Laurent Raphaël

Grossesses nerveuses

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« On voit bien que ce n’est pas toi qui le porte. » Cette remarque, servie de préférence d’un air légèrement excédé, les futurs pères l’entendent en boucle pendant les neuf mois de grossesse de leur compagne, amante, épouse, avec une accélération notable vers la fin du bail.

Manière vicieuse pour la femme enceinte de se venger de son sort. Manière aussi d’exprimer des inquiétudes, des doutes voire des réserves sur cette maternité en gestation.

Ce cocktail explosif et longtemps prohibé, l’actualité culturelle nous le sert à profusion ces jours-ci, sous différentes formes mais toujours amères. Chez Claire Castillon, la procréation prend des airs de calvaire. Dans Eux, la narratrice réveille les démons d’une généalogie viciée, les voix du passé venant persécuter la parturiente jusqu’au dégoût de soi. Piquant et dérangeant. Moins borderline mais non moins douloureux, le récit du mal de mère que fait Olivia Elkaïm dans Nous étions une histoire convoque lui aussi des fantômes familiaux mal digérés qui étranglent l’amour d’Anita pour cet enfant pourtant désiré. Une variante hard du baby blues qui n’a rien d’une migraine passagère: ce sont bientôt des cauchemars d’infanticides qui hantent la jeune femme. Post Partum, le film de la Belge Delphine Noëls, avec Mélanie Doutey, enfonce le clou à l’écran. Une mère se met à douter à la naissance de son enfant, les sentiments n’affluent pas comme prévu, et c’est tout son monde qui s’écroule. Le cadeau était empoisonné. Autant de solides entorses au protocole du bonheur qui n’auraient tout simplement pas pu s’exprimer il n’y a pas si longtemps. Au-delà du terreau romanesque fertile de la grossesse (remember Rosemary’s baby de Roman Polanski), cette accumulation de symptômes est le signe que derrière les sourires de circonstance, le malaise couve souvent, d’autant plus profond et pénible qu’il se double d’un intense sentiment de culpabilité et de honte alimenté par le regard de l’entourage.

Il a fallu attendre Simone de Beauvoir et Le Deuxième Sexe pour découvrir qu' »on ne naît pas femme, on le devient« . Jusque-là, l’instinct maternel tout-puissant, ce mur porteur de l’identité féminine, empêchait l’idée même de voir dans la naissance autre chose qu’un heureux événement.

u0022Une fille biologiquement apte qui exprimait son intention de ne pas avoir d’enfant u0026#xE9;tait forcu0026#xE9;ment une folle. Elle refusait quelque part sa mission divine.u0022

L’existentialisme beauvoirien a semé la graine d’une autodétermination des êtres au-delà de toute transmission héréditaire ou spirituelle (ce qui lui a d’ailleurs valu quelques ennuis, notamment avec le Vatican, qui a mis son livre à l’index), les féministes se chargeant de l’arroser abondamment dans les années 70. Parmi elles, Elisabeth Badinter, intellectuelle Rive Droite qui, pour avoir eu trois enfants, n’en a pas moins plaidé, notamment dans L’amour en plus, pour que ses congénères soient libérées de l’obligation d’être mères, et pire que tout, bonnes mères. C’est-à-dire aimantes, protectrices, radieuses.

Mais ce discours iconoclaste était encore loin de faire l’unanimité. Et les personnages qui, comme l’égérie punk Lydia Lunch, osaient affirmer « Je suis terrifiée et mortifiée à l’idée qu’un alien se développe dans ce corps que j’ai déjà bien du mal à habiter, moi » étaient rares. On parlait de provocation isolée. Aussi, quand en 2002, Marie Darrieussecq mit à son tour les pieds dans le plat avec Le bébé, suivie en 2005 par Eliette Abécassis avec Un heureux événement, charge féroce et drôle n’épargnant pas l’enfant, ce « fossoyeur du couple et de l’amour« , ce fut un séisme. Et le début d’une prise de conscience. Ni activistes du women’s lib, ni icônes underground, des romancières « normales » exprimaient tout haut ce que beaucoup de femmes pensent tout bas. De quoi libérer un peu la parole. Un peu seulement. La vérité est parfois difficile à dire. Et encore plus à entendre…

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