Une journée particulière avec Sharko

David Bartholomé © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

À l’occasion du nouveau Sharko, l’idée était de partir en road story avec David Bartholomé jusqu’à sa jeunesse arlonaise. C’était le funeste 22 mars: ce jour-là, vie et musique ont pris toute leur importance.

« Hello Philippe, on se voit malgré tout aujourd’hui? » Il était 9 h 36 ce mardi 22 mars 2016 et la nouvelle des attentats ne m’était pas encore arrivée. Et puis, on y est allé, vers Arlon, sans doute pour ne pas rester toute la journée englué au compresseur des infos. Moins qu’une fuite, une retraite à deux, dans la bulle de voiture où la radio allume de temps à autre les mauvaises nouvelles. Il est 11 h 30 au rendez-vous fixé -une pompe à essence namuroise- et David a besoin d’un shot de sucre pour entamer la journée particulière. « Ce que je ressens, là? La consternation, un esprit complètement figé, mais aussi la volonté que la société avance, l’idée que les gens vont devoir continuer. Il y a dorénavant, chez moi, un mélange de grande sagesse et d’acceptation des choses, parce que c’est la seule voie possible. Rester à la maison aujourd’hui, c’est rester crispé sur Twitter alors je pense que cela me fera du bien d’aller vers Arlon. Il y a deux-trois ans, j’aurais cédé à la torpeur du canapé, mais les dernières années ont été difficiles pour moi, et l’album reflète évidemment cette condition. Un truc qui ne voulait pas sortir est sorti. »

La musique du bien nommé You Don’t Have to Worry donne cette impression de libération mais on n’en parlera qu’à la tombée de la nuit. Comme si d’autres éléments nécessitaient d’abord une vidange émotionnelle. David Bartholomé est l’âme sacrée de Sharko, son carburateur et sa drôle de carrosserie, même s’il y a bien sûr Teuk, guitariste à la croix de bois sous relation charnelle complexe: « Il a une patience et une foi totales dans ce que je fais. » L’été dernier lors d’un concert déchiré de Sharko au BSF, David haranguait la foule, névropathe de plaisir, mix d’Iggy Pop habillé et de lutin fantasque. « En fait, j’étais mal, le retour discographique de Sharko semblait incertain, sans oublier le batteur qui s’était brisé le poignet quelques jours avant le concert. » Rappel que le Bartholomé est secret et cachotier, annonçant ses « 42 ans » en souriant. Les calculs biographiques lui en donnent un rien plus mais peu importe: David se consomme dans le charme flou des incertitudes. Ou dans l’art du portrait chinois: un type capable de parler aussi bien de « Chirac et de l’importance de la classe paysanne dans la France des années 50″ que du « génie footballistique global » de Cruyff (deux jours avant sa mort) ou du choix crucial de l’Indien dans Vol au-dessus d’un nid de coucou ne saurait être un gars bien ordinaire.

David Bartholomé
David Bartholomé© Philippe Cornet

Grande forêt, 13h

On s’est arrêtés pour pisser dans un bois rasé de province du Luxembourg. David prend le soleil de mars. « Une phrase de Mitterrand un an avant sa mort m’a beaucoup interpellé. Il avait dit: « Je crois aux forces de l’esprit et de là où je serai, je vous suivrai. » Je me suis beaucoup interrogé sur cette énorme fenêtre ouverte sur lui et la perception de l’humanité. C’est comme une invitation à en savoir plus. » Le paternel de David, assez vite parti de la famille, était astrologue amateur, épris d’ésotérisme. Il en est resté un peu de sciure cosmique. Quelques kilomètres d’arbres plus loin, une micro-chapelle ouvre aux vents la Vierge et l’enfant. « Je n’allais pas au cours de religion, ma famille était laïque. Enfant, je croyais au sens de l’énergie: je voyais bien que certaines étaient libérées en moi, comme celles du dessin et de la musique. Vers l’âge de 10 ans, j’ai eu ce problème avec mon instituteur qui n’avait aucun terrain de dialogue avec sa classe. Il nous disait des choses comme: « Il vous faudrait une bonne guerre. » J’ai l’impression qu’il en voulait à ses élèves, peut-être de leur jeunesse… »

