Critique | Livres

Une fille, qui danse: la fin d’une liaison

Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Julian Barnes lie la pure mécanique d’un roman à énigmes à la fouille élégiaque de temps amoureux enfouis. Qui a dit que plus on vit, moins on comprend?

Une fille, qui danse: la fin d'une liaison

Il y a quelques années, dans les couloirs du Tube, le Londonien Julian Barnes (Le Perroquet de Flaubert, Arthur & George) tombe sur un ancien camarade de classe. Les deux hommes résument leur vie à quelques faits, ravivent des souvenirs peuplés, puis l’ami retrouvé évoque la disparition de l’un d’eux, suicidé… 25 ans plus tôt. Dans la tête de Barnes, c’est la consternation: comment peut-on vivre si longtemps sans savoir? Et continuer de prêter vie aux gens qu’on a fréquentés? C’est bien connu: les interrogations ouvertes d’un écrivain font le terrain des romans à venir, dont celui-ci, Une fille, qui danse, lauréat du prestigieux Man Booker Prize 2011 enfin traduit. Soit l’histoire de Tony, soixantenaire retraité, qui replonge, suite à une mystérieuse lettre de notaire, dans des souvenirs parasités par l’idée du temps même –« Nous vivons dans le temps -il nous tient et nous façonne-, mais je n’ai jamais eu l’impression de bien le comprendre. »

Centre de Londres, début sixties. Anarchistes, méritocrates, Tony et trois amis de terminale n’en peuvent plus d’attendre les appels de la vraie vie. Prétentieux, ivres de théories et de sexe, ils attendent dans des pages hilarantes faites de frustration et de plaisir solitaire dans des chambres d’étudiants les effets d’une révolution sexuelle qui tarde à venir.

L’art de conclure

La première histoire, dès lors, va compter. Celle de Tony s’appellera Veronica. Une fille hautaine, réprobatrice sur laquelle il greffe des espoirs d’amour insensés. Un soir, elle danse pour lui puis l’invite à un week-end dérangeant dans sa famille avant de le quitter du jour au lendemain, non sans s’être donnée à lui. Quelque temps après leur rupture, Adrian, le plus brillant de ses amis, demande à Tony la permission de sortir avec Veronica. Maladivement jaloux, blessé dans son orgueil, Tony lui réserve une réponse bilieuse et assassine, dont il ne garde pas copie. Peu après, Adrian mettra fin à ses jours. Tony poursuivra les siens -un mariage raté, une vie morne et paisible, faite des « ambitions habituelles »-, mesurant leur valeur à l’aune de la disparition choisie d’Adrian. Fouillant, à l’heure des bilans, la médiocrité ordinaire et les veules compromis auxquels Tony a si souvent consenti, c’est à une succession de questions que Barnes invite dans une valse obsédante: sur quels mensonges s’est-on construit? Quels actes a-t-on précipité dans la vie des autres? Peut-on inverser le cours des choses?

Signant une réflexion vertigineuse sur le remord, Barnes expose ses lignes pénétrantes à l’amertume de l’échec. Ni victorieux ni vaincus, ses héros auront surtout goûté à la déception de l’âge adulte et ses sévères désillusions: « La vie déçoit. Parfois je pense que le but de la vie est de nous réconcilier avec sa perte finale en nous décevant, en prouvant, si longtemps que cela prenne, qu’elle n’est pas tout ce qu’elle est réputée être. »

Bien sûr, la traduction du titre est élégante –Une fille, qui danse-, mais les mots français font sans doute moins résonner la spécificité du The Sense of Ending original: comment finir une vie -et comment achever le roman qui en fait récit? En gardant, tapie jusque dans ses toutes dernières pages, une révélation digne d’un thriller ou quasi, Barnes force soudain le lecteur à tout réévaluer -le témoignage de Tony, mais aussi l’ensemble du livre qui s’achève-, donnant là une magistrale démonstration de l’art romanesque de la conclusion. La littérature sait décidément transformer des bouts de vies gâchées en exercice de fascination.

Une fille, qui danse, de Julian Barnes, éditions Mercure de France, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, 192 pages.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content