Laurent Raphaël

L’envers du décor

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’édito de Laurent Raphaël

Dans une société où le néolibéralisme fait la pluie et le beau temps, la réussite -matérielle, professionnelle, sentimentale…- sert logiquement de baromètre. Plus vous accumulez des points dans chaque colonne, plus vous vous rapprochez du bonheur. C’est du moins ce que tous les leviers de pouvoir (pub, médias, politiques…) nous promettent. Et si on avait tout faux? Et si cette vision positiviste n’était que le fruit d’un lavage de cerveau idéologique qui nous fait passer à côté de l’essentiel: la beauté de l’imperfection, de l’échec, de l’inachevé. Pour peu que l’on s’élève un instant au-dessus du brouillard dogmatique, la défaite prend soudain des accents moins dramatiques. Le chemin apparaît du coup aussi important que la destination. Pas sûr que celui qui piétine depuis des mois sur le seuil du marché du travail ou qui vient de retrouver ses valises sur le trottoir l’entende de cette oreille. Mais on peut légitimement interroger ce culte de la performance qui ferait de celui qui attrape la floche sur le manège le seul gagnant et de tous les autres des perdants, alors qu’ils ont pu en profiter quand même.

Pourquoi cracher dans la soupe? Au moins pour trois bonnes raisons. D’abord, parce que ça fait toujours du bien de quitter ses pantoufles pour adopter un autre point de vue sur le monde. Histoire de travailler le muscle de l’empathie. Ensuite parce que l’art nous invite sans cesse à casser le moule. En douce à travers quasiment toutes les oeuvres estampillées « auteur » -une injure dans le jargon des apôtres du capitalisme… Ou frontalement comme avec le festival transdisciplinaire du Beurs I fail good (lire le Focus de ce 28 septembre), qui inverse les pôles magnétiques et expérimente toutes les facettes jubilatoires de l’échec, entre accidents heureux et poésie du fiasco. Car mieux vaut souvent perdre avec panache que réussir sans mérite. Enfin, parce que les losers, si on ne les supporte pas dans la réalité, on les adore dans la fiction. Du Peter Sellers pourrissant la soirée d’un producteur de cinéma en vue dans The Party de Blake Edwards à la famille dysfonctionnelle réveillant le psychopathe qui sommeille en Matthew McConaughey dans Killer Joe, c’est l’étincelle des ratés qui enflamme la jubilation cathartique. Imaginez des films, des pièces et des romans qui ne mettraient en scène que des histoires de conquérants aux dents blanches à qui tout réussit, ce serait d’un ennui mortel. Comme un long fleuve de propagande pour l’UMP.

Emprunter l’autoroute à contresens ne nous rendra pas tous heureux d’être malheureux, mais au moins ça nous permettra de relativiser l’échec. Le sien ou celui de son voisin. Et d’offrir une alternative à un système qui non seulement tente de nous faire prendre des vessies pour des lanternes (qui peut croire qu’être riche, beau et bien accompagné immunise des névroses?) mais en plus nous incite à monter dans un ascenseur dont il scie lui-même les câbles. « Cibi condimentum est fames » (la faim est l’épice de tout plat), disait Socrate. A méditer.

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