Bryan Cranston, de magistrat à mystificateur dans Your Honor: « Qu’est-ce que je ferais, moi, dans une telle situation? »

Pris dans un maelstrom de menaces, le juge Michael Desiato doit choisir entre le pire et le bien pire.
Nicolas Bogaerts Journaliste

Dans la palpitante série Your Honor, Bryan Cranston interprète un juge confronté à un douloureux dilemme moral qui le conduit à faire le choix du pire et de l’irrationnel. Du petit-lait pour l’acteur de Breaking Bad. Interview.

Qui d’autre que l’ineffable figure de Walter White (Breaking Bad), ce prof devenu roi alchimiste de la dope, pour rejouer une autre mutation dramatique, de magistrat à mystificateur? Bryan Cranston incarne le juge Michael Desiato dans l’adaptation de la série israélienne Kvodo (créée par Ron Ninio, Shlomo Mashiach et Ester Namdar). Un magistrat dont le fils a accidentellement tué le garçon d’un redoutable chef de la pègre et qui, pour se protéger de la loi du talion, tourne le dos à la justice des hommes. Bryan Cranston était l’homme qu’il fallait pour interpréter cet homme aux prises avec le choix du pire. Rencontre.

Votre personnage dans Your Honor renonce à son éthique exemplaire pour sauver son fils d’une justice expéditive. Vous comprenez, sympathisez avec ce personnage?

Ce qui m’a attiré vers ce projet, c’est qu’il m’a incité à me poser le plus honnêtement possible une question simple: qu’est-ce que je ferais, moi, dans une telle situation? Le creuset de départ de Your Honor, c’est un scénario dans lequel on peut aisément se projeter, un des pires cauchemars pour un parent. Qui peut prétendre que face à un tel dilemme, quand la vie de son enfant est en jeu, il ne fera pas tout pour le sauver? Mon personnage réagit de manière purement impulsive. À aucun moment, il n’est capable de prendre le recul nécessaire pour penser aux implications de son acte, pour lui ou autrui, ni envisager la somme de mensonges, de ruse et de leurres qu’il devra déployer dans le sillage de sa décision.

C’est un magistrat qui croit profondément dans le contrat qui le lie à la société. Pourtant, il va lui donner un sacré coup de canif. Comment avez-vous construit ce personnage et cherché ce qui déclenche son incroyable décision?

Durant un séjour de plusieurs semaines à La Nouvelle-Orléans, j’ai passé tout mon temps à assister à des procès, à observer la manière de travailler de plusieurs juges. Je me suis attaché à fabriquer un patchwork de différentes approches pour trouver ma version du juge Desiato, déterminer comment il allait se comporter dans telle ou telle situation. Ensuite, tout être humain a un interrupteur, un déclencheur, un point de bascule bien profondément caché en lui. Il n’en a bien souvent même pas conscience. Mais quand le déclic se produit, ça va très vite. Qui ne s’est pas un jour demandé pourquoi il s’est mis en colère soudainement, pour une raison apparemment dérisoire? Pour un parent, la première responsabilité qui lui incombe est de protéger son enfant. Si ce dernier est en danger -ici, en danger de mort- le mode protection s’enclenche immédiatement. Notre éducation, notre intelligence n’y change rien, car c’est en la perdant qu’on se rend compte de notre capacité de contrôle. C’est le prémisse de Your Honor: une personne ordinairement douée de raison et qui porte une attention singulière à l’équité switche en mode instinctif, protecteur, animal, avec des conséquences dramatiques. Fort heureusement, la plupart d’entre nous n’auront pas à vivre semblable expérience, mais travailler cette matière-là en acteur et la voir se déployer à l’écran a été quelque chose de bouleversant.

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Walter White, votre rôle emblématique dans Breaking Bad, enfreignait lui aussi les règles morales de la société pour protéger sa famille. Comment avez-vous appréhendé cette similitude et la possibilité que l’héritage immense de Breaking Bad jette une ombre sur Your Honor?

