Young Fathers, quand la pop va de traviole

De gauche à droite: Kayus Bankole, Graham Hastings et Alloysious Massaquoi, les trois membres de Young Fathers. © KATHERINE ANNE ROSE
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Qui a dit que la pop était devenue un format balisé et sans aspérité? Celle des Young Fathers continue de marcher de travers sur leur troisième album, à la fois tendue et euphorique. Explication avec les intéressés.

C’est un peu la fable du scorpion et de la grenouille. Rappelez-vous: le premier demande l’aide de la seconde pour traverser la rivière. Mais alors que le duo est au milieu de l’eau, le scorpion ne peut s’empêcher de piquer mortellement le batracien, condamnant l’équipage. « Je n’y peux rien, c’est dans ma nature », se justifia alors le scorpion, avant de se noyer avec la grenouille. Quelque part, la fable pourrait s’appliquer aux Young Fathers. Au moment de rentrer en studio pour enregistrer son troisième album, le trio écossais avait un objectif clair: mettre ses penchants expérimentaux en sourdine et se montrer plus concis, plus direct. En d’autres termes, faire un disque plus « pop ». Sorti au début de l’année, Cocoa Sugar est peut-être bien, en effet, leur effort le plus « accessible ». Pour autant, cela ne l’empêche pas de continuer à cultiver une certaine esthétique tordue. Ici, les mélodies les plus évidentes se fracassent sur des rythmes industriels, les choeurs les plus chaleureux se transforment vite en complaintes angoissées.

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Résultat: six mois après sa sortie, si le disque a récolté son lot de critiques enthousiastes, ce n’est pas encore lui qui fera des Young Fathers les nouvelles superstars indie, capables de rivaliser dans les charts avec des cadors du genre, type Arcade Fire, et encore moins avec les blockbusters pop et hip-hop. « On se rend bien compte que les gens ne savent pas trop quoi faire avec nous, glisse, laconique, Graham « G. » Hastings, l’un des trois membres du groupe. On paraît bizarres, on sonne bizarre. Même si nous n’avons pas l’impression de faire une musique particulièrement étrange. » Dans le fond, cette perception préoccupe-t-elle vraiment les intéressés? On en doute… « On ne cherche pas à vendre absolument des millions de disques. On ne cracherait pas dessus, mais, pour être dans cette industrie depuis pas mal de temps maintenant, on a trop conscience de ce que ça impliquerait. »

D’où sans doute ce mélange de volontarisme conquérant et de méfiance qui caractérise la formation. On se rappelle encore de leurs têtes déconfites après avoir gagné le prestigieux Mercury Prize, en 2014, pour leur premier album Dead: comme si le trophée tenait plus de la punition que d’une récompense susceptible de lancer une carrière. À l’époque, lors d’une première rencontre, on avait eu droit à cette même défiance. Quand on les revoit, au printemps dernier, dans les coulisses de l’AB, Graham Hastings et Alloysious Massaquoi (le troisième larron, Kayus Bankole, est occupé ailleurs) sont au contraire détendus, affables, passionnés, prêts à discuter de tout. Y compris de leur scepticisme avoué.

Le clip d’ In My View, par exemple , est une bonne illustration de cette attitude. Malgré ses paroles cryptiques – « Lay my belly on a woman/Leave a damsel for Delilah/Dagger for the damned/Fine wine and foie gras »-, le morceau est aussi le plus « tubesque » de Cocoa Sugar. Est-ce pour cela que, dans le clip en question, les Young Fathers se sont crus obligés de « s’excuser » en montrant les coulisses de la création? En fin de vidéo, sont énoncés les principes fondamentaux de « l’art d’intéresser les gens »: « Accrochez l’attention dans les cinq premières secondes« , « Choquez et surprenez« , etc. Alloysious Massaquoi s’explique: « Quand on s’est lancés dans ce disque, l’objectif était d’ouvrir un peu plus le jeu, d’être plus concis, plus directs. Ce qui implique aussi de faire des morceaux ou des clips comme In My View. La vidéo est ce qu’elle est, et on peut la prendre telle quelle. Mais en même temps, c’est aussi une construction, qu’on avait envie de montrer. Quelque part, c’est le sujet même du morceau: Qu’êtes-vous prêt à perdre pour… gagner? Quels sacrifices êtes-vous disposé à faire? Est-ce que le succès ne débouche pas d’office sur une victoire à la Pyrrhus? »

