Le duo avait rendu tout le monde dingue avec son tube Crazy. Il revient avec The Odd Couple, second album aussi costaud, mais plus sombre. Entretien exclusif.

I remember when, I remember, I remember when I lost my mind. A quoi reconnaît-on un classique? Par exemple, au fait que les premiers mots de ce texte ont suffi à retrouver l’air de Crazy, titre majeur de 2006, et plus largement des années 2000. Le moment fut assez inouï: dès son premier single, Gnarls Barkley enfonçait les portes des hit-parades avec ce qui allait directement devenir leur Hey Ya!, leur Seven Nation Army, le tube intemporel qui réussit à combiner accessibilité et crédibilité. En Angleterre, il a même fait l’histoire en devenant le premier titre à entrer dans les charts avant même sa sortie physique, sur le seul décompte des téléchargements. L’album St-Elsewhere suivra et confirmera avec sa pop maligne qui manie volontiers l’humour noir. Il se vendra à plus de 3,5 millions d’exemplaires.

Derrière le personnage fictif de Gnarls Barkley se cache en fait un vrai duo. Soit le producteur Danger Mouse (Brian Burton, 1977) et le rappeur/chanteur Cee-Lo (Thomas Callaway, 1974). Le chef d’orchestre – remarqué pour son Grey album, mix pirate entre le White album des Beatles et le Black album de Jay Z -, et le ténor vedette. Le metteur en scène et l’interprète principal. « C’est un vrai partenariat qui fonctionne sur le respect mutuel. Chacun cherche toujours à impressionner l’autre », nous dit Cee-Lo, accroché à l’autre bout du fil à New York. The Odd Couple, le second album du binôme, a beau sortir quelques jours plus tard, Gnarls Barkley met la pédale douce. Pas question de se laisser embarquer dans de longues tournées promo (ni de longues tournées tout court, d’ailleurs).

SOIR DE PLEINE LUNE

A croire que Gnarls Barkley s’est toujours un peu méfié du succès. En mai 2006, alors que le Crazy est en tête des charts depuis plus de deux mois, le duo arrêtera d’en livrer des exemplaires aux disquaires anglais. « Il y a une part de vulnérabilité dans notre univers qui fait qu’on doit protéger notre art. On fait donc attention, on essaie de contrôler la part de notre monde que l’on veut dévoiler. » Est-ce toujours possible? « Bien sûr, à partir du moment où je sais tellement de choses que vous ignorez! » (rires).

Voilà donc maintenant The Odd Couple, précédé par le single Run. C’est en partie vrai. L’album ne manque pourtant pas de fulgurances pop: elles sont peut-être juste un peu moins évidentes, lumineuses. La folie est toujours là. Who’s Gonna Save My Soul?, s’interroge ainsi Cee-Lo, toujours plus près du gouffre (à mesure qu’il se rapproche du gospel dans sa manière de chanter). Mais pour le coup, les tendances schizo-paranoïaques de Gnarls Barkley ont été mises sous camisole. Chimique?  » Gettin’ high cause I feel so low », avance notamment plus loin le chanteur soul (« De quelle drogue je parle? Je ne sais pas… Probablement plus qu’une »). Grand album de pop dépressive, St-Elsewhere dansait ses délires en plein jour avec un sourire ironique aux lèvres, là où The Odd Couple, plus nocturne , tente de cadrer davantage les choses. Responsable des textes, Cee-Lo explique volontiers: « Je ne suis pas toujours un gars super joyeux, je dois bien l’admettre. Et comme je ne sais pas tricher… ».

Thomas Callaway de son vrai nom est né à Atlanta, en Géorgie. Son père meurt alors qu’il n’a que deux ans. A 18, il perd sa mère, devenue tétraplégique suite à un grave accident de voiture, trois ans plus tôt. Après une scolarité chahutée, il se lance dans le rap avec le groupe Goodie Mob. Mais au moment où ses potes sont tentés de virer bling bling, il prend la tangente et sort deux albums solos. Succès critique, four commercial. Quand Danger Mouse l’accapare pour son projet, il vient de divorcer… Sur Who’s Gonna Save My Soul?, il chante « J’ai reçu des mauvaises nouvelles ce matin, qui en retour, ont fait ma journée ». De là à ce qu’elles constituent également le corps et le c£ur des chansons de Gnarls Barkley… « C’est vrai que les textes sont parfois assez sombres. Mais c’est naturel. C’est dans le cours des choses que le soleil se couche tous les soirs. Par ailleurs, s’il n’y avait que l’obscurité, vous ne pourriez pas vous reconnaître dans ces morceaux. Disons que le soir est tombé, mais qu’il fait pleine lune. » N’empêche: le désespoir point quand, sur Charity Case, « même mon ombre me laisse tout seul la nuit ». « Je ne parle pas forcément d’une profonde solitude. Quand mes yeux se ferment, que je m’endors, je sors de moi tout simplement. Tout le monde fait ce genre d’expériences, ces moments où vous vous retrouvez isolé, détaché, y compris de vous-mêmes. La pratique artistique peut engendrer cela aussi. Chaque album ressemble un peu à une expérience extracorporelle. C’est ce qui me fait aimer ce que je fais: ces moments où j’entends ma musique et où je suis étonné de voir à quel point elle est honnête, à quel point elle me ressemble. J’imagine que c’est ma vérité. » La musique comme expérience extrême donc, voyage intérieur qui ne peut qu’être remuant. Et cela même quand on pilote le projet à deux. « Vous pouvez vous retrouver dans une pièce surpeuplée et vous sentir isolé. A l’inverse, vous pensez parfois être à part, seul au monde et finalement, vous touchez un tas de gens. Vous créez des morceaux dans votre coin et vous vous rendez compte par après que d’autres personnes se retrouvent dans les textes de votre album par exemple. Cela dit, au départ, l’acte de création est solitaire et demande de se mettre à l’écart. C’est aussi de cela dont parlait Crazy : prendre la marge, s’isoler pour pouvoir créer. »

Que le spleen soit de retour dans la pop music est plutôt une bonne nouvelle. Avec cette petite touche de fantaisie et de surréalisme en plus, c’est encore mieux. The Odd Couple a beau être plus sombre que son prédécesseur, il n’oublie pas que l’humour est aussi la politesse du désespoir. Dans Would Be Killer, Cee-Lo se présente ainsi en serial killer potentiel. « En fait, c’est de la prévention », rigole-t-il, avant de prolonger: « A leur manière, nos chansons peuvent être thérapeutiques. Pour moi d’abord. Elles me donnent un but, une chose sur laquelle me concentrer, de l’espoir aussi. La musique m’a épargné pas mal de tracas. Sans ça, je ne pense pas que j’aurais été aussi optimiste. Alors, si une grande partie de ma musique vient de là, c’est aussi parce qu’elle est destinée à tous ceux qui n’ont pas la chance, comme moi, de trouver une perspective dans laquelle placer leur douleur. »

TEXTE LAURENT HOEBRECHTS

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