Serge Coosemans

L’underground, ce Purgatoire de la hype

Serge Coosemans Chroniqueur

Un dîner entre voisins fans de techno bien arrosé, du gin agrémenté de lamelles de gingembre de take away à sushis et hop, voilà Serge Coosemans qui part en freestyle sur la notion d’underground. Sortie de route, S03E12.

On en était à tremper dans nos verres de gin de ces lamelles de gingembre en sachet, fournies par les take away à sushis, quand mon jeune voisin, gros fan de techno, en vint à me demander ce que signifiait pour moi la notion d’underground. Bien dressé par le brainwash égalitaire et relativiste contemporain, également parfait dans mon rôle de vieux con déclassé, j’ai répondu du tac au tac, sans trop réfléchir, que cela n’existait plus. J’ai répété ce lieu commun qui veut qu’avec Internet, il y a trop de médias et de gens au taquet, à l’affut du moindre soubresaut culturel. Cela rendrait quasi impossible l’émergence d’une nouvelle contre-culture capable de pleinement s’épanouir avant la récupération commerciale. La mode, les magazines, le monde du fric recyclent bien trop jeunes et immatures les idées les plus novatrices, pour les vider totalement de leur substance ainsi que de leur potentialité. Jadis politique, l’underground ne serait plus qu’une étiquette esthétique, une pose identitaire snobinarde, un militantisme gnangnan, voire même le parfait alibi quand on ne réussit pas à percer. Avec le voisin, on a fini nos verres, on est retournés chacun dans nos nids et je me suis alors retrouvé à fixer le plafond, pas vraiment sûr de vraiment croire ce que je venais de débiner. Ce n’est que ça, l’underground? Vraiment?

Tournons-nous vers celui qui en a le mieux parlé: Jean-François Bizot, créateur des magazines Actuel et Nova, éditeur de plusieurs numéros spéciaux et même de belles anthologies consacrées au sujet. « La rectitude d’une oeuvre n’interdit pas la réussite. L’argent ne détruit pas forcément le talent », écrivait-il dans un édito de novembre 2001, introduisant une livraison de Nova Magazine entièrement consacrée à l’idée d’underground, sans que personne n’arrive à réellement s’y retrouver sur une définition contemporaine. « Underground pour petits bourgeois friqués. Stop. Underground tu es mon Soleil. Stop. Underground n’existe plus, chloroformé par la récup. Stop. Underground guide de la vie. Stop. », y écrivait un Bizot plutôt indécis. Marrant, 12 ans plus tard, même les différentes versions de Wikipédia n’arrivent pas à se mettre d’accord. Pour l’anglophone, l’underground recouvre « toute forme d’art qui opère en dehors des normes conventionnelles » tandis que les contributeurs français de l’encyclopédie en ligne parlent plutôt « d’opposition à l’industrie culturelle mais en relation dialectique avec elle », rajoutant que la notion a été « dépassée et réactualisée par la culture numérique » et que tel « artiste underground peut, quelques années plus tard, devenir overground ».

Bref, les Frenchies se font plus darwinistes que la poule descendant du diplodocus. L’underground serait pour eux un vivier où les nouvelles tendances bataillent afin de préfigurer le mainstream de demain, voire d’après-demain. Ce n’est pas vraiment comme ça que pensent les anglo-saxons, chez qui l’underground peut aussi et surtout en fait davantage tenir du choix. En 1979 déjà, le sociologue culturel Dick Hebdige écrivait dans Sous-culture: Le sens du style (disponible en français chez Zones): « Il n’est de sous-culture qui se soit efforcée avec une détermination plus implacable que celle des punks de s’exiler du territoire rassurant des formes standardisées, ni d’attirer sur elle-même un désaveu aussi virulent. »

Bien sûr, c’était avant la récupération commerciale du punk, avant les T-shirts Ramones chez H&M, avant Johnny Rotten faisant sa pub pour le beurre anglais. S’y trouvait quoi qu’il en soit déjà l’idée d’un underground vu comme une zone non seulement inexplorée par les journalistes, les hipsters et le grand-public mais qui leur serait, en plus, assez inhospitalière. Difficile d’accès, une sous-culture inexploitable par l’industrie des loisirs, secrète, codée, d’un romantisme abscons pour tout non-initié. Une sous-culture qui demande un engagement total et pas juste un peu de curiosité consumériste. Le Purgatoire de la hype. Une vocation. Un snobisme aussi, forcément, mais le snobisme n’est pas toujours une tare. Underground, au meilleur sens du terme, en 2013, je crois aussi que c’est zéro égo. Refuser la visibilité, ne pas chercher la reconnaissance. Se contenter d’un service strictement communautaire.

« À chacun son underground », concluait Jean-François Bizot en 2001, incapable de trancher entre les dizaines de définitions contradictoires proposées par ses collaborateurs et ses lecteurs. La mienne tient dans ce seul concept de choix, définissant l’underground comme un mode opératoire et une ligne de conduite pleinement assumée. Alléluia! J’ai finalement bien des choses à redire sur le sujet. Voisin, prépare les lamelles de gingembre, j’amène le gin.

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