Young Fathers, quand la pop va de traviole
© Redferns

Des éléphants dans un magasin de porcelaine

Ces doutes et ce recul, les Young Fathers ont eu le temps de les cultiver. Ils tiennent en partie à la genèse du groupe, à la manière dont il s’est formé et a évolué. Graham Hastings, Alloysious Massaquoi et Kayus Bankole ont grandi à Édimbourg. « Un endroit où, à part pendant un mois en été (lors du célèbre festival de théâtre, NDLR), il ne se passe vraiment pas grand-chose, résume Hastings. En tout cas, il n’y a pas de véritable scène musicale ou artistique à laquelle s’identifier. » C’est un atout: « Quand on rentre chez nous, les gens n’en ont rien à foutre de notre petit statut de pop star. La plupart de mes potes n’écoutent d’ailleurs même pas ce que l’on fait. Et c’est très bien comme ça. Ça remet les choses à leur place. »

Les trois sont encore ados quand ils se croisent lors des soirées hip-hop organisées au Bongo Club. À force, ils commencent à composer ensemble, envoient leurs premières maquettes. Les Young Fathers, première version, détonnent déjà: entre deux poses rap, ils glissent des chorés pop. On comprend aussi que les premiers contacts avec l’industrie du disque ne se passent pas bien. Poussés dans une direction, ils vont finalement envoyer tout bouler pour se replier sur eux-mêmes. À la faveur de deux premiers EP (Tape 1 & 2, sortis respectivement en 2011 et 2013), composés en autarcie, les Young Fathers sont ainsi devenus l’entité brute, têtue que l’on connaît aujourd’hui.

Un groupe atypique aussi, qui se présente de front, sans leader déclaré. Cette drôle d’alchimie se marque sur scène, où ils partagent le micro. Un pour tous, tous pour un. Chacun un peu dans sa bulle, et en même temps avec les autres, jouant à la fois de la tension et de la communion. En studio, leur manière de fonctionner reste tout aussi insondable. « Parce que la création est un acte très mystérieux, tente Massaquoi . Vous pouvez galérer pendant des heures en studio, et tomber tout à coup sur une étincelle qui va tout débloquer. Il y a tellement de facteurs qui rentrent en jeu. Y compris des éléments extérieurs. À la base, quelqu’un comme Elvis était juste un petit Blanc qui se contentait de piller le rhythm’n’blues des Noirs, et de copier Chuck Berry. Mais, dans le contexte des années 50, il a complètement bousculé le paysage musical, médiatique, etc. Il est devenu un phénomène en soi. Jusqu’à un certain point, nous ne sommes nous-mêmes qu’une réinterprétation de ce qu’il a créé… »

En écoutant Massaquoi citer le King, on ne peut s’empêcher de repenser au précédent album du trio. Intitulé White Men Are Black Men Too, il a forcément fait beaucoup causer. En particulier venant d’un groupe racialement mixte -à côté de Hastings, Bankole a des origines nigérianes, tandis que Massaquoi est né au Liberia, avant d’atterrir en Écosse à l’âge de quatre ans. L’an dernier, les Young Fathers étaient invités par la National Portrait Gallery d’Édimbourg à réaliser une vidéo autour, notamment, du thème de l’identité. Dans le clip de quatre minutes, on voyait Bankole boxer entre les tableaux, questionnant les personnages, tous Blancs, en interrogeant leur position, leur privilège -« Dead, random white dude. What’s so special about you? » Résultat : la vidéo a provoqué la colère de l’extrême droite, qui y a vu un « racisme anti-blanc ». « Ce qui est quand même assez cocasse« , relève Hastings.

