L’hantologie, ce mouvement trop premier degré pour les Belges?

Threads © DR
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Étonnant, non, que l’hantologie, ce mouvement culturel basé sur des souvenirs fracturés d’émissions perturbantes des années 70 n’ait toujours pas d’équivalent belge alors que notre pays était pourtant à cette époque le plus câblé d’Europe? Et si c’est parce que l’on manquait surtout de premier degré, se questionne ce Crash Test S04E35.

Depuis quelques jours, il y a du neuf dans le domaine de l’hantologie. Bob Fisher, journaliste au Fortean Times, a en effet lancé un nouveau blog consacré au sujet, « The Haunted Generation », qui est aussi une déclinaison de sa nouvelle rubrique dans le magazine. On a déjà ici parlé de l’hantologie (hauntology, en anglais), ce mouvement culturel et artistique dont le duo électronique écossais Boards of Canada, le label Ghost Box et le Scarfolk Council du designer Richard Littler sont les figures de proue. Tous partagent une grande fascination pour les vieux programmes de la télévision scolaire anglaise et pour des séries pour enfants des seventies un peu glauques et macabres, comme Children of the Stones et The Owl Service. L’hantologie est également très friande d’anciens morceaux de musique aux synthés bizarres et perturbants. Le point le plus important du mouvement, c’est que ces souvenirs culturels partagés par des poignées de quadragénaires sont flous. Durant longtemps, ces émissions ont été oubliées, jamais rediffusées, ni uploadées sur YouTube. Durant longtemps, ces morceaux ne sont pas sortis sur disques et ont tout simplement disparu. Ces souvenirs ont donc longtemps tenu de la rêverie, du fantasme, de la reconstruction personnelle. Ce n’est que fin des années 90, quand Boards of Canada a sorti son premier album, Music Has The Rights To Children, dont les samples et les ambiances sont justement tirées ou inspirées de ces vieilles émissions de télévision que ces gamins alors devenus quasi trentenaires ont ressenti un déclic presque mystique. « Nous étions comme le gars dans Rencontres du Troisième Type, explique Richard Littler à Bob Fisher. Vous pensiez que personne ne pigeait de quoi vous parliez mais là, soudainement, on s’est rendu compte que toutes sortes de gens partageaient la même vision. »

Je n’ai personnellement jamais été très fan de la musique de Boards of Canada et je n’ai découvert la plupart des programmes et films anglais cités par l’hantologie qu’à la quarantaine bien entamée. Je les ai souvent trouvés plus kitsch que réellement perturbants (Penda’s Fen n’est certainement pas ce que Alan Clarke a fait de mieux!) mais décréter ça et m’y tenir serait justement passer à côté de l’essence même de l’hantologie. Il ne s’agit en effet pas d’apprécier ces vieux programmes pour ce qu’ils sont réellement, sans quoi cela tiendrait de la simple geekerie nostalgique, voire carrément du goût douteux. L’idée directrice est plutôt de jouer avec des souvenirs fracturés, mentalement reconstruits, voire fantasmés. D’accorder même plus d’importance aux sentiments provoqués par sa propre reconstruction mentale qu’à ce qui est réellement filmé et joué. « Flou », « vague » et « nébuleux » sont des mots qui reviennent souvent dans le discours hantologique et cette frontière extrêmement poreuse entre réalité et rêveries est primordiale. Comme le dit très bien Richard Littler, quand on en vient à évoquer la pop culture des années 70, la plupart des gens se souviennent surtout de Abba. Or, c’est facile de se souvenir de Abba. Ça n’a jamais disparu. C’est toujours là. Chaque jour, Abba passe à la radio. Chaque weekend, des gens dansent sur Abba. Au contraire, la plupart des programmes télévisés vénérés par l’hantologie n’ont souvent été montrés à la télévision qu’une seule fois, à une époque où les magnétoscopes étaient rares et il a encore fallu attendre longtemps avant que quelqu’un ne se décide à les sortir en DVD ou à les uploader sur Internet. « Nous sommes la dernière génération « analogique », écrit sur son blog Bob Fisher. Nous avons atteint l’âge adulte avant cette période où nos vies quotidiennes et la culture populaire que nous consommons sont constamment enregistrées et archivées sur des supports digitaux. Beaucoup des expériences télévisées de mon enfance qui m’ont le plus affecté n’ont été vues qu’une fois, il y a 40 ans, à une époque où je n’avais aucune possibilité de les enregistrer et même aucune attente d’un jour pouvoir les revoir. »

L’hantologie est un mouvement jusqu’ici plutôt britannique. Sa cohérence s’explique assez facilement: durant les années 70, on ne comptait au Royaume-Uni qu’une poignée de chaînes télévisées et le ton général des émissions pour enfants était le plus souvent lugubre, une spécificité assez anglaise, puisque voilà bien une culture nationale traversée de fantômes, de malédictions et de tabous. En Belgique, à la même époque, nous avions quant à nous un bouquet d’une trentaine de chaînes télévisées. Nous étions « le pays le plus câblé d’Europe ». Je reste donc un peu étonné qu’il n’existe pas à proprement parler de chapitre belge de l’hantologie. Mais peut-être cela vient-il justement de ce choix gargantuesque de chaînes et de tons? J’ai moi-même pas mal de souvenirs très imprécis, plutôt des reconstructions mentales et des hantises donc, de trucs vus et entendus à la télévision étant gamin et adolescent. Certains sont perturbants, d’autres non. Ce gloubiboulga tient surtout d’un monumental zapping entre plusieurs langues, plusieurs cultures. D’où, sans doute, le manque de cohérence. Quel rapport entre le « Gag! » de Cocoricocoboy, le Fabeltjeskrant hollandais, le méchant Minos de Peur sur la ville, les grandes oreilles d’Hydargos et la franche bizarrerie du générique de l’émission belge Autant savoir?

