Serge Coosemans

Est-ce que Jean Tostaky Pigeolet kifferait une soirée Leftorium?

Serge Coosemans Chroniqueur

Serge Coosemans dans un bar en dehors de ses chemins balisés et de sa zone de confort, c’est l’assurance de voir se délier une langue fielleuse et quelques questions sur le conditionnement mental des différentes tribus noctambules. Derrière le rire, l’amer constat. Sortie de route, S03E08.

Quand je rentre dans un bar de nuit, populaire ou branché, il faut que ça pulse. Rock, funk, électro ou même mainstream, la musique se doit d’être salace, forte, magique. Il faut un casting de tronches qui promet l’aventure, une figuration plaisante, que ça gueule. Il faut assez de bouteilles pour pouvoir survivre à une guerre et, s’il peut être sympathique qu’il flotte dans l’air quelque tension, il est mieux que son petit fumet électrique reste cantonné au public et ne contamine jamais l’autre côté du comptoir; où le personnel se doit d’être rapide, efficace, marrant, en pleine possession de ses moyens. Quand je rentre dans un bar de nuit, j’ai principalement 3 questions en tête: « Qui sont les rigolos de service? », « Que fiche le DJ? », « Qu’est-ce qu’on picole ici? » Il m’apparaît que penser de la sorte dénote d’un esprit cool, à qui les pratiques noctambules sont très familières. C’est bien entendu complètement faux. En fait, c’est même exactement un mode opératoire identique à celui du touriste qui exige que l’indigène soit toujours souriant et que le Musulman serve le Pastaga en terrasse sans broncher. Je suis totalement conditionné, fermé même. Cela m’a encore été confirmé pas plus tard que samedi soir, alors que nous nous trouvions chez celui que nous surnommerons le spécialiste du mojito, sans plus de précisions, afin de ne pas blesser trop d’innocents.

Le spécialiste du mojito est un homme charmant, accueillant, causant. Il tient un troquet qui n’est ni branché, ni vraiment populaire, en dehors des circuits balisés. Ambiance chanson française, clientèle à priori PTB, bières artisanales; le tout animé par une volonté de faire les choses de façon plus « éthique » et « humaine ». On nous recommande ses mojitos à un prix défiant toute concurrence, alors on commande des mojitos à un prix défiant toute concurrence et il nous met à son comptoir environ un quart d’heure pour touiller du sucre en sachet dans du Bacardi. Pour le quasi puriste que je suis, c’est un scandale, et ma langue de fiel a bien envie de lui lâcher une grosse tirade à propos de « cette pisse de la CIA » mêlée à « ce cancer de Tirlemont ». Tout le bistrot ayant l’air de trouver cet amateurisme malgré tout très mignon, je me retiens. Je regarde ailleurs et ailleurs, il y a un type qui ressemble drôlement à Dieudonné, avec 20 ans et 20 kilos de moins. Il parle très fort, en articulant avec préciosité. Venant d’un monde nocturne où les gens parlent plus vite que dans les films de Martin Scorsese en distribuant allègrement des postillons aussi gros que des météorites, ça me paraît totalement incongru d’être comme ça posé. J’essaye de capter ce qu’il raconte mais un autre gars, qui semble quant à lui revenir du Mur de Garde de Game of Thrones, sort un mélodica de sa housse et se met à en jouer sur un accompagnement à la guitare.

Chez des génies comme Augustus Pablo ou même quand c’est Damon Albarn qui souffle dedans, le mélodica -qui tient à la fois du jouet, de l’harmonica et du clavier-, est un instrument formidable. Dans le dub et la pop, cela donne généralement une petite mélodie envoûtante et spectrale. Ce n’est malheureusement pas l’option musicale choisie par notre barbu du soir, qui fait plutôt sonner son machin exactement comme un accordéon. Ca me crispe. Ennemi juré de l’accordéon, inventeur de l’Intifadaccordéon, mon citron est d’autant plus piétiné par cette torture sonore qu’à la table d’à côté, un homme charmé par ces mêmes sonorités explique à ses camarades qu’il revient justement de Castelfidardo, la capitale mondiale de l’accordéon. Outre l’impression d’être prisonnier d’une secte d’adorateurs des valises à proutes, je ressens soudainement un violent manque pour l’écoute de Front 242 à volume élevé. Histoire de noyer ce qui pourrait virer en terrifiante angoisse, je me précipite au bar commander une vodka. C’est alors que ce même type essaye de me gratter dans la file.

Habillé d’une marinière à rayures rouges, il ressemble à Stéphane Liberski qui se serait déguisé en Bertrand Cantat. Je décide de le surnommer Jean Tostaky Pigeolet, les fans des Snuls apprécieront. Le bonhomme essaye donc de passer commande alors que c’est mon tour et dans un café rock ou techno, il y aurait eu tape sur l’épaule, sourires, bonnes blagues, connivences. Là, loin de tous mes repères, mon sens de l’humour et mon relativisme social sont totalement rabougris et j’aboie. Ne me viennent sur le bout de la langue que des horreurs beaufisantes anti-gauchistes que même John Wayne et Eric Zemmour trouveraient un poil gratinées. Mes traits se durcissent, ma tronche se détraque, je nie maladroitement l’offre d’apaisement. On s’en va. Pas vexés mais presque! La mine renfrognarde, marre de tout ça! Jean Tostaky Pigeolet me prend alors très certainement pour ce que je suis: un spécimen de ces gens qui se disent très ouverts et partout à l’aise mais sont néanmoins prêts à ficher tous les fans de Bénabar à la Sûreté de l’État et à passer par les armes les braves bites qui polluent un mojito au Bacardi. Moi Président, je donnerais même l’ordre de bombarder Castelfidardo, tiens. Une question me hante toutefois depuis ce sketch illustrant parfaitement le conditionnement mental des différentes tribus noctambules: est-ce que Jean Tostaky Pigeolet kifferait une soirée Leftorium?

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