Laurent Raphaël

La méchanceté est un business juteux

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

La gentillesse, ça ne paie pas. Ou plus. Pour se faire entendre de nos jours, mieux vaut aboyer des injures à la face du monde ou en visant une personne en particulier, façon sniper.

Le mot assassin, la phrase effilée comme un hachoir, l’uppercut verbal, voilà ce qui marche en 2015. Tous les lundis matins, les sites d’information, même les plus respectables, nous assomment des comptes-rendus des matchs de boxe cathodiques du week-end, catégorie langue de pute. Eric Naulleau qui tacle Aymeric Caron, Eric Zemmour qui se tamponne avec Léa Salamé, Caroline Fourest qui dégomme Caron au gros sel. A moins que ce ne soit l’inverse, on ne sait plus trop à la fin, et pour tout dire on s’en fout. Avec les polémistes, l’égout n’est jamais loin du Capitole.

Même les grandes dames qu’on pensait immunisées contre les coups sous le ceinture s’y mettent. En passant au papier émeri de ses Avis non autorisés quelques « celebs » déjà bien servis en publicité négative (de François Hollande à Cécile Duflot -l’ex-ministre écolo- en passant par Marine Le Pen ou Michel Houellebecq), Françoise Hardy a fait un hit comme elle n’en a plus commis depuis Message personnel en 1973. Tremper sa plume dans l’acide est d’ailleurs devenu un sport national en France, jetant les bases d’un genre en soi. La littérature vengeresse est un plat qui se mange hot & spicy. Quand on n’a rien à dire, ou si peu, il faut le dire avec des clous et des larmes de rasoir. Valérie Trierweiler a réalisé le hold-up éditorial du siècle l’an passé en appliquant à la goutte d’arsenic près cette recette. Merci pour ce moment a attiré toutes les mouches dans un rayon de 1000 km autour de Paris.

Règlements de compte, vacheries à peine déguisées: les people surtout, quelques cultureux aussi (en 2006, l’actrice Marianne Denicourt déballait tout sur son ex Arnaud Desplechin dans Mauvais Génie, coupable d’avoir siphonné sa vie privée dans son film Rois et Reine), se plantent des couteaux dans le dos par livres interposés. En ce joli mois de mai c’est au tour de l’icône indie rock Kim Gordon de mordre les mollets de son ancien et volage boyfriend Thurston Moore dans un chapitre un peu glauque de ses mémoires (Girl in a band chez Le Mot et Le Reste). L’heure de la vengeance affective a sonné pour l’élément (moteur) féminin de Sonic Youth. Des lendemains de sex, drugs and rock’n’roll qui déchantent…

De Nabilla u0026#xE0; Booba, on flingue u0026#xE0; tour de bras comme pour se hisser au sommet d’un buzzomu0026#xE8;tre plantu0026#xE9; dans le derriu0026#xE8;re de la sociu0026#xE9;tu0026#xE9;.

La méchanceté est un business juteux. Quand les frères Gallagher s’envoient des roses sur la place publique, c’est du pain -ou faudrait-il plutôt dire des pains?- bénit pour les canards boiteux. Le radar des hyènes s’active au moindre clash plus ou moins télécommandé. L’odeur du sang a la cote sur le marché en hausse de la violence verbale. De Nabilla à Booba, on flingue à tour de bras -tatoué ou non- comme pour se hisser au sommet d’un buzzomètre planté dans le derrière d’une société qui se convertit, financièrement et moralement, à la loi du plus fort.

Dans le meilleur des cas, cette méchanceté est l’ingrédient d’une ironie explosive, celle que manipulait avec précaution Desproges et qui était de mèche avec un humanisme autonettoyant. On trouve encore des résidus de ce rire « bête et méchant » cathartique et salutaire dont Hara-Kiri aspergeait les bien-pensants dans Le Petit Journal de Yann Barthès sur Canal +. Le venin craché par les bouches en coeur du duo trans Liliane et Catherine, les parodies bricolo-anar de l’autre tandem infernal Eric et Quentin, le tout entrecoupé de tirs aux pipes ciblant les bonimenteurs médiatiques par le maître de cérémonie, donnent la température d’une époque qui tourne à l’aigre. Car dans le pire des cas, qui n’est pas loin de devenir la norme, toutes les digues de la décence et de la retenue ont cédé. Les commentaires sur Internet sont des écuries qui répugneraient jusqu’à Hercule lui-même.

A force de se vautrer dans la boue, il ne faudra pas s’étonner si les enfants se collent des roustons dès la maternelle et si le respect des profs, des flics (sauf les ripoux), des vieux, de la culture… se perd dans le brouillard sémantique. Au secours, Voltaire, reviens, ils sont devenus fous! Comme toi, « j’ai la colique, je souffre beaucoup, mais quand je me bats contre l’infâme, je suis soulagé« .

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