David a 10 ans et rentre chez lui avec l’envie folle de tapoter son Bontempi, d’écrire des poèmes et de concevoir les pochettes de futurs disques. « Je jouais de la flûte, de l’orgue, de la guitare et j’étais très ému de cette vocation, bouleversé même. Je vibrais, littéralement, je sentais la musique dans mon estomac. Et j’avais la peur du solfège parce que je pensais que cela allait théoriser le mince fil émotionnel qui existait: j’avais une mélodie en tête, je ne voulais pas entendre parler de quinte (sourire), de crainte que cela ne démystifie le mystère capté. » Plus tard, David entreprend des études de photo à l’ERG (1), « mais pour les mêmes raisons -la théorie de la photo me rendait dingue- je laisserai tomber après une année ». Un séjour en philo à Liège ne l’emporte pas davantage: « J’avais fait un travail sur Socrates, le footballeur, mais qui n’avait pas moins de philosophie dans son jeu que l’autre Socrate. Le prof a dit devant la classe que j’étais une honte. » Fin du chapitre studieux, même si ce faux dilettante est un grand bosseur.

Pensionnat en AC/DC, 14 h

Quelques kilomètres de routes Twin Peaks plus tard, la Gaume se dessine en villages de pierres. A Izel, 704 âmes, se trouve l’école secondaire où David passe six années, dont quatre en internat. « Il y avait cet arbre auprès duquel on restait tout le temps », et il en embrasse le tronc. Flash à la Robin Williams, cercle des pins disparus. « Comme j’étais en option arts appliqués, j’allais dans le bâtiment des filles: on se retrouvait à deux mecs au milieu de tout cela. Je me sentais comme une mascotte, d’autant que je n’étais pas bien grand. » Alors qu’il parle de lui, jeune légume en plein potager féminin, un autre constat terrien s’impose: cela sent la merde de vache. Télescopage des grands sentiments et des petites odeurs, David se marre et repart sur la musique: « Mon frère aîné de cinq ans et moi, on n’a eu qu’une année commune au pensionnat, mais avant cela, il ramenait des cassettes et des disques: c’est comme cela que j’ai découvert AC/DC et Highway to Hell (sourire). Leur musique était comme des structures de blocs que je comprenais, lisibles pour un enfant d’une dizaine d’années, AC/DC c’est Matisse et les trois couleurs primaires. » Le 2 juillet 1980, David va voir AC/DC au Hall Polyvalent d’Arlon, moment d’Epiphanie.

« Devant l’auberge de jeunesse tenue par sa mère à Arlon: « Le kif c’était tout de même d’avoir 60 Américains dans ta cour. »© Philippe Cornet

Auberge d’éternelle jeunesse, 16 h 45

Après une longue halte discussive à Florenville, on arrive à Arlon alors que persiste la météo morne. Face à un morceau d’asphalte, une vaste maison de couleur jaune: elle a été l’auberge de jeunesse tenue par la mère de David qui y habitait aussi. « Le monde entier venait ici, le kif c’était quand même d’avoir 60 Américains dans ta cour (sourire), l’auberge était une étape pour pas mal d’Allemands, de Hollandais et d’Anglais qui se rendaient en Espagne. J’étais gâté parce que je n’avais pas la même vie que mes camarades de classe. L’auberge a tenu une douzaine d’années avec un pic vers 1975-1977, et puis elle a été victime de l’air du temps, de pression et de dépression, elle est passée de mode. Oui, un peu comme Sharko où, un instant on a eu l’impression d’être kings de la ville et puis plus rien. »

La mère allemande de David retourne dans son pays dans les années 80: plus tard, Sharko sentira que le vent du succès, lui aussi, fait demi-tour. « Sharko a été porté par la « vague belge » qui nous a permis d’avoir une exposition que l’on n’aurait jamais eue, et puis il y eut cette seconde phase où l’on partagea l’affiche avec les Girls et Ghinzu à l’AB en février 2004. Quinze jours plus tard, quatre bus bondés de Belges venaient nous voir à Londres. Après l’album Molecule en 2006, on a pensé qu’on serait the next big thing. » Le cinquième disque, Dance on the Beast, sorti au printemps 2009, plus festif-dansant, se noie dans une cruelle quasi-indifférence: « Tout à coup, mon discours musical semblait à côté de la plaque, plus cérébral, plus clinique, comme si je m’étais coupé de mes ondes. Une claque dans la gueule. » Sharko s’arrête en septembre 2010. David mettra quatre ans « à s’en sortir ».

