Webradios: portraits croisés autour d’un phénomène en plein boom
Un coffee shop sur un terrain vague new-yorkais (The Lot), une vitrine dans le quartier chaud d’Amsterdam (Red Light)… En plein boom, les webradios font leur trou et participent à une rénovation tant musicale qu’urbaine. Portraits croisés.
« Désolé. On a eu un shift ce matin. Je fais le service. De temps en temps, il y aura des coupures. Si tu m’entends parler anglais, ne t’inquiète pas… » Barbe naissante vaguement négligée, sourire d’homme heureux, François Vaxelaire bronze sous le soleil citadin de New York en ce chaud mois de juillet. Ça fait sept ans que le Bruxellois y a posé ses valises. Et depuis l’année dernière, il y a lancé une webradio, The Lot, installée dans un demi-container sur un ancien terrain vague de Brooklyn avec vue imprenable sur l’Empire State Building. L’autre moitié de la boîte métallique? François y vend du café. « Je travaillais dans la prod multimédia en freelance. Je faisais surtout des photos et des vidéos, raconte-t-il face à sa webcam. J’avais vécu en Afrique, bossé pour des ONG. Mais à un moment, c’est devenu des trucs de mode ou des enseignes comme Le Pain quotidien. Je voulais quelque chose de vrai, de concret et j’ai arrêté mon taf du jour au lendemain. »
Quand il voit un panneau À LOUER sur cette petite parcelle à l’abandon au milieu des briques et du bitume, le trentenaire décide de changer de vie et de se lancer dans un pari un peu insensé. « Ça a été l’étincelle. Ce triangle est magique. Il était à l’abandon depuis 30 ou 40 ans. C’était un chancre, un « empty lot » comme on dit ici. J’ai pris cette mise en location comme une révélation. J’habite à côté. La musique a toujours été ma plus grande passion. Je me suis dit que c’était l’endroit idéal pour lancer une station. Ça faisait sens. L’équivalent d’un NTS (né sous la forme d’un blog musical, ndlr) ou d’un Red Light. Des radios indépendantes existaient déjà en ville mais pas un repaire, un point de rencontre, un endroit où se retrouver. Ou alors des trucs pas pros ou mal gérés. »
Primordial dans toute cette équation, François Vaxelaire veut une radio vraiment indépendante. Éviter toute compromission, toute douteuse association mercantile. « Pas de sponsoring, pas de subventions… Je ne voulais dépendre de personne sur le plan financier. Il fallait que le projet soit économiquement viable. Il n’y a pas d’argent dans le côté radio. Aucun DJ n’est payé. Aucun même ne l’a demandé. C’est une plateforme pour se promouvoir, pour s’exprimer. Je voulais que la radio reste un jardin sacré. Protégé de tout ce qui est commercial. Que ce soit les marques ou les grandes tendances. Un sanctuaire de paix. Pour moi, la musique est quelque chose de sacré dans notre société et donc il faut la protéger des aléas du commerce. »
Le commerce se limite au kiosque à café. Un petit kiosque de quartier avec des prix abordables où on peut aussi trouver du vin et de la bière. Les deux sont ouverts de huit heures du matin à minuit tous les jours. « Ça nous donne une certaine force. Beaucoup de marques comme Red Bull sont venues nous voir. Elles pensent qu’on va accepter tout ce qu’elles nous proposent mais nous ne partirons jamais sur une collaboration qui n’a pas d’intérêt culturel. Cette indépendance nous permet aussi de rester très calmes par rapport au nombre de gens qui nous suivent. Tu peux voir tes chiffres sur Google Analytics mais je n’y vais que rarement. Nous ne sommes pas dans ce paradigme-là. Si un show de musique philippine des années 70 fait trois listeners à Londres, on s’en fout. S’il est bon et intéressant, on est ravis et on le garde. Tu ne peux pas te le permettre quand tu as besoin d’être soutenu… »
Site internet, Facebook Live… Des shows emblématiques comme SoulClap font environ 20.000 plays en deux heures. Musicalement, The Lot Radio fonctionne sans oeillères. Essentiellement guidé par la passion irrationnelle qui anime ses collaborateurs… « J’ai monté The Lot avec l’aide d’amis proches. On faisait plutôt partie des scènes électroniques au sens large et c’est l’étiquette que certains ont essayé de nous coller mais en fait pas du tout. On a du jazz, du classique, de la noise… L’idée, c’est de représenter le plus possible le spectre de ce qui se fait à New York pour l’instant. Je trouvais important que notre radio soit à la pointe mais que le lieu ne soit pas impressionnant. On a plein de mamans, de touristes. Ils s’arrêtent parce que c’est relax. »
Perle rare
