Late shows: humour assigné à résidence

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Nicolas Bogaerts Journaliste

Aspirateurs à audience et à revenus publicitaires, les late shows sont les indéboulonnables institutions des soirées télévisées américaines. Leurs stars ont rapatrié sur la plateforme YouTube une version domestique de ces émissions, dans un étrange mélange de bides, de folie créatrice et de résilience.

Dès que fut décrétée, mi-mars, la période de confinement à New York et Los Angeles, ainsi que les mesures généralisées de distanciation sociale, les studios télé, ces ruches, qui emploient des milliers de personnes pour chaque émission, se sont vidées. Seth Meyers, Trevor Noah, John Oliver, Jimmy Kimmel, Jimmy Fallon et les autres stars des fins de soirée délivrent désormais leurs monologues devant leur smartphone ou un dispositif vidéo léger, et conservent quelques segments essentiels avec les moyens du bord: sketchs montés à distance, partages de moments en famille, autodérision, visio- conférence avec leurs collaborateurs habituels ou célébrités attifées comme un lendemain de veille. Entre malaises, adaptation créatrice et dénuement, le visage de l’infotainment porte les traces d’un confinement qui n’est pas près de dérouler son générique de fin.

Fait maison

Premier à sauter – littéralement – dans ce nouveau bain, Stephen Colbert s’est plongé en costume dans une baignoire remplie de mousse pour expliquer les courbes de prévisions de l’épidémie. Deux semaines plus tard, il commentait, depuis sa bibliothèque, la dernière conférence de presse de Donald Trump, sa gestion erratique de la crise, en faisant mine de noyer sa sidération dans la bière et le whisky. Le plus joyeux drille de la bande, Jimmy Fallon, pousse la chansonnette sans son backing band The Roots pour célébrer la Saint- Patrick, ou fait visiter sa maisonnette. Il semble tromper l’ennui… Seth Meyers est apparu, dans les premiers jours, démuni, affaibli, alternant les shootings dans différents recoins de sa demeure familiale, du palier du premier étage au garage, en passant par la cage d’escalier, avec la même lassitude.

Depuis son salon au design high-tech, Trevor Noah égraine dans son Daily Social Distaning Show ses analyses épicées et appelle chaque jour un collaborateur différent pour prendre le pouls du confinement. Derrière le visage de plus en plus barbu du présentateur qui a troqué le costume pour le hoodie, les équipes d’auteurs sont toujours à pied d’oeuvre. La réalisation s’adapte au profil bas d’une émission faite maison. Et le malaise est palpable. « On est dans une situation bizarre », confiait Trevor Noah au New York Times. « Il y a une sensation de fin du monde, bien que ce ne soit pas le cas, mais on ne peut pas faire comme si rien ne se passait. On doit trouver un équilibre. »

Les rois de l’humour sont nus. Ils tapent sur un clou nommé Donald Trump.

Cet équilibre est d’autant plus complexe à trouver que les late shows ont, depuis les années 1960, un format gravé dans le marbre: des studios raffinés, un public conquis, un présentateur (plus rarement une présentatrice) vedette conversant, après un monologue rituel, depuis son bureau avec ses invités confortablement assis dans un fauteuil, des sketchs, happenings déjantés et concerts live.

Leur disposition est une convention: le présentateur s’adresse à la fois au public surchauffé (et répondant aux injonctions « rire », « applaudir » des téléprompteurs) et aux téléspectateurs. Les manifestations et applaudissements dans le studio offrant une formidable caisse de résonance aux punchlines concoctées des heures durant par les auteurs. Cette triangulation est le moteur de la « connivence par le rire », la logique sur laquelle repose le pacte entre l’émission et son audience. Mais elle n’a jamais paru aussi fragile que dans une pièce mal sonorisée, sans l’appui d’un public déjà acquis. Les rois de l’humour sont nus. Ils tapent sur un clou nommé Donald Trump, leur meilleur sujet depuis son élection, semblent enfiler quelques moments de bide face caméra, enchaînent avec de l’info d’intérêt public et quelques moments de trop courte folie. Avec leur solitude pour écho.

Tout comme ses
Tout comme ses « collègues » Jimmy Fallon, Trevor Noah et autres Seth Meyers, Jimmy Kimmel, face caméra, a surtout sa solitude pour écho.© dr

Un néant rempli de faits déprimants

D’autant que ces late shows ont pour voisins de plateforme les YouTubeurs, dont les codes, tons, rythmes et découpages bien rodés, élèvent le home made au rang de marques de fabrique. Voir les vedettes Colbert, Noah et Meyers vivre dans cet entre-deux, égrainer les punchlines et étirer les gags écrits comme s’ils devaient être dits devant un public, les font parfois ressembler à ces catcheurs de la ligue professionnelle WWE, dont les combats retentissent dans des arènes vidées, dont les diatribes et harangues adressées à un public imaginaire sont toujours filmées et diffusées sur le câble, accentuant cette impression de théâtre de fin du monde, de poétique apocalyptique d’un entertainement à l’américaine.

Malgré tout, la mission d’information par le rire, de critique sarcastique du pouvoir quand il faillit à sa mission protectrice, trouve doucement ses marques, et les visages reprennent des couleurs et les mots, leur mordant. Fin mars, Trevor Noah a interviewé à distance le docteur Anthony Fauci, membre de la task force de la Maison-Blanche, pour un moment de vulgarisation scientifique et civique qui a certainement et, paradoxalement, amené pas mal de légèreté à l’émission. « La crise actuelle a contraint beaucoup de présentateurs de late shows à présenter leurs émissions depuis chez eux. C’est la même chose pour moi, sauf que ma maison est un néant rempli de faits déprimants », rigole John Oliver, anglais naturalisé américain, présentateur du Last Week Tonight, préférant les murs vierges d’un studio improvisé au partage de son intimité. Fidèle à son style pédagogique émaillé de folies à la Monty Python, il amène un peu de lucidité bienfaisante dans un climat anxiogène qui part en vrille et dans cette injonction à l’amusement ricanant qui cache encore mal une certaine et légitime peur du vide.

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