Cruising music, 18h-20h

L’écoute de l’album nouveau, You Don’t Have to Worry, fait partie du retour motorisé vers Bruxelles: la bagnole va bien aux épanchements narratifs, à ces titres qui multiplient les métaphores sur la jeunesse comme When I Was Your Age ou Shalaine. La réussite a du jus, de la tension et des douceurs humides. Mais sa genèse, ce n’est rien de l’écrire, fut himalayenne et David, plongé dans l’ivresse incontrôlée des manques d’oxygène. Il y eut des joies « comme mon album solo, Cosmic Woo Woo de l’automne 2011, qui m’a vraiment éclaté, un plaisir fou ». Sur scène, avec une marionnette et un batteur, Bartholomé lit de prétendus mails du public, recrée ses plus belles chansons et en écrit d’autres: c’est Freddie Mercury chez les Muppets, c’est formidable. D’autres rencontres le nourrissent: celle de la troupe La Fabrique, Parisiens burlesques avec lesquels il décode en scène la musique « sous de longs passages d’humour à la Marx Brothers ». Mais dans le prolongement du fiasco de Dance on the Beast, « il a aussi fallu faire un travail d’humilité, remettre les mains dans la terre, redescendre au plancher des vaches »: en 2014, David intègre comme bassiste pendant quelques mois le groupe de Cascadeur. Tout cela sans que Sharko ne s’éteigne: en octobre 2012, des premières répétitions veulent tester un possible retour. « Huit mois plus tard, on n’avait pas UNE chanson, juste un refrain ou un couplet çà et là. Et puis le batteur est parti sur un projet qui a cartonné. » Des maquettes bouclées en août et en novembre 2014 « ne sonnent pas bien, trop second degré: en les réécoutant fin de cette année-là, j’avais le moral dans les chaussettes ».

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Intervient alors un épisode décisif: janvier 2015, David est embauché pour six mois de résidence-mission dans les écoles de Roubaix, « à raison de deux établissements par jour pour diligenter la musique moderne ». Le voilà face à des 3-16 ans dans l’une des villes les plus déshéritées de France: « Dans le meilleur cas, ils baillent, dans le moins bon, ils se bagarrent et t’insultent. J’avais beaucoup bossé pour préparer cela et je tombais parfois sur un gamin de 6 ans, d’une maturité sournoise, faisant mine de me trancher la gorge. » Le soir, il cogite dans son appart de fonction roubaisien: « C‘était terriblement difficile, mais j’ai eu un vrai sursaut d’orgueil et j’ai tenu jusqu’en juin, il le fallait pour ma santé psychique. Je n’écrivais pas mais je n’arrêtais pas de penser à l’album. » Après, les langues de la musique se délient, d’abord par une retraite de huit jours au mois d’août 2015 dans une maison près de Huy avec Jérôme Mardaga qui a apporté une douzaine d’amplis et de guitares. Teuk joue de la six cordes inspirée dans toutes les pièces et cette prise de liberté, enregistrée, devient l’élément cathartique qui emmène Sharko en studio à l’ICP. « Le producteur Phil Delire s’est allumé comme une ampoule et a bossé en fou furieux. Olivier (Cox) a fait toutes ses batteries en un jour. » Via Christophe Waeytens -« notre attaché de presse et gourou »- le mix se fait à New York sous la science infuse de Mark Plati, connu pour sa collaboration avec Bowie. « Pas chaleureux mais une… bête, un décorateur, un technicien de grand talent. »

Dans le décor quasi nocturne d’une pompe à essence du Brabant, David conclut: « Cet album est l’acceptation de ce que je sais faire: des chansons qui peuvent avoir un parfum de Cure ou de Joe Jackson. Peu importe. Je ne pensais jamais que j’aborderais un jour des sujets comme la vieillesse ou le jeunisme. Il fallait que je m’en sorte sans posture et parle des choses comme ce qui sonnait quand j’étais enfant, une réflexion toute naturelle sur ma réalité. »

(1) ÉCOLE DE RECHERCHE GRAPHIQUE, À BRUXELLES.

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