Enthousiasme débordant. Bonne humeur contagieuse. François Vaxelaire semble vivre un rêve éveillé. Tout semble aller très vite pour The Lot mais sa création a demandé pas mal d’efforts. « Le propriétaire était fort sceptique. Il s’est montré très prudent. La radio existe depuis un an et quelques mois mais je bosse sur le projet depuis deux ans et demi. Je me suis battu contre la ville, le proprio, les permis… Ça a été de loin l’aspect le plus compliqué. Le budget? Ça va peut-être paraître cher pour l’Europe mais pour ici, c’est rien du tout. Le truc le plus coûteux, ça a été le container et ensuite de le designer. La ville a exigé qu’il soit aux normes d’un bureau. Double vitrage tout ça. Ça a triplé son prix du jour au lendemain mais ça a aussi rendu le projet très solide. C’est pas à l’arrache, DIY. L’autre gros poste, ça a été la machine à Expresso. Je l’ai rachetée à un couple wallon qui faisait faillite après avoir essayé d’ouvrir un cupcake shop uptown. Je l’ai payé moitié prix lors d’une vente publique. »
Si quasi tout cet investissement est lié à l’activité parallèle de The Lot, c’est que créer une simple webradio est aujourd’hui à la portée de pratiquement toutes les bourses. « Lancer une radio en ligne, ça ne coûte rien. Suffit d’avoir un bon ordinateur. Techniquement, c’est très simple. Tu peux l’ouvrir du jour au lendemain. Dans ton salon, dans ton jardin. Suffit d’une webcam, d’un bon Internet et d’un ordi de cinq ans maxi. Mais si on a eu du succès si vite, c’est parce que je sors tout le temps depuis sept ans à New York. On checkait toutes les scènes, toutes les soirées, tous les DJ’s… On a rencontré beaucoup de gens. Certaines radios sont très vite tombées à plat faute de connexion humaine. »
The Lot organise certes des concerts dans l’église d’à côté. Des petits événements à droite à gauche. Mais pas de gros baffles dans le jardin, de son à faire descendre les flics ou hurler les voisins… The Lot n’est ni un club ni une fête à ciel ouvert et 80% de ses clients ne sont pas liés à la radio. « Les DJ’s, une fois dans leur petit studio, sont dans une bulle. Ils ne sont pas là pour faire danser un public. Ils mixent pour eux. Le son ne va pas très fort. Juste comme sur une petite terrasse européenne. S’ils veulent lire de la poésie, ils peuvent. C’est leur moment. Récemment, Four Tet a été rejoint par Tyondai Braxton (ex-Battles). Ils ont chipoté à deux sur des machines. Ils étaient comme des gosses. »
Des anecdotes, François Vaxelaire en a déjà plein sa besace. « De plus en plus de très gros DJ’s passent nous voir. Je pense que c’est lié à notre indépendance. Un petit projet où ils vont juste avec leur coeur et leur passion de la musique. Il nous est arrivé des choses assez rigolotes. Toutes les deux heures, on a un nouveau DJ mais de temps en temps, il y a des foirades de calendrier. Un jour, je me rends compte que le prochain n’arrivera jamais. Et Nicolas Jaar qui habite dans le quartier et vient de temps en temps prendre un café était là avec des disques en train de rigoler. Je lui ai dit: « Si ça te branche, il y a deux heures de libre à la radio. » Il a accepté en me disant: « On va découvrir ces disques ensemble alors parce que je ne les ai encore jamais écoutés. » Un jour, DJ Antal est passé mixer une trentaine de minutes. Il se sentait tellement bien qu’il est resté cinq heures. On a dû prendre un taxi pour courir chercher le reste de ses disques et le déposer dans les temps au club où il jouait. »
Les radios indépendantes en ligne ont le mojo et l’explosion fulgurante de la disponibilité de la musique a joué dans le phénomène un rôle prépondérant. « Dans le temps, on allait chez Caroline Music en espérant trouver ce qu’on cherchait. Puis Internet est arrivé. D’un coup, tu avais accès à tous les mp3 du monde. Puis iTunes a mis toute la musique à la portée de ton pouce. Psychologiquement, ça a mené à un shift gigantesque. Les gens sont complètement perdus. Il y a trop. Tu as besoin de retourner à quelqu’un de spécialisé, un geek, une espèce de wizard, de sorcier… Et ces passionnés qui ne vont jamais arrêter d’acheter des vinyles, les webradios leur offrent une plateforme. Sur le chat, des auditeurs demandent tous les jours des titres de chanson… Il y a une curiosité, une envie de découvrir cette perle rare, la musique qui te fait quelque chose, qui te procure des sentiments. C’est plus drôle que d’être tout seul devant ton iPhone. Tu as besoin de gens qui te disent ce qui est bien, ce qui est important. Qui créent des liens. La vidéo qu’on met en ligne n’est pas très intéressante. C’est comme une vidéo de surveillance. Mais l’humain est là. Il est en train de te montrer ses disques et ses chansons. »
Entre la weed et les prostituées…
Amsterdam. Soir d’hiver. Quartier chaud. En face de la Oude Kerk, à côté des sex-shops et des filles de joie, une vitrine pas tout à fait comme les autres annonce un genre de réjouissance un peu singulier pour le voisinage. La jeune femme sous les néons rouges est tout sauf dévêtue et jongle avec les vinyles. Tétons et talons aiguilles dans le logo… On est devant le studio et les bureaux de Red Light Radio. Une station qui émet en ligne depuis 2010 ses joyeux ébats musicaux.
« À l’époque, Amsterdam était en mutation, explique Lieneke Wielhouwer, studio manager qui oeuvre aussi à la programmation. Les autorités voulaient nettoyer un peu le quartier. Faire disparaître certaines de ses vitrines. Offrir autre chose que de l’herbe et des filles. Des choses plus culturelles qui ramèneraient des gens dans cette partie de la ville. Le conseil municipal a rendu pas mal d’endroits disponibles à des personnes créatives dans le design, les bijoux, la mode. Cette renaissance s’est ensuite accompagnée par l’arrivée de Red Light et de coffee shops où tu trouves du café à la place de la beuh. » Le projet qui n’était censé durer que trois mois s’est inscrit dans le temps et a participé à la rénovation urbaine. À la réhabilitation de rues un peu glauques. « La ville nous a dit qu’on pouvait continuer mais qu’elle voulait louer le reste du bâtiment. Puis aussi quelques autres autour. Elle nous a demandé si on pouvait l’aider à trouver des activités et des projets qui nous correspondaient. »
Aujourd’hui, les bureaux du label Music from Memory côtoient deux magasins de disques (Red Light Records et Vintage Voudou), le studio d’un producteur hip-hop et celui de Young Marco. Un exemple d’intégration urbaine et culturelle. Hugo van Heijningen est un peu le maître des lieux. Membre de différents groupes rock et punk (Malkovich, White Slice), Hugo a lancé Red Light Radio avec Orpheu de Jong, organisateur de fêtes et animateur de la nuit amstellodamoise… L’inspiration est à aller dénicher du côté de Manhattan. East Village Radio est né en 2003 grâce à un restaurateur à succès désireux de remercier sa communauté en créant une station de radio qui donnerait la parole aux voix du mythique quartier new-yorkais. « Le studio était situé près d’une fenêtre. Tu pouvais voir tout ce qui se passait à l’intérieur, raconte Lieneke. Hugo a vu l’activité. Le fourmillement. C’était une radio pour les gens qui vivaient dans la ville. Un truc de communauté. Et il s’est dit qu’on n’avait rien comme ça à Amsterdam. »
Ouvert six jours par semaine, fermé le dimanche, Red Light émet généralement de 10-11h du matin à 22-23h. Reprogrammant pendant la nuit (comme The Lot) certaines de ses vieilles émissions. « Ça a toujours été très ouvert musicalement. Mais à l’époque, c’était des amis et des amis d’amis. Aujourd’hui, on compte environ 150 DJ’s résidents. Puis il y a des gens qui font un show tous les deux ou trois mois ou quand ils viennent pour un concert en ville… » Sur la radio, pas de pub. Pas plus que sur le site Web d’ailleurs. L’économie de Red Light tient à des partenariats, à l’organisation de soirées, à la gestion de scènes dans certains festivals. « Les DJ’s sont bénévoles. Il te faut quelqu’un qui soit capable de gérer l’installation. Mais sinon, le plus cher, ce sont les platines. On n’est pas là pour gagner de l’argent mais pour faire découvrir une autre musique que celle diffusée par les stations commerciales. » Des chiffres? Red Light compte plus de 60.000 followers sur Facebook mais comme toutes les webradios a du mal à avancer un nombre d’auditeurs. « C’est impossible tellement il y a de possibilités de nous écouter. Sur Soundcloud, tu peux regarder les stats. Environ 40% d’entre eux sont hollandais et puis le reste vient d’un peu partout dans le monde. »
Les webradios essaiment. L’une d’entre elles devrait bientôt voir le jour à Bruxelles. « On ne vit plus dans une époque dominée par la télé ou la radio, conclut Vaxelaire. Tout va ensemble. C’est un écosystème. Les algorithmes vont coexister avec les gens passionnés, quelque chose de plus indépendant, plus humain comme les radios en ligne. »
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