De la barbarie en milieu culturel tempéré

Au comptoir, un grand débat. Le concert de rock doit-il tenir de la barbarie pure plutôt que de la prestation culturelle chronométrée à la pointeuse? Devinez de quel côté penche notre gonzo éthylique? Sortie de route, track 25.

C’était le 26 janvier 1962, à l’Eldorado de Bruxelles (aujourd’hui UGC De Brouckère). « Drapé de cuir de la tête aux pieds, une chaîne de moto autour du cou, cheveux longs et brillantinés » s’y produisit Vince Taylor, le blouson noir archétypal. De sa vie entière, ce fut, je pense, le seul concert de rock auquel assista mon père. Du machin, il prit pas mal de photos, qui n’ont rien d’extraordinaires, mal cadrées, souvent floues, la plupart même complètement ratées. D’après les journalistes présents, ce fut une soirée plutôt calme mais n’en demeure pas moins qu’enfant et jeune ado, j’ai longtemps gardé l’impression que se dégageaient de ces clichés la furie, le chaos et la transgression. Il se fait aussi qu’au début des années 80, nous passions la plupart de nos vacances à La Panne et qu’à cette époque, chaque été, la station balnéaire accueillait le Seaside Festival, occasion pour tout un tas de punks de venir sur une promenade de mer sinon très familiale grimacer aux mémères, cracher sur leurs chienchiens et jeter des oeufs sur les enfants. Ceci et cela expliquent que dans mon jeune esprit, j’ai longtemps associé le concept de « concert de rock » à celui de « barbarie ».


Vince Taylor – Brand new Cadillac (live) par fredozydeco

Devenu ado et puis adulte, des concerts de rock, j’en ai finalement vu des centaines, dont pas mal menés par des types à côté de qui Vince Taylor passe pour Nana Mouskouri, applaudis d’un fond de fosse digne des Terres du Milieu. Grâce à Front 242, The Neon Judgement, aux Cramps et à d’autres, je me suis vite rendu compte qu’une certaine tension, un fond de méchanceté feinte ou non dans l’air, pouvaient générer une ambiance très appréciable. Que loin de semer la désolation des âmes, cette « barbarie » qui me faisait tant peur étant enfant s’avérait de fait souvent tenir de la valeur ajoutée. J’ai horreur du slam et de tous ces comportements idiots apparus lors du grunge, qui consistent principalement à se faire marcher dessus par des sacs à pus, mais j’adore sinon toujours autant le chaos joyeux et rigolard qui se vivait un moment chez les Pogues (farandoles-pogo!), Fishbone, les Black Lips ou encore les Chk Chk Chk de 2005. Mieux, plus je vieillis, plus je recherche et j’apprécie cela. Sans doute parce que tout cela tend doucement à disparaître.

Je parle ici en tant que CLIENT des salles de concerts, vu que 9 fois sur 10, je paye ma place sans recourir aux billets gratuits offerts aux journalistes. CLIENT, pas journaleux, ni partenaire de travail, vengeur masqué ou saboteur de soupières. Un mec qui se fait aspirer son fric et après n’est plus que très rarement content d’ainsi dilapider ses liquidités, vu que niveau accueil, encadrement et service, tout me semble désormais ourdi pour que le joyeux chaos que je recherche n’ait en fait aucune chance de se générer. Je me retrouve à des concerts dans des salles dont c’est le core-business et j’ai l’impression que tout y est chronométré afin d’éviter de payer des heures supplémentaires au personnel, qu’il y a plus de joie de vivre du côté de l’administration fiscale que derrière les comptoirs, que le service d’encadrement se recrute au retour de Bagdad et en garde les méthodes à la Blackwater de pacification dissuasive. Certains penseront que je vise ici principalement l’Ancienne Belgique, il est vrai devenue à ce niveau particulièrement sinistre. Mais en fait, j’ai bien l’impression que cette sinistrose se généralise, lentement, pas toujours de façon drastique, juste la permissivité bon enfant d’antan qui se grignote chaque jour davantage. Et ce, partout, y compris à l’étranger. Le pire, c’est que le public lui-même est de plus en plus truffé de graines de pisse-froids pointilleux qui exigent des prestations aseptisées, le silence des pochetrons, pas trop de mouvements de foule histoire de ne pas avoir de taches sous les bras ainsi qu’un horaire permettant d’attraper le dernier métro ou mieux, d’y caler la baby-sitter.

De tels cas de figures m’ennuient plus qu’une visite de clown au pavillon des cancéreux et c’est bien pourquoi, j’ai décidé de ne plus fréquenter que des concerts susceptibles de générer le chaos parce que les conditions s’y prêtent, que l’état d’esprit du public et des lieux est plus à la bamboula qu’à la consommation culturelle. Les rues, les bars, les discothèques, les afters, les befores, les appartements. Première mise en pratique de cette sage décision: Tristesse Contemporaine chez Mister Wong, bar bruxellois, entrée gratuite, concert à 23 heures, jeudi dernier. Résultat de l’expérience: gueule de bois d’anthologie, trou noir quasi complet, traversée de Bruxelles à pieds à 5 heures du matin, arrière-goût de Cognac durant les 3 jours qui suivirent, rendement professionnel plus qu’aléatoire. Verdict: finalement, peut-être que 2 pintes de pisse d’âne sans alcool le temps d’une prestation artistique validée par une pointeuse avec la bénédiction de la Vlaamse Gemeenschap ou de Fadila Lanaan, ce n’est pas si mal. Du moins pour la santé. Et si on aime la musique. Plus que la barbarie.

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Serge Coosemans

La semaine prochaine à Rome avec les siennes, Sortie de route reviendra le lundi 16 avril.

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