Ceci n’est pas un spectacle de danse africaine

De-Apart-Hate, de Mamela Nyamza avec Aphiwe Livi. © John Hogg/Dance Umbrella
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Inépuisable et audacieuse, la danseuse et chorégraphe sud-africaine Mamela Nyamza invite à ne pas fermer les yeux sur les dures réalités de son pays sous prétexte que l’apartheid a été aboli en 1991. Présenté en première belge à Liège dans le cadre du Festival Pays de Danses et de son focus sur la patrie de Nelson Mandela.

Épître aux Éphésiens 6, verset 5; évangile selon saint Jean 8, verset 7; Lévitique 18, verset 22… Avant d’entrer dans la salle de la Grande Main sur la scène de laquelle sont installés les gradins, le public peut lire, affichés sur la porte, des extraits de la Bible parlant notamment de l’interdiction des relations homosexuelles, du devoir d’obéissance aux maîtres et de la lapidation de la femme adultère condamnée par le Christ. Ces versets, également repris dans le programme, la chorégraphe, danseuse et militante sud-africaine Mamela Nyamza va en répéter les références jusqu’à plus soif au cours du spectacle, scandés de « Hallelujah » et « A-men ». Sous ses dehors de spectacle de danse africaine, son De-Apart-Hate est une charge osée, courageuse, à la fois subtile et virulente, contre les dogmes du christianisme qui ont servi -et servent toujours- à asservir les populations noires et, parmi elles, plus encore les femmes.

Tout avait pourtant bien commencé. Le public -quasi exclusivement blanc- est salué à son entrée par les deux interprètes, Mamela Nyamza, robe en cuir noir terminée par du tulle blanc et escarpins argentés, et Aphiwe Livi, costume avec cravate. Poignées de main, sourires, distribution des feuillets avec les paroles du chant. Comme une entrée à la messe. La musique, sorte de gospel à l’africaine, résonne plein tube. Les deux danseurs incitent les spectateurs à bouger aux rythmes de l’hymne avant de se mettre à danser eux-mêmes au milieu, à l’unisson, secouant les hanches, tapant des mains. Les gestes sont répétitifs, il fait chaud, la sueur perle. Et puis ça diminue. Jusqu’à l’immobilité, jusqu’au silence. Les deux danseurs sont assis sur un banc au fond de scène, peint aux couleurs de l’arc-en-ciel (« the rainbow nation », c’est ainsi que l’archevêque Desmund Tutu a surnommée l’Afrique du Sud post-apartheid) et qui, on s’en rend compte assez vite, ne tient pas en équilibre. C’est une bascule, métaphore des inégalités. Mamela Nyamza et Aphiwe Livi y restent longtemps, bougeant à peine. Sur les visages des danseurs les sourires ont disparu. Sur les visages des spectateurs aussi, qui commencent à s’impatienter. Plusieurs minutes passent. N’y tenant plus, une femme apostrophe en wallon les interprètes, un homme embraie. On est au bord de l’implosion. Heureusement, la danse redémarre… Cette séquence de provocation orchestrée par Mamela Nyamza, qui éclaterait en principe dans tout spectacle de danse où « on ne danse plus », est d’autant plus violente qu’elle se joue entre un public blanc et des danseurs noirs, révélant le fossé qui, malgré toute la bonne volonté de l’assistance, persiste entre les couleurs de peau, ici comme là-bas. Un moment d’inconfort qu’ont aussi vécu les spectateurs pâles et pâlissants au début du Malcolm X monté par le KVS et passé par Liège.

Quelle est la part d’exotisme facile attendue d’un spectacle venu de si loin ? Quand Mamela Nyamza exécute les pas traditionnels sensualisant au maximum son fessier serré dans le cuir, c’est pour mieux prendre le public à contre-pied. Et elle ne recule devant rien. Après la transformation de l’auditoire en éphémère chorale xhosa (après des siècles de colonisation, c’est ici le Blanc qui apprend la langue du Noir, et non l’inverse), voilà que le prêcheur du duo balance du « the racism is you, My God », une chaîne de reproches lancés à Dieu lui-même. Jambes écartées, Mamela Nyamza croise avec humour masturbation et feuilletage de la Bible, page par page. « Almost there », « I am amost done »… C’est couillu. Ou plutôt elle a « du clito », pour citer une lauréate cannoise. On ressort de là sans sourire béat, mais la tête toute secouée. Les vérités qui dérangent sont toujours bonnes à dire.

De-Apart-Hate, vu le 2 février au Théâtre de Liège, dans le cadre du Festival Pays de Danses, jusqu’au 24 février, www.theatredeliege.be

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content