Les sables émouvants du festival Taragalte

Quelque 2500 personnes se sont retrouvées dans le désert marocain pour la 8e édition du festival Taragalte. © Sarah Hickson
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Du 27 au 29 octobre dernier, le festival Taragalte convoquait les musiques nomades en plein désert, sur fond de mobilisation écolo et de questionnement féministe. Reportage aux portes du Sahara.

Ce n’est qu’à une quinzaine de kilomètres du but qu’un panneau annonce enfin: « Attention désert. L’eau est ici un trésor. Utilisez-la avec modération.« Un autre prévient encore: « Traversée de chameaux« . M’Hamid El Ghizlane n’est plus très loin. C’est là, à quelque 400 kilomètres de Marrakech, qu’a lieu le festival de Taragalte. Trois jours durant, du 27 au 29 octobre dernier, l’événement s’est planté en plein Sahara.

Dernière oasis sur la piste de Tombouctou, situé à une vingtaine de kilomètres de la frontière avec l’Algérie, M’Hamid fut un point de passage important pour les caravanes nomades. Aujourd’hui, l’endroit est surtout devenu la porte d’entrée des excursions et autres treks organisés dans le désert. Personne ici ne fait la fine bouche: le tourisme est devenu l’une des dernières activités rentables dans une commune qui a vu sa population décliner décennie après décennie. C’est que, jadis luxuriante, l’oasis souffre. « Jusque dans les années 80, il y avait de l’eau en permanence dans la vallée. Les trois strates classiques de l’écosystème oasien étaient même présentes: les palmiers, les arbres fruitiers, et les cultures maraîchères. Aujourd’hui, il ne reste plus que les palmiers dattiers. » Tunique bleu ciel et chèche blanc, Halim Sbai pointe du doigt une parcelle où poussent de nouveaux arbres. « Regarnir la palmeraie et maintenir l’activité humaine, c’est la seule manière d’arrêter l’avancée du désert. » À côté de la variété locale a été planté un autre type de palmier, développé « in vitro » par l’Institut national d’agronomie du Maroc. Il est censé résister au champignon bayhoud qui fait des ravages dans la région. « Mais ses cycles sont plus longs, et il consomme plus d’eau…« , glisse Halim Sbai. Rien n’est simple ici. Il en faut toutefois davantage pour décourager celui qui, avec son frère Brahim, est à l’origine du festival.

Désert vert

Avec son accent sahraoui qui tanne et roule les « r », et ses longs cils, Halim Sbai a des airs hollywoodiens de prince du désert. Hyperactif, il est du genre à être partout à la fois: vous le quittez à un endroit et le retrouvez cinq minutes plus tard à l’autre bout du site. Il faut dire qu’il est ici chez lui. Littéralement. « Je suis né à cinq kilomètres d’ici, sous la tente. » Issu d’une famille nomade aujourd’hui sédentarisée, Halim a étudié à Marrakech. Un diplôme d’économie en poche, il décidera toutefois de revenir sur ses terres. On est au début des années 90. « Une période où le tourisme s’est beaucoup développé.« Une aubaine dans une région où les perspectives économiques sont maigres. Mais qui n’est pas sans causer des dommages collatéraux. « Quand on s’est lancés dans le secteur avec mon frère, on s’en est vite rendu compte. En constatant par exemple les dégâts que peuvent causer les quads ou les 4×4 quand ils s’aventurent dans des zones plus fragiles. On a voulu gagner notre vie, mais en développant un tourisme respectueux.« 

Une programmation aussi riche que ses à-côtés.
Une programmation aussi riche que ses à-côtés.© Sarah Hickson

Dans ce coin du pays, on n’a pas attendu les résultats des sommets climat (la Cop22 l’an dernier, à Marrakech) pour se retrousser les manches. Sans doute parce que la nature n’est pas ici une donnée abstraite ou un artefact quasi muséal. Elle est au contraire présente partout, sauvage, violente, fascinante. À l’origine, Taragalte est donc un mouvement lancé pour préserver M’Hamid et le désert. Ce n’est qu’en 2007 que les frères Sbai, invités par le Paléo Festival en Suisse, croisent des musiciens venus du Mali, du Niger, d’Algérie, etc., et imaginent donner une dimension plus culturelle à leur démarche. Pourquoi ne pas rassembler les différentes communautés du Sahara autour d’un festival? La première édition a lieu en 2009, à l’arrache, sans aucun subside. Depuis, Taragalte a réussi à se maintenir, voire à prendre aujourd’hui une ampleur inédite.

Cette année, la huitième édition de l’événement a ainsi attiré, à la grosse louche, quelque 2 500 personnes. Dont pas mal de jeunes Marocains, mais aussi de nombreux Occidentaux: amateurs de musiques « world », familles avec enfants en quête de vacances « différentes », ou encore backpackers post-hippies se rassemblant tous les soirs sur les dunes, pour assister au coucher du soleil en écoutant du Bob Marley.

L’affiche même du festival proposait une quinzaine de groupes. D’Aziz Sahmaoui et son University of Gnawa (surtout connu par ici pour sa participation à l’Orchestre de Barbès et sa collaboration avec l’icône jazz fusion feu-Joe Zawinul) aux musiciens d’Ali Farka Touré, en passant par les Filles de Illighadad, venues tout droit du Niger. Mais plus encore que par une programmation ronflante, c’est par ses à-côtés que l’événement trouve son identité. Imprévisible comme peut l’être le désert, le festival Taragalte donne l’impression qu’il se passe toujours quelque chose. Une jam à la belle étoile, s’étirant autour du feu, jusqu’au coeur de la nuit. Des musiciens gnawas qui, dès le grand matin, concassent leurs doubles castagnettes métalliques (qraqeb). Ou encore une course de chameaux ici, des danses traditionnelles là…

Les piliers de la tente

Lalla Badi
Lalla Badi© Sarah Hickson

En outre, le festival avait décidé cette année de mettre les femmes à l’honneur -« les piliers de la tente« , pour reprendre l’expression du directeur. La programmation de la dernière soirée était ainsi entièrement féminine, pouvant notamment compter sur la présence de Lalla Badi. À 80 ans, la « Cesária Évora du désert » reste une icône de la musique tendé, poètesse de la résistance touareg (dont on raconte qu’elle n’hésitait pas à cacher des armes dans ses bagages), qui a tracé la voie pour des groupes superstars comme Tinariwen.

Des conférences étaient également prévues, dont une consacrée à la thématique « Femmes, culture et développement« . L’occasion d’un déferlement féministe? Ghita Khaldi, trentenaire de Casablanca, à la tête de plusieurs initiatives culturelles (Afrikayna, Africa Art Lines, etc.) donne sa version: « Est-il plus compliqué d’oeuvrer dans la culture quand vous êtes une femme? Au Maroc, je pense que c’est compliqué tout court de bosser dans ce secteur, peu importe le sexe. » Ce qui n’empêche pas la femme de se voir attribuer un rôle un peu particulier. « Quelque part, c’est elle qui est en grande partie la garante des traditions. À ce titre, elle est porteuse d’un héritage qui a tendance à disparaître avec l’uniformisation de la consommation culturelle des nouvelles générations. »

Ces derniers mois, à l’instar de ce qui se passe en Europe ou aux États-Unis, le Maroc aussi a dû monter au créneau face, notamment, au problème du harcèlement de rue. « Femmes, le grand malaise« , titrait ainsi Afrique Magazine en octobre (revenant notamment sur l’attaque d’une jeune femme dans un bus, filmée et diffusée par ses agresseurs sur Internet). Aux portes du désert, pourtant, l’émancipation féminine prend une autre couleur, adopte d’autres tons. À l’instar du projet Carpet of Life, porté par deux Flamandes. Sorte de remake du film La Source, il a permis à une soixantaine de femmes de sortir de l’isolement en se retrouvant autour du métier à tisser: avec les tissus envoyés par des particuliers, les femmes de M’Hamid réalisent des tapis, suivant des patrons dessinés sur place. Où la tradition qui enferme là-bas peut devenir une richesse ici.

Oum
Oum© Sarah Hickson

Lors de sa dernière soirée, le festival accueillait ainsi Oum, la marraine de l’événement. À bientôt 40 ans, la chanteuse est l’une des voix les plus importantes de la scène marocaine. Influencée au départ par les idoles soul, elle a lancé sa carrière en France avant de revenir au pays, où elle a renoué avec certaines racines musicales. Au sortir de son concert, planquée au fond de la tente servant de coulisses, arborant un large sourire, elle prenait ainsi un malin plaisir à dégommer les caricatures: « Ce soir, j’ai vu beaucoup d’étudiants, ce qui me rassure sur la vivacité de la jeunesse de mon pays. Certains ont loué des mini-vans pour venir jusqu’ici. Parmi eux, de nombreuses filles sont venues, parfois seules. Elles sont là, elles sont bien, à moitié habillées, à moitié déshabillées (sourire). Elles kiffent le soleil, la musique, elles sont bien dans leur peau. Cela me fait très plaisir. Et je suis contente que vous soyez là pour l’observer.« Elles contrastent volontiers avec les femmes du lieu, largement vêtues? « C’est vrai, elles sont voilées. Mais je suis là pour dire que ce n’est pas le voile d’une religion, ce n’est pas un voile d’une timidité ou d’une retenue. C’est juste un habit qui est le plus pratique qu’on puisse porter dans le désert. D’abord parce qu’il est libre et ouvert, tissu de 5 mètres sur 1,4 que l’on ne touche pas avec une aiguille, qui ne va jamais chez le couturier ou le tailleur. C’est un vêtement ample qui renaît chaque fois, qui a plusieurs fonctions et utilités. Alors oui, je vous l’accorde, il y a peut-être des codes qui tiennent à distance. Moi aussi, au début, quand je suis venue ici, je côtoyais davantage les hommes. Mais avec le temps, j’ai pu me rapprocher des femmes, passer au-delà des apparences et me faire ma propre opinion. En général, les gens ici sont un peu secrets. Mais si vous allez vers eux, ils vous le rendent bien. »

Spleen du désert

Les Filles de Illighadad
Les Filles de Illighadad© Sarah Hickson

La première fois que Fatou Seidi Ghali a quitté le Niger, c’était l’an dernier, pour donner un concert en Suède. La jeune femme et sa cousine Alamnou Akrouni avaient alors débarqué en plein hiver. La neige avait évidemment envahi les rues. Elles n’avaient jamais vu ça. « Chez nous, si vous voulez de la glace, vous devez en acheter. Là, il y en avait partout, par terre, sur les toits, etc. » Allongée sur sa paillasse, dans les « loges » des artistes du festival Taragalte, Fatou raconte l’anecdote paresseusement. Le visage imperturbable à la Buster Keaton, elle ne sourit pas. Elle ne sourit jamais.

Avec Alamnou, elles forment Les Filles de Illighadad, du nom du petit hameau dont elle est originaire, dans la région de Tahoua. Inutile de chercher le bled sur Google Maps: il ne s’y trouve pas. En gros, l’endroit se résume à « quelques tentes, une école et quelques cases en argile« , explique leur cousin Ahmoudou Madassane, qui les accompagne sur scène et qui sert de traducteur. Récemment, leur manager français a voulu les retrouver sur place: il a dû rebrousser chemin. Impossible de financer l’escorte armée exigée par les autorités, dans une région où les groupes djihadistes ont tendance à pulluler…

C’est pourtant bien de là qu’a démarré l’histoire musicale des Filles. Il y a trois ans, l’Américain Christopher Kirkley, musicologue passionné par les traditions du Sahara, dérive sur le Net et finit par tomber sur une vidéo de Fatou jouant de la guitare lors d’une fête locale, à Illighadad. Il est forcément intrigué: dans la tradition touareg, et la musique tendé en particulier, les femmes jouent des percussions, mais jamais de guitare. En creusant, il découvre que Fatou est l’une des deux seules musiciennes à faire exception à la règle. Il décide alors de se rendre sur place, guidé par Ahmoudou Madassane. Sur place, il enregistre une série de morceaux, qu’il finit par publier sur son label Sahel Sounds. Entièrement acoustique, la musique proposée est saisissante. Version rurale du blues touareg, les morceaux des Filles d’Illighadad sonnent comme des comptines ancestrales, instantanément captivantes.

Les sables émouvants du festival Taragalte

Aujourd’hui, les filles sont trois (Mariama Assouan les a rejointes). Lors de leur dernière tournée, elles ont profité d’un arrêt à Cologne pour rentrer pour la première fois en studio. Le résultat de ces sessions vient de sortir. Il est intitulé Eghass Malan. « C’est le nom d’un chameau. Celui qui, dans la tradition, sert à payer la dot« , détaille Fatou. Passée à l’électricité, leur musique n’a rien perdu de son immédiate beauté, ni de sa tenue hiératique. C’est pareil sur scène. Alamnou tapant sur sa calebasse, placée sur une bassine d’eau, et Fatou déclinant les arabesques sur la guitare, accompagnée par Ahmoudou Madassane. Stoïques, dans leur monde, entremêlant leurs voix avec un naturel confondant, Les Filles sont punk à leur manière. Finalement, au bout de quelques morceaux, Fatou laisse tout de même deviner un sourire. Le désert se mérite.

• Les Filles de Illighadad, Eghass Malan, distr. Sahel Sounds. ****

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