série, ça aurait été un peu fastidieux: les espions du Cuban Network n’étaient pas seulement les Cuban Five, il y en avait dix ou douze en définitive, et leurs activités n’étaient pas toujours très intéressantes, ni vraiment glamour. Ils faisaient tous, fondamentalement, la même chose, à savoir échanger avec la communauté cubaine en exil et tenter d’en obtenir autant d’informations que possible, pour les transmettre à leur intermédiaire. En termes d’événements spectaculaires, il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent (…).

Comprenez-vous leurs motivations?

Ce sont des soldats, et ils ne font jamais que leur travail. Dans le monde d’aujourd’hui, des tas de gens accomplissent ce boulot, l’espionnage clandestin n’a rien de particulièrement original, avec à la clé des existences très chaotiques. C’est un aspect qui m’intéressait dans le destin de Rene Gonzalez, qui fait son devoir, agit en bon soldat, tout en restant dévoué à sa famille.

On peut établir une connexion entre ce film et Après mai, en termes d’idéalisme politique…

Je vois ce que vous voulez dire, mais c’est un peu différent. Le point commun, c’est que les années 70 ont créé une génération qui était prête à se sacrifier pour ses idéaux ou pour les utopies de l’époque. C’est l’histoire de ma génération, des jeunes avec qui j’ai grandi et de beaucoup de mes amis qui croyaient en un futur révolutionnaire et qui s’y préparaient. Avoir une vie synchrone avec ses idéaux était quelque chose de naturel à l’époque. Mais dans les années 90 à Cuba, c’est déjà très tard, le monde a beaucoup changé et, en ce sens, Cuba est un archaïsme. Néanmoins, je suppose que la révolution cubaine, quoi qu’il ait pu en être, et l’idéalisme qu’elle a généré, pouvaient susciter ce type de passion, de dévouement et de sacrifice. Ce n’est d’ailleurs pas propre aux espions du Wasp Network, mais à toute la société cubaine de cette époque, qu’ils nomment « la période spéciale », quand ils ont perdu le soutien de l’Union soviétique, et qu’ils ont dû vivre dans une misère abjecte. Tout s’effondrait, les gens n’avaient pas à manger, ils crevaient littéralement de faim. Mais ils acceptaient cette souffrance, sans que ce soit juste le résultat de l’autoritarisme du régime castriste.

Rencontre avec Olivier Assayas autour de Wasp Network, son film Netflix
© GETTY IMAGES

Quel regard portez-vous sur la révolution cubaine?

Je ne suis pas pro-castriste. Je ne suis certainement pas favorable au régime Batista, dont je suis extrêmement heureux qu’il ait été renversé, comme du fait que les Cubains se soient débarrassés de la mafia qui gérait les casinos, etc. Mais pour être tout à fait honnête, je ne suis guère plus épris du régime castriste, qui n’est en aucune façon une démocratie. Les Cubains sont privés de libertés fondamentales, ils n’ont pas de liberté d’expression, ne peuvent pas mener la vie de leur choix, voyager est très compliqué, et le pays est tellement pauvre qu’ils n’ont pas vraiment accès au reste du monde et à ce qui peut nous paraître essentiel. Mais bien sûr, la raison en est pour partie l’embargo américain et international qui a été extrêmement cruel, et dont le prix a été payé non par la nomenclature cubaine, mais par le peuple.

Vous utilisez les images d’archives d’une interview de Fidel Castro. Pourquoi avoir voulu la montrer?

Il s’agit d’une interview qu’il a donnée à CNN juste après l’arrestation du Wasp Network. Je trouvais intéressant d’avoir cette sorte de première réaction. Si j’avais disposé d’images semblables de Bill Clinton, je les aurais utilisées également. Il me semblait pertinent d’avoir le commentaire de l’un des joueurs-clés de cette histoire même s’il n’est pas visible par ailleurs dans le film, de le faire apparaître tout à coup, et d’avoir son opinion sur ces événements. Et, dans ce cas précis, il a raison. Ce n’était pas toujours le cas, et je ne compte certainement pas parmi les supporters de Castro, mais pour le coup, on ne peut lui donner tort.

En termes organisationnels, comment s’est déroulé le tournage sur place?