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Je peux aussi citer le téléfilm anglais Threads, diffusé à la RTBF en 1985, un docudrame qui raconte de façon voulue réaliste ce qui se passerait si une bombe nucléaire tombait sur la région de Sheffield. Durant 30 ans, j’ai fantasmé ce film beaucoup plus atroce qu’il ne l’est réellement et je lui dois pas mal de mes cauchemars apocalyptiques. Finalement, il y a deux ou trois ans, je l’ai revu plus amusé qu’effrayé, mais cela n’a nullement amoindri le souvenir d’horreur que j’en garde. Aujourd’hui quand je pense à Threads, je pense toujours au sentiment d’abomination né de sa première vision, en 1985, pas au sourire amusé de 2016. Depuis 1985, le souvenir de Threads, le trauma de Threads, vit sa propre petite vie, se fichant complètement de la réalité. Je pourrais revoir ce film 10 fois encore, ça ne changerait rien au sentiment d’atrocité né en 1985. Il y aussi Sleepy Shores de Johnny Pearson qui me poursuit depuis mon enfance, une couillonnade au piano notamment reprise par Richard Claydermann. C’est abominablement neuneu mais ça n’empêche pas ce morceau de m’évoquer à chaque écoute la mort, donc le néant, ainsi que la station de métro bruxelloise Montgomery. C’est ridicule mais ça me rend néanmoins nerveux et paranoïaque depuis 40 ans à chaque fois que je passe par Montgomery. Dans le même ordre d’idée, le synthé qui démarre à la quinzième seconde du générique de Chapi Chapo est à chaque coup lui aussi assuré de me glacer les sangs. Tout comme La Serenissima de Rondo Veneziano, mais un peu moins quand même. Pourquoi? Je l’ignore totalement mais je suspecte que c’est lié à des angoisses infantiles complètement oubliées mais néanmoins toujours présentes quelque part dans mon inconscient.

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Mon hantologie personnelle n’est cela dit pas que lugubre. Probablement vers 4 ans, je suis ainsi tombé immensément amoureux du générique d’Amicalement vôtre, joué par John Barry, et c’est un morceau que je continue d’écouter avec beaucoup de bonheur plusieurs fois par semaine. Autres hantises: David Bowie prisonnier au fond de l’eau dans le clip de Ashes to Ashes, les hommes-chiens du Supernature de Cerrone, le générique au synthé du Temps X des Frères Bogdanoff, African Simone et sa chaise entre les dents, le film de vampire que regarde Louis de Funès dans Sur un Arbre Perché, la cérémonie du Carrousel dans la série l’Age de Cristal, le vocoder de la borne d’arcade Berzerk , le sentiment de désespoir total quand la Division Ruine fout la pâtée à Goldorak ou encore le générique de l’Homme Invisible avec David Mc Callum… Sans oublier celui de Visa pour le Monde, qui m’a hanté longtemps, celui-là, vu que l’émission s’est arrêtée en 1984 et que je n’ai su qu’en 2007 que ce morceau était titré The Chase et joué par Davie Allan & The Arrows.

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C’est un joli bouquet de hantises mais il manque donc assurément de cohérence. Il mélange moments euphorisants et vertiges existentiels là où l’hantologie britannique est strictement sombre et mystique, nostalgique d’une utopie ratée, du folklore païen et de superstitions étranges. Si je devais essayer d’en tirer quelque chose d’artistique, je ne pense donc pas que je parviendrais à un résultat aussi troublant que ce que sort Ghost Box ou fabrique Richard Littler. Il y aurait un côté Snul, un ton moqueur typiquement belge. Du kitsch tongue-in-cheek à la Strip-Tease, à la Olivier Monssens. Or, pour pleinement fonctionner et même si le Scarfolk Council de Richard Littler est au fond assez rigolo, je pense que l’hantologie doit rester très premier degré. Il s’agit de réanimer les angoisses et les fascinations infantiles, pas de s’en moquer et encore moins de les relativiser. Une mission totalement premier degré, où la rigolade est déconseillée. D’ailleurs, avec ses obsessions manga venues en droite ligne du Club Dorothée, son amour du vieux disco de brocante, des robots et des ordinateurs vintage, son autisme artistique et son sérieux total, qui cartonne réellement dans un domaine qui n’est certes pas reconnu comme de l’hantologie à proprement parler mais en est néanmoins vachement proche? Daft Punk, bien sûr. Deux zigues qui sont tout sauf rigolos et ont fort bien monétisé leurs obsessions. De là à parler d’exemple à suivre… Autant réécouter en boucle Sleepy Shores un premier novembre!

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