Un peu plus tôt, en 2015, en prélude au clip de Old Rock’n’Roll -dans lequel Massaquoi chante notamment  » I’m tired of blaming the white man » -, le groupe publiait également une mise au point, en pleine crise des réfugiés: « N’ayez pas peur. Ce pays peut se le permettre. Si nous pouvons nous offrir des bombes, nous pouvons offrir des couvertures et un accueil. » De là à faire des Young Fathers un groupe ouvertement engagé, voire politique, il n’y a évidemment qu’un pas. Dont ils sont les premiers à se méfier. Hastings: « C’est quand même fou que le fait de dire des choses assez basiques et évidentes puisse passer aujourd’hui pour une grande déclaration politique. Directement, l’industrie s’affole, la presse parle de controverse. » Massaquoi: « On a parfois l’impression de passer pour des éléphants dans un magasin de porcelaine. Vous ne pouvez pas en effet sauter sur n’importe quelle colère. Certaines questions sont délicates. Puis chacun a ses hypocrisies, ses contradictions. Mais à certains moments, il est encore plus difficile de se taire. »

À bas les idoles

Young Fathers, quand la pop va de traviole

Au moment de l’interview, le duo rap américain Run the Jewels se retrouvait lui-même au coeur d’une mini-polémique: El-P avait dû venir au secours de Killer Mike, qui avait défendu le droit d’être armé dans une interview donnée à la NRA, le lobby des armes aux États-Unis. Dans ce cas-là, l’amitié entre les deux avait été plus importante que la différence d’opinions. Comment un groupe comme les Young Fathers gère-t-il les éventuels différents? Hastings: « Franchement, on est tout le temps en désaccord (rires). Mais on a appris à accepter ces tensions. Elles nourrissent même notre musique! On n’est pas le genre de groupe avec quatre musiciens qui se sont retrouvés parce qu’ils étaient tous fans des Beatles. Chacun écoute des musiques différentes, a des visions différentes des choses. » La chance des Young Fathers ?  » On est trois. Quand il faut trancher, il suffit de voter. Il y aura toujours une majorité à laquelle l’autre devra se plier » (rires).

La vie d’un groupe peut-elle être aussi simple que cela? Peut-être bien finalement. Dans le cas des Young Fathers, le moteur à explosion carbure à l’ego, et pistonne au compromis démocratique. Massaquoi: « L’ego est un concept terriblement vague. Il faut le cultiver pour avoir un minimum de confiance en soi, et en même temps ne pas trop le nourrir pour ne pas virer dans l’arrogance. »

Le résultat est donc ce groupe à la fois fulgurant et un peu de traviole. Une entité dont le jeu collectif bénéficie de chaque individualité, et qui ne veut pas s’encombrer de trop de freins. Quitte à cultiver les grands écarts. Comme celui de vouloir être à la fois pop et underground. Ou d’invoquer la transe shamanique avec des morceaux qui ne dépassent pourtant que rarement les trois minutes. « On est un groupe à troubles de l’attention, on s’ennuie très vite, ironise Hastings. L’un de mes morceaux préférés, c’est I’m On Fire de Bruce Springsteen: il y a un début, un milieu, une fin, vous avez juste le temps de voir ce qu’il y a à voir, et hop, vous passez à autre chose. »

Dans le fond, les Young Fathers ne veulent pas s’attacher à des formules. Ni à des héros ou des modèles, d’ailleurs. On a beau les avoir vus, notamment aux Ardentes, aux côtés d’un groupe comme Massive Attack, les Écossais veulent cultiver leur propre jardin. « On a évidemment des influences, commente Hastings. Mais une partie de notre musique est basée sur le fait de ne mettre personne sur un piédestal. Quand vous êtes en admiration, ça ne donne pas souvent grand-chose d’intéressant. Soit parce que ça vous bloque, soit parce que vous n’arrivez pas à vous détacher assez que pour proposer quelque chose de personnel. » Haut et fort, le trio clame ainsi son insularité, son indépendance même, prêt à déboulonner toutes les statues et remettre tout en question. « Il y a des évidences, des gens dont on connaît les disques par coeur. Mais à un certain point, comment dire si tel album est vraiment bien ou pas?« , se demande Massaquoi. Philosophe, il fait même mine de s’emballer:  » OK, Thriller de Michael Jackson est un monument. Mais Off the Wall, bordel…?! Est-il vraiment moins bon? OK, Thriller est le 33 tours le plus vendu de tous les temps, soniquement le disque est fou. Mais est-ce vraiment un si bon album? » Hastings se marre: « Je crois quand même qu’il est pas mal. » Certes…

Young Fathers, Cocoa Sugar, distr. Ninja Tune/Pias. ****

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