Le tournage a été difficile, tout comme l’obtention des autorisations de la part des autorités cubaines. J’ai écrit le scénario, et je me suis ensuite rendu à Cuba pour voir le pays, les décors, écouter les gens, afin de pouvoir terminer le script. À ce stade, nous avons discuté avec les partenaires cubains potentiels, à savoir les compagnies étatiques, qui ont répondu par un non poli. Nous avons alors cherché où tourner le film ailleurs, pour réaliser que ce serait impossible: on ne peut pas recréer La Havane, avec cette architecture tropicale décrépite, à un autre endroit, il n’y a pas d’équivalent. Mais par chance, le scénario a fini par franchir les méandres des voies bureaucratiques, si bien que tout à coup, nous avons été autorisés à tourner à Cuba. Cela nous a sauvé la mise, parce que nous avons non seulement pu faire le film, mais aussi dans le cadre de nos possibilités budgétaires, guère élevées pour ce type de production. Nous n’aurions pas pu faire un film de cette échelle ailleurs. À Cuba, il y a de bons techniciens, de magnifiques décors et tout est extrêmement bon marché.

Aviez-vous l’impression d’être dans l’oeil des services secrets?

Oui, bien sûr, ça faisait partie du contrat. Je suis convaincu que nous étions espionnés d’une façon ou d’une autre. Il n’y a pas de wifi à Cuba, sauf ici et là. Et nous avions besoin d’un wifi opérationnel au bureau. Un informaticien a donc réglé tous nos ordinateurs pour qu’ils puissent se connecter à un serveur, et je suis convaincu qu’ils les ont bidouillés. Mais primo, nous n’avions rien à cacher, deuzio, rien n’en est ressorti, et ils ne nous ont jamais demandé de modifier le scénario en quoi que ce soit. Le deal, c’était que nous pouvions venir à Cuba, et ils nous laissaient tourner le film que nous voulions, tel qu’il se trouvait dans le scénario. Ils n’étaient pas obligés de l’approuver, mais s’ils le faisaient, ils nous laissaient fonctionner de manière normale. Ils ont dit oui, et ils ont respecté leur engagement.

Wasp Network

De Olivier Assayas. Avec Edgar Ramírez, Penélope Cruz, Gael García Bernal. 2h07. Disponible sur Netflix. ***(*)

Rencontre avec Olivier Assayas autour de Wasp Network, son film Netflix

Avec Wasp Network (également intitulé Cuban Network en version française), Olivier Assayas renoue, dix ans après, avec la veine de Carlos dont, en plus de l’acteur principal, Edgar Ramírez, il retrouve aussi l’esprit, s’insinuant au coeur des guerres souterraines de l’époque contemporaine. L’action, en l’occurrence, débute en 1990, à La Havane, lorsque Rene Gonzalez (Ramirez), un pilote instructeur, fait défection, s’envolant pour Miami où il rejoint la diaspora cubaine, laissant derrière lui sa femme Olga (Penélope Cruz) et leur fillette Irma. Quelque temps plus tard, c’est au tour de Juan Pablo Roque (Wagner Moura) d’en faire autant, ce pilote émérite de l’armée castriste rejoignant à la nage la base américaine de Guantanamo pour être ensuite exfiltré. Et les deux hommes de se fondre dans des organisations d’exilés luttant, depuis la Floride, avec le régime castriste, en menant des opérations tantôt humanitaires, comme le sauvetage de réfugiés en mer, tantôt moins avouables…

À l’origine de ce nouveau film d’Olivier Assayas, distribué par Netflix après un passage par la Mostra de Venise, on trouve le livre de l’auteur brésilien Fernando Morais Les Derniers Soldats de la guerre froide, inspiré de l’histoire vraie du « wasp network » (le réseau guêpe). Un récit que le cinéaste choisit d’inscrire au confluent de l’intime et de l’universel, montrant des individus somme toute ordinaires aspirés par le tourbillon de l’Histoire. Cette tension fait, pour partie, l’intérêt d’un film qui s’insinue par ailleurs dans les plis et replis d’un épisode de la guerre froide au coeur d’enjeux géopolitiques plus vastes. La matière est touffue, et l’efficacité du film s’en ressent parfois, dont la narration s’enlise quelque peu dans les innombrables péripéties et arcs narratifs consécutifs à un renversement de perspective intervenant à mi-parcours (et servi avec une voix off sortie de nulle part). S’il trouve là ses limites, Wasp Network vibre toutefois, en plus d’une fibre vintage, d’un élan romantique n’étant pas sans évoquer celui que l’on retrouvait dans Après mai. De quoi ramener cette guerre de l’ombre et cette tranche d’Histoire complexe du côté de l’humain, en quoi Assayas se montre inspiré, bien aidé par Penélope Cruz et Edgar Ramírez qui apportent à leurs personnages nuances et intensité.

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