D’un côté, il y aura toujours des similitudes à partir du moment où c’est moi qui joue les deux personnages. À mon âge, je suis plutôt enclin de toute façon à jouer des pères de famille (sourire). Mais d’un autre côté, Walter White était beaucoup plus méthodique dans son entreprise. Il l’a planifiée, organisée, soupesée et y est allé volontairement. Le juge Desiato a agi instinctivement, il a dû prendre une décision immédiate, en une seconde, parce que la vie de son enfant en dépendait. C’est son odyssée à lui. Les méandres de cette histoire dramatique réservent leur lot de surprises, à la manière d’une montagne russe qui alterne émotions, anxiété, tristesse et ne peuvent être tributaires de ce qui a précédé. En ce qui me concerne, les racines d’un acteur sont relativement peu profondes, en ce sens qu’elles doivent pouvoir changer de terrain relativement facilement. Après plusieurs années de Breaking Bad, il a bien fallu les enlever de ce terreau dont elles s’étaient accommodées pour aller les replanter ailleurs, quitter cette relation intense pour aller en trouver d’autres. J’essaie davantage de trouver des différences entre les rôles que de m’attacher à leurs ressemblances. Depuis Breaking Bad, j’ai appris que je devais suivre mon désir d’aller vers des rôles exigeants, des histoires fortes qui résonnent à l’esprit du public et les animent.

En tant qu’acteur, quelle satisfaction tirez-vous à insuffler de la vie à des personnages aux prises avec de tels enjeux? Vous sentez-vous en résonance avec eux? Apprenez-vous quelque chose?

Et bien, je suis quelqu’un d’imparfait (rires). Toute personne amenée à rencontrer, regarder ces personnages à l’écran se sent aussi certainement imparfaite, avec ses forces et ses faiblesses. Dans un récit dramatique, on a envie de voir un personnage qui est en conflit, qui a des failles, qui, peut-être, essaie de devenir quelqu’un de meilleur. C’est probablement une condition primordiale pour qu’un public accepte d’investir son temps, son énergie, sa sympathie pour soutenir ce personnage, de se projeter dans son dédale d’obstacles et de difficultés afin d’en sortir lui aussi meilleur. Il y a plusieurs méthodes pour y arriver: la comédie, la farce, le drame, la tragédie, l’onirisme, le réalisme… Notre travail consiste à raconter cette histoire le plus honnêtement possible et espérer que le public s’y retrouve, peut-être même ajuste son propre point de vue et change de perspective. Ce serait beau, non?

Loi du talion ou loi des Hommes? Entre les deux le juge balance.
Loi du talion ou loi des Hommes? Entre les deux le juge balance.© Skip Bolen/SHOWTIME

Le racisme structurel est devenu une préoccupation centrale et récurrente des séries, et Your Honor y prend sa part. Pensez-vous que ces récits peuvent contribuer à changer la société?

C’est très possible. La mission d’un artiste, si tant est qu’il en ait une, est d’être authentique et fidèle à la vérité, à ce qui se passe au quotidien. À l’utopie de société à laquelle nous aspirons. Et, à l’inverse également, à la société dystopique qui nous attend au tournant, si tout s’écroule. Notre boulot, en tant qu’acteur, est bien sûr de divertir en racontant une histoire. Mais si ce faisant, nous pouvons établir un socle socialement bénéfique pour tous, je suis partant. Dans Your Honor, nous montrons simplement, avec authenticité, les expressions du racisme: l’affligeante surreprésentation des Afro-Américains dans le système carcéral américain, la justice à deux vitesses qui frappe différemment les Afro-Américains et les Blancs privilégiés, les relations entre eux. Ce sont des faits établis. Peut-être, avec un peu de chance, ces éléments vont se planter comme des grains dans l’esprit des téléspectateurs, les stimuler à s’impliquer dans le travail social, la politique ou plus simplement à changer des choses dans leur quotidien. On ne le saura vraiment jamais, mais en tout cas, nous nous sommes appliqués à inclure cette situation et ses dimensions dramatiques dans le récit.

Comment avez-vous abordé le travail avec vos partenaires, notamment le jeune Hunter Doohan, qui joue votre fils Adam?

J’ai fait des tests avec quantité de comédiens pour le rôle d’Adam. Hunter a eu d’emblée cette capacité à faire remonter à la surface des éléments subtils, et a trouvé la bonne épaisseur pour les exprimer. Je me sens chanceux de l’avoir eu pour partenaire. Carmen Ejogo, qui joue le rôle de l’avocate Lee Delamere, dont Desiato est amoureux, Isiah Whitlock, Margo Martindale, Michael Stuhlbarg et Hope Davis sont tous des acteurs exceptionnels. Trouver des comédiens qui sont capables d’empoigner leurs personnages et de les sublimer dès la première lecture a été déterminant pour la force de la série.

