Tracey Thorn, entre féminisme et chroniques du quotidien

"Ce qui reste le plus compliqué aujourd'hui dans la pop: être surprenant. Pour ça, tous les moyens sont bons, même dans les textes." © Edward Bishop
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Voix unique de la pop britannique, la moitié chantante d’Everything but the Girl sort un nouvel album, Record. Entre effervescence dance, tubes féministes et chroniques sociales désarmantes.

Ne cherchez pas ses prochaines dates de concert: il n’y en a pas. « J’ai arrêté la scène. Je n’aime pas ça. En tout cas pas assez pour partir pendant des mois en tournée. » Et tant pis si le live est devenu le dernier endroit où toucher encore le pactole dans une industrie musicale désargentée: Tracey Thorn s’en fout. Une question de génération. De parcours aussi. « Je dois avouer que je suis dans une position très chanceuse: j’ai eu assez de succès dans le passé pour ne pas être trop inquiète. Aujourd’hui, c’est très compliqué de vivre de la musique, si vous ne connaissez pas un immense succès. Mais quand on a démarré dans la scène indie pop des années 80, ce n’était pas le cas. Vous ne deviez pas forcément être une popstar énorme pour vendre un nombre raisonnable de disques. » En effet. Sans doute l’intéressée n’aurait-elle même jamais pu percer à un autre moment que durant la décennie 80. Du moins pas de cette manière: sans jamais donner l’air de forcer, presque sur la pointe des pieds. D’ailleurs, aujourd’hui encore, son nom ne frappe pas directement les esprits. Tracey Thorn? Ah oui, la fille d’Everything but the Girl (EBTG) et du tube Missing. Ou encore: la chanteuse du Protection de Massive Attack. Voire, pour les plus perspicaces, l’une des membres du groupe culte Marine Girls, deux albums au début des eighties (dont Beach Party, plébiscité par Kurt Cobain).

Avec sa coupe garçon et son regard de pierrot lunaire toujours un peu tristoune, Tracey Thorn est un peu l’antistar par excellence. Assez privée par exemple que pour avoir longtemps gardé le mystère sur sa relation avec son partenaire d’EBTG, Ben Watt (rencontré à l’unif, et avec qui elle a fini par se marier, en 2008, et avoir trois enfants). Et en général, assez discrète que pour donner, encore et toujours, l’impression d’être arrivée là par accident. Quand on la rencontre ce matin-là, elle explique: « Gamine, je ne rêvais pas devenir une popstar. J’adorais la musique, j’en écoutais énormément, mais je ne me voyais pas en faire. Et puis est arrivé le punk, cette idée que tout le monde pouvait monter un projet. » Son premier groupe s’appelle les Stern Bops. Dans son autobiographie publiée en 2013, Bedsit Disco Queen, elle raconte la fois où ses camarades lui ont demandé de prendre le micro: « Trop embarrassée de même essayer de chanter devant eux, j’ai fait cette demande probablement unique: « Hum, je veux bien tenter le coup. Mais je ne peux pas le faire tant que vous me regardez. Est-ce que je peux rentrer dans cette garde-robe et chanter de l’intérieur? » » Sa version de Rebel Rebel de Bowie, live in the « penderie », fait mouche. « Si j’étais plutôt contente de moi, je me demandais quand même si j’allais être capable de reproduire ça devant un public. On pouvait difficilement trimbaler en permanence une garde-robe avec nous… »

Fight like a girl

Près de 40 ans plus tard, Tracey Thorn s’est détendue. Elle ose même pour la première fois le portrait, frontal, pour la pochette de son nouveau disque, Record. Il s’agit de son quatrième album solo paru depuis la mise entre parenthèse d’EBTG. Sur le premier single du duo, Each and Everyone, en 1984, Tracey Thorn chantait les difficultés d’être une femme dans le music business. Aujourd’hui, la quinqua présente Record comme un disque rempli de « bangers » féministes. Au milieu de l’album, on trouve par exemple Sister, groove électro-pop long de près de neuf minutes, où Thorn chante notamment « I fight like a girl ». « C’était l’un des slogans qui m’avait le plus marquée quand j’ai participé à la grande marche des femmes, l’an dernier, à Londres. C’était assez exaltant de voir cette foule immense et de ressentir cette solidarité, ce sentiment d’unité. » À ce propos, quel regard porte-t-elle sur les dissensions qui ont pu apparaître ces derniers mois -certaines féministes des générations précédentes préférant prendre leurs distances avec le mouvement #metoo? « C’est toujours triste quand vous voyez des gens qui supportent la même cause se disputer. Personnellement, je soutiens pleinement ce mouvement. C’est peut-être aussi parce que j’ai des filles, dans la vingtaine: je les regarde grandir dans ce monde, qui est différent de celui dans lequel j’ai moi-même évolué. Elles doivent dealer avec certaines choses que je n’ai pas dû affronter… Donc j’essaie juste d’écouter ce que les femmes disent. Il y a un danger quand vous devenez plus âgé de penser qu’avec votre expérience, vous savez tout. »

Au-delà de la fibre féministe, Tracey Thorn passe surtout pour une formidable chroniqueuse du quotidien, aussi concise que sensible. Que ce soit sur de longs formats -son autobiographie ou Naked at the Albert Hall sorti en 2015-, ou dans les 140 signes imposés par Twitter, où elle multiplie l’humeur et l’humour avec brio. Même constat sur Record: aussi dansant et extravagant soit-il, le médium pop ose le commentaire social. « L’intérêt, c’est que ça crée immédiatement une forme de tension, quelque chose d’inattendu. Ce qui reste le plus compliqué aujourd’hui dans la pop: être surprenant. Pour ça, tous les moyens sont bons, même dans les textes. Faire une chanson qui parle de contraception (Babies, NDLR), par exemple, je me dis que ce n’est pas si courant. »

Ailleurs, Tracey Thorn évoque aussi bien le temps qui passe (et les enfants qui quittent le nid, sur le déchirant Go), que l’amour 2.0 (Face) – « quand vous vous retrouvez à errer sur la page Facebook de votre ex, tout en vous demandant si lui aussi checke vos dernières photos (rires). » Vieillir dans le rock ne pose plus de problème depuis longtemps. Mais dans la pop? Force est de constater que cela reste compliqué. Tracey Thorn, pourtant, y arrive. Sans pour autant avoir besoin de développer un éventuel syndrome de Peter Pan. « Non, pas du tout! C’est d’ailleurs pour ça que j’écris sur des sujets et des expériences qui ne peuvent arriver qu’à des femmes de ma génération. Si vous écoutez, c’est très clair. Je mets les cartes sur table: ok, c’est cool, j’ai 55 ans, ce n’est pas si grave que ça! (rires) »

Tracey Thorn, Record, distr. Caroline. ****

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