Toots une vie

Toots Thielemans: quinze centimètres de métal ont fait basculer son existence. © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Toots Thielemans s’est éteint ce lundi matin à l’âge de 94 ans, a indiqué sa manager Veerle Van de Poel. L’harmoniciste et compositeur jazz est décédé à l’hôpital, où il avait été admis après une chute le mois dernier. Nous le rencontrions il y a quelques années à l’occasion de ses 90 ans.

Article initialement paru dans Le Vif du 20 avril 2012.

Pour ses nonante printemps, Jean-Baptiste Thielemans repart sur la route avec un trac de jeune homme et un jazz toujours en quête d’absolu. Rencontre à domicile.

Toots est assis dans le salon de sa maison du Brabant wallon, face à la télévision allumée. A dix centimètres de sa main droite, un harmonica est posé. Quand il se lève pour débuter l’entretien, il étreint sa musique à bouche dans une paume qui ressemble à un parchemin millésimé. On se prend à décrypter les marques du temps – il est né le 29 avril 1922 à Bruxelles – celles-ci racontent une vie en quelques traces d’ADN ou suggèrent des notes gravées à fleur de peau: sans aucun doute, elles seraient jazz, rincées de blues ou alors d’un standard de la chanson française thielemanisé. Au cours de la conversation au tutoiement obligatoire, Toots raconte son itinéraire en cherchant des archives sur son iPad – l’immédiateté de la mémoire réactivée le ravit – ou en jetant une mélodie dans son harmonica chromatique. Quinze centimètres de métal qui ont fait basculer sa vie, jusqu’à donner son nom à un modèle prestigieux: le Hohner Toots Thielemans Hard Bopper. « Je m’y suis vraiment mis quand j’étais à l’athénée de Koekelberg, je commençais à jouer aux récrés: avant de penser à devenir musicien, je me voyais bien en prof de maths. »

La fusion instantanée avec cette petite chose impressionne: pas seulement en concert mais là, tout de suite, dans l’intérieur Marie-Claire où Toots joue Ne me quitte pas, yeux intensément clos, paupières emprisonnées de brusque passion. Comme sur la scène du Hollywood Bowl, devant 17.000 personnes, où il s’est produit par exemple avec Antonio Carlos Jobim en juillet 1992. Ici, aucun échauffement ou interlude, le titulaire de la plus prestigieuse récompense culturelle américaine, le National Endowment for the Arts, exprime d’emblée un son, une âme, une identité. D’où ce titre exclusif de NEA Jazz Master, attribué aux maîtres Miles Davis, Dizzy Gillespie ou Gil Evans: Toots est l’un des deux non-Américains de naissance à l’avoir obtenu (1).

Toots une vie
© FRANS WEEHUIZEN/PHOTO NEWS

Baron rouge

« Je me souviens avoir joué de l’accordéon sur les épaules de mon père, qui était menuisier, rue Haute, où je suis né dans un café. J’ai quand même des origines un peu rouges [il sourit] et il me semble que j’entendais des choses comme « Je crois en Dieu mais pas au roi »… Une partie de ma famille venait de Quaregnon, certains étaient allés travailler pour les riches à Anvers. Un des frères de ma mère est mort à la toute fin de 14-18, cela devait être une des dernières cartouches tirées: elle ne s’en est jamais remise. » Toots, c’est le sentiment, pas seulement en musique, mais dans les plis d’un long parcours qui l’a mené du rouge popu à l’anoblissement de 2001 par Albert II.

Faut-il donc l’appeler baron? « Non, cela ne me semble pas nécessaire [il rit]: à vrai dire, je ne sais pas dans quelle mesure le roi était intéressé, j’ai cru comprendre que c’est venu d’un lobby flamand. Je suis francophone mais bilingue, un vrai Bruxellois, mais, apparemment, je pèse plus lourd dans le nord du pays. Bref, j’ai reçu un coup de fil de Jacques van Ypersele de Strihou (chef de cabinet du roi) qui m’a demandé si j’étais d’accord pour le titre. On devait attendre la Fête nationale pour révéler la nouvelle, mais ma femme Huguette ne pouvait s’empêcher de chuchoter: « Je vais être baronne mais je ne peux pas encore le dire. » J’en éprouve une réelle gratitude mais je ne joue pas mieux pour cela. »

L'histoire américaine de Toots commence en 1948.
L’histoire américaine de Toots commence en 1948.© VAN BUGGENGHAUT/PHOTO NEWS

L’histoire américaine de Toots débute en 1948, lorsqu’il rejoint son oncle Théo pour un mois de vacances en Floride. « On était dans un appartement à Miami, j’avais 25 ans, j’adorais le jazz et j’allais le renifler dans les clubs: j’y ai rencontré le photographe Bill Gottlieb. » L’artiste, qui deviendra fameux pour ses portraits iconiques de Billie Holiday ou Frank Sinatra, prend une image de Toots. Avec sa bouille de ketje européen à fine moustache, le Bruxellois incarne un mousquetaire égaré dans un roman, forcément noir: « Gottlieb m’avait vu lors d’une jam – rien d’officiel – dans un resto de Miami, et puis je suis reparti en Europe mais avec l’impression que je devais retourner en Amérique. Peut-être y vivre. »

Toots avec Benny Goodman (à g.), en 1948.
Toots avec Benny Goodman (à g.), en 1948.© GETTY IMAGES

Fin des années 40, début des années 50, Toots joue de la guitare, siffle et souffle aux côtés du Liégeois Bobby Jaspar avant de tourner avec Benny Goodman, son premier employeur américain. D’autres suivront, particulièrement le pianiste George Shearing, un Anglais immigré aux Etats-Unis avec lequel Toots joue pendant sept années: « Il était blanc et aveugle, son groupe était l’un des premiers ensembles mixtes; le vibraphoniste, le batteur, le bassiste et le manager étaient noirs. Je tournais aussi dans des Etats comme le Mississippi, l’Arkansas, le Sud ségrégationniste qui affichait son racisme. » En 1952, Toots franchit l’Atlantique et s’installe à New York – où d’autre? – avec sa femme Netty: « D’abord dans un hôtel qui n’était pas le Waldorf [sourire] puis dans un appartement de la 71e Rue à l’ouest de Manhattan. C’était convenable mais bon… »

Par la suite, les Thielemans déménagent à Yonkers – au-dessus de New York – « où l’air était meilleur pour mon asthme ». Avec l’argent d’une compo à succès et les sous ramenés de pubs sifflées par Toots, le couple s’achète une maison à Montauk, Long Island. Entre-temps, le trentenaire a croisé la route incandescente de Charlie Parker. Le Bach du bop, défricheur et inventeur carnassier, écrit les pages les plus cinglantes du jazz d’après-guerre. Il a aimé « that guy from Belgium » et l’embauche aux côtés de Miles Davis pour une semaine à Philadelphie. « Parker me protégeait de Miles, plutôt coriace et taquin: quand il m’ont fait remarquer que j’étais « caucasian » (nom donné aux Blancs par les Afro-Américains), je leur ai dit que, non, je venais de Belgique et non pas du Caucase [rires]. » Dès 1952, Toots acquiert la nationalité américaine.

Yeux intensément clos, paupières emprisonnées de brusque passion.
Yeux intensément clos, paupières emprisonnées de brusque passion.© Philippe Cornet

Soixante plus tard […], le musicien trouve qu’il a été un peu « ingrat » avec ces moments-là: « Je jouais avec des Noirs, je prenais le même bus que Billie Holiday, je me produisais au Birdland (légendaire club new yorkais baptisé en l’honneur de Charlie « Bird » Parker), j’avais un pied dans l’histoire et, sans doute, aurais-je pu remercier davantage ces musiciens, tellement de choses se sont passées! » Moins par manque de reconnaissance que par caractère surfeur: Toots bluffe les plus grands – Parker et plus tard Quincy Jones – mais la confrontation n’est pas de sa nature. Pas plus que les drogues qui circulent, « à peine un puff de cigarette de temps à autre ». Son jeu, guitare ou harmonica, tient davantage du plaisir que de la souffrance, même si ses épanchements évitent toute médiocrité saccharinée.

Dans la conversation, une chose revient à répétition: pour faire simple, celle de l’identité du jazz et de la création noire. « J’ai vraiment été bien accueilli par les musiciens noirs qui me surnommaient « Black Ass Motherfucker » (2): cela sonne assez vilain [rires], aujourd’hui, ce serait l’équivalent de « Nique ta mère », mais c’était leur façon de me dire que j’avais compris la musique qu’ils avaient inventée. Alors bien sûr, tous les Noirs ne sont pas des Lionel Hampton ou des Sarah Vaughan, comme tous les Espagnols ne sont pas des Picasso ou des toréadors d’exception, mais il y a une marque, un rythme, reconnaissables. Quand un Noir souffle dans un sax, je le reconnais, même chose pour un touché de piano [il s’interrompt], mais là, je parle de peau, de gènes, de variété ethnique, cela devient dangereux [sourire]. »

Dans les jours qui suivent cette conversation, Toots appelle plusieurs fois pour désamorcer ce qui pourrait – avec beaucoup de mauvaise foi – être pris pour un éventuel racisme antiblanc. On rassure Toots, véritablement inquiