L’antre de Bacon

© Reuters

L’atelier que le sulfureux peintre irlandais occupa pendant trente ans est transposé à Bruxelles. Son contenu comptabilisait pas moins de 7 500 objets et documents de toutes sortes dont 1 500 photographies.

L’oeuvre de Francis Bacon est largement reconnue comme l’une des plus impressionnantes de l’art expressionniste de la seconde moitié du XXe siècle. Corps torturés, tas de viande pour certains, animalité pour d’autres, ces êtres sans articulations, encagés parfois, glissant souvent et hurlant, suspendus dans l’espace, sont reconnaissables entre mille. Lorsqu’il meurt en 1992 à l’âge de 83 ans, son atelier londonien situé dans le quartier de Kensington est fermé. Tant que dure le règlement de la succession, personne ne vient donc troubler le désordre absolu du lieu. Le sol est jonché de couleurs et de documents. La porte elle-même a servi de palette et les murs sont maculés. Mais que deviendra ce lieu d’exception métamorphosé au fil des ans en véritable capharnaüm ? Suite à la décision, six ans plus tard, de reconstituer à l’identique ce lieu hors du commun dans la City Gallery The Hugh Lane, de Dublin (Bacon est irlandais de par sa naissance), commence un long travail d’inventaire. Soit 7 500 pièces parmi lesquelles des objets attendus (la multitude de pinceaux, tubes de couleurs et dessins préparatoires) mêlés à d’innombrables  » documents  » (photos, magazines, livres, pages arrachées…). Savait-on par exemple qu’il utilisait des bigoudis pour étendre la couleur ? Une fois ce travail scientifique, unique dans le monde, réalisé, tout fut emballé en quatorze jours, y compris l’épiderme des murs, du plafond et du plancher. A Bruxelles, l’exposition propose non pas une reconstitution de ce type, mais un parcours en trois temps. Visite.

Entrez dans l’arène

Comme le révèlent les photographies de Perry Ogden prises à Londres, l’atelier peut évoquer un tas de compost. Tout y est jeté, déposé, tombé, piétiné. A coups de rouleaux de peinture et de gestes vengeurs, les murs ont été noircis. A coups d’éclaboussures, le plancher s’est couvert alors que le miroir s’opacifie sous les giclées. Sur les étagères, les caisses et les chaises, les pots de couleurs s’entassent en équilibre instable. Les uns sont prêts au combat, d’autres vides et enfouis au milieu de vieux tissus rougis et d’outils hors d’usage. Entre tout cela, il y a bien un chevalet, parfois, un fauteuil où posera, le temps de prendre une photo, un ami proche. Mais surtout parmi les cartons éventrés, c’est une multitude d’images photographiques qui se sont éparpillées.

En effet, Bacon ne travaillait pas d’après nature. Mais son regard se nourrissait de documents photo. Le thème principal de son oeuvre étant la représentation de l’humain, il collectait d’innombrables clichés de lui-même et de ses compagnons de route. Comme beaucoup de peintres, il se cherchait aussi à travers la rencontre de l’art des autres qui l’avaient précédé sur cette voie. Ainsi possédait-t-il 16 monographies de Michel-Ange, des ouvrages sur Velásquez ou encore Van Gogh, ses trois grands frères de sang. Il collectait surtout les reproductions de leurs oeuvres et bien d’autres photos venues en droite ligne du cinéma comme celle de cette femme hurlante tirée d’une scène fameuse du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein :  » J’aime la couleur et le luisant qui viennent de la bouche « , confia-t-il à Michel Archimbaud. Ce qui explique aussi la présence d’un manuel des maladies de la bouche au côté d’autres images, de foules ou de massacres, de sportifs, de mécaniques ou d’animaux. Ainsi un ensemble de 200 clichés de Peter Bread tirés d’un reportage (La Fin d’un monde, 1965) consacré à la faune sauvage. On trouve, aux côtés des magazines les plus divers, des livres scientifiques et parmi eux, plusieurs éditions du fameux Human in Motion sur la décomposition du mouvement photographié à la fin du XIXe siècle par Muybridge :  » On peut être provoqué à la création par tout et n’importe quoi « , disait-il.  » 90 % du temps, je trouve les photos plus intéressantes que la peinture.  » Alors, il les accumulait. Elles demeuraient là, en attente d’un regard au hasard d’un jour. Mais il les provoquait à son tour en les piétinant, les pliant, les déchirant, les souillant puis les regardant à nouveau faisant de ces blessures le point de départ d’une nouvelle idée.

Dans la troisième salle, un ensemble de tableaux inachevés, allant des années 1940 à l’oeuvre ultime permettent enfin l’approche de ces premiers gestes qui, au fil des jours, se métamorphoseront sous le coup des accidents, hasards et autres chemins de traverses :  » Il y a toujours, en peinture, une part de maîtrise et une part de surprise « . Seul regret dans l’exposition : l’absence de tout tableau achevé. Et dire que dans les réserves de nos musées des Beaux-Arts, à deux pas du lieu de l’exposition actuelle, dort Le Pape aux hiboux, de 1966…

Changing States, au, Bozar, 23 rue Ravenstein, à Bruxelles. Du 28 février au 19 mai, du mardi au samedi, de 10 à 18 heures, le jeudi jusqu’à 21 heures. www.bozar.be

GUY GILSOUL

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