Laurent Raphaël

Retour à la réalité

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

En parcourant dans le même élan les deux expos phares du moment à l’affiche à Bozar, les rétrospectives de Zurbarán et de Michaël Borremans, le vertige le dispute au questionnement.

L’édito de Laurent Raphaël

Vertige devant le mysticisme incandescent de certains portraits du maître espagnol, en particulier ceux de l’austère Saint François, qui suintent une ferveur sans falbalas à même de lézarder l’athéisme de marbre d’un Karl Marx. Et d’éclairer d’un jour nouveau la communion moite du prince des ténèbres, feu Daniel Darc. De quoi compenser un peu le pesant cortège d’enluminures et de natures mortes servi en même temps, reflets des tics et boursouflures d’une époque, le XVIIe, corsetée dans sa dévotion. C’est à peine si la radicalité des clairs-obscurs réveille ici et là une libido réduite au silence par tant de bondieuseries.

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Vertige à nouveau, et même à haute dose et sans réserve cette fois-ci, dans le second round du marathon, chaque tableau de Borremans (lire son interview dans le Focus du 21 février) entrouvrant une fenêtre sur l’âme humaine, côté cour plutôt que jardin. Ses toiles à l’étrangeté aérienne labourent nos zones d’inconfort, déchirent les voiles derrière lesquels sont entreposées des malles remplies de sentiments fracassés. Prenant à chaque fois par surprise notre regard et nos repères, ses créatures figées dans des poses incongrues (de dos, couchées à même le sol, le visage recouvert d’une pâte noire…) dérangent nos sens et nos habitudes. La beauté froide, nordique, théâtrale que distille le Flamand donne envie de pleurer à chaudes larmes sur son propre sort. Comme chez Bergman, une mélancolie vénéneuse s’échappe de ces êtres chosifiés. Aucune trace visible de Dieu ici, et pourtant un halo de spiritualité brûle dans le foyer de cette peinture méditative. Esthétiquement et techniquement, c’est imparable. Il faut dire que le Gantois a été à bonne école puisqu’il s’inspire des anciens, et notamment de Vélasquez, un contemporain de… Zurbarán.

Une double célébration de la peinture figurative qui a des airs de revanche. Pendant des décennies, elle a croupi dans le purgatoire esthétique. Toute représentation plus ou moins fidèle du réel ayant été bannie, soufflée par l’explosion de l’abstraction qui a accompagné la marche triomphale de la modernité, friande de nouvelles formes d’expression.

De même que le cubisme s’apparentait à une rébellion contre un académisme empesé et totalitaire, le retour en grâce de la figuration aujourd’hui délivre un message sur notre époque. On pourrait y voir un simple effet de renouvellement, une inversion des pôles qui conduit à prendre le contrepied de la mode précédente. Certes, il y a sans doute de cela. Mais cette réhabilitation inattendue répond peut-être aussi à un besoin pressant de revenir à des formes familières, à un monde palpable, sensible, comme un antidote à ce système qui a tout virtualisé, dématérialisé, jusqu’aux émotions, et qui a imposé la cadence frénétique et tyrannique de la machine. Bref, la figuration comme valeur refuge, véhicule de nos émotions profondes, manière de se réapproprier notre image, mais aussi le temps et l’espace à taille humaine, en marge du tumulte numérique.

Le corps retrouve du coup sa place dans le jeu fragmenté de l’art, sans menacer pour autant l’abstraction, désormais bien installée dans le paysage artistique. C’est donc en renouant avec son glorieux passé que la peinture retrouve paradoxalement une nouvelle jeunesse. Rendez-vous à Bozar pour s’en convaincre…

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