Laurent Raphaël
Marché au (gros) poisson
Par Laurent RAPHAËL
Tous les matins, à la lisière du jour naissant, on remonte d’un clic les filets de notre boîte mail. La pêche est rarement miraculeuse (Scarlett Johansson a encore oublié de nous répondre…) et souvent prévisible: une pile de newsletters à la ponctualité helvétique, des nouvelles ensoleillées de l’Amérique (décalage horaire oblige), des mémos à l’eau de rose ou de javel de collaborateurs insomniaques, quelques propositions indécentes postées dans les plis de la nuit…
Et au milieu de ce menu fretin, un banc d’anguilles photographiques dont la peau visqueuse brille sous le soleil comme sous la lune. Ah, les photos people! Comme des grossistes en chair fraîche, les agences d’images nous inondent quotidiennement du gibier que leurs braconniers paparazzi ont cueilli la veille. Les meilleurs quartiers seront exposés quelques jours plus tard sur les étals de ces magazines offrant une vue imprenable sur les égouts. Et tout de suite sur leurs sites.
Même si on ne mange pas de ce pain-là chez Focus, on ne peut s’empêcher de laisser parfois traîner un oeil intrigué sur ce drôle de manège. On le lèche alors du regard comme on le ferait du papier glacé et froissé qui clignote dans la salle d’attente du dentiste. Au premier degré, celui du lecteur convulsif de Closer ou de Gala, ça sent le fumier autant que la marée. Des starlettes en jogging cachées derrière leurs lunettes noires, des VIP bedonnants en goguette à Saint-Trop, des acteurs hollywoodiens exhibant leur sourire corail et leurs intérieurs à la décoration coûteuse, le lendemain les mêmes distribuant des mandales sur le bitume à des photographes indiscrets.
Tiens, ce lundi par exemple, qu’est-ce qu’on avait à se mettre dans l’assiette? Ah oui, Sardou et Anne-Marie Perier remontant l’avenue Montaigne à Paris (mmm, passionnant). Ou Susan Boyle dégainant son sourire de bouledogue à une séance de dédicaces (hot!). Mais aussi Craig David déboulant à petites foulées et torse nu au coin de la rue (non, ce n’était pas téléphoné). Ou encore Nicky Hilton, sans doute la soeur de l’autre, quittant un restaurant (pfffiou, quel suspense!). Bref, du fourrage de piètre qualité pour tous les moutons de Panurge.
Envie de « deleter » aussi sec pour ne pas y laisser trop de neurones. Mais avant de rejeter le rebut à la mer, on se glisse une petite plaque analgésique dans le mange-disque de notre PC. Au hasard: le dernier Eels, Tomorrow morning. Et là, miracle, tout devient limpide. C’est de la fiction… On nage en pleine sitcom photographique. Un truc de ouf, entre les Sims et Beverly Hills 90210. Mais avec un scénario béton qui crée l’illusion de la réalité. Trop fort: on y a presque cru à ce monde scintillant où personne ne travaille et où tout le monde passe sa vie à claquer son pognon et à squatter les avant-premières. On se disait bien, ce roman-photo quotidien ne pouvait pas refléter la « vraie vie ». A l’heure des manifs, des quartiers qui pètent et de la pauvreté qui éclabousse la classe moyenne, ça aurait frisé l’indécence… Allez, vivement « Tomorrow morning » pour la suite des aventures des beautiful people!
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