Your Honor propose une version minimaliste et presque naturaliste de la série originale israélienne Kvodo. L’aviez-vous regardée?

Quand je développe un personnage, j’essaie de faire un maximum de recherches mais je ne peux me résoudre à regarder le même personnage joué par un autre acteur, fût-ce dans l’histoire originale. Je ne voulais pas être influencé par les choix d’un autre. J’aurai eu l’impression de lui voler quelque chose, même sans le vouloir. Il fallait que je trouve ce personnage moi-même, cette zone où il se surprend à faire un choix qui prend le contre-pied de ses valeurs, pour qu’il puisse, à son tour, inciter le public à se poser la question « que feriez-vous à sa place? ». Du coup, je dois avouer que je n’ai pas regardé Kvodo. Mais maintenant que mon travail sur Your Honor est terminé, je me réjouis de le faire.

Le bruit blanc de l’injustice

Your Honor raconte le switch opéré par un garant de l’équilibre des pouvoirs et du contrat social pour sauver son fils du précipice. Une série qui s’appuie sur son casting et sa gestion des angoisses et des silences.

Bryan Cranston, de magistrat à mystificateur dans Your Honor:

De la série israélienne Kvodo créée par Ron Ninio, Shlomo Mashiach et Ester Namdar, le scénariste Peter Moffat a préservé les dynamiques du renversement des valeurs et des principes éthiques.

Justice des hommes

Michael Desiato est un juge intègre de La Nouvelle- Orléans, prompt à révéler en plein prétoire les mensonges d’un policier tentant de couvrir une bavure. Lorsque son fils Adam (Hunter Doohan) prend la fuite après un accident de voiture qui laisse un jeune motard dans un bain de sang, il le convainc de se rendre à la police et d’expliquer les circonstances composites du drame (agression, attaque de panique). Mais lorsqu’il comprend que la victime est le fils de Jimmy Baxter (Michael Stuhlbarg), cruel chef de la mafia locale, il bat en retraite et décide de soustraire Adam à ce bras vengeur et à la justice des Hommes. Il use de toutes ses ficelles et relations pour anticiper l’enquête de police et éventuellement la mener vers de fausses pistes.

Boucs émissaires

Le bruit blanc maintenu par cet instinct de survie est en résonance avec les environnements sonore et visuel, qui alternent entre l’action soudaine, la peur et le fracas, et les quartiers déserts de La Nouvelle-Orléans, où survit une population afro-américaine qui n’a toujours pas digéré l’ouragan Katrina de 2005. Et qui fait un bien trop systématique vivier à boucs émissaires. Desiato porte lui-même le glaive de l’injustice dans les plaies endémiques de l’Amérique, un thème qui hante décidément la fiction dans un pays où les riches bénéficient de verdicts plus favorables que les pauvres, et pour des délits souvent bien plus graves, tandis que les Noirs sont surreprésentés dans les geôles, frappés de sentences disproportionnées.

Conférence du Bien et du Mal

La série, dans son dénouement, peine sans doute à dépasser le caractère spectaculaire et interpellant de ses prémisses. Mais elle l’entretient par la grâce d’acteurs qui génèrent de l’empathie, maîtrisent l’art de rendre palpable l’indicible, et par sa réalisation. Celle-ci, assurée par le réalisateur allemand Edward Berger (Deutschland 83, The Terror), laisse toute latitude aux silences pour pénétrer l’atmosphère et les visages. La frousse soudaine et la conférence instantanée qui se tient entre les instances du Bien et du Mal qui pilotent les décisions du juge Desiato, le menant au pire; la douleur, la colère et le désir de vengeance de Baxter. Chacune de ces manifestations se passe souvent de mots, mais la déflagration qui se joue en eux crève l’écran.

  • Your Honor. Une série Showtime créée par Peter Moffat. Avec Bryan Cranston, Hunter Doohan, Hope Davis. Dès le samedi 27/02 sur Be Séries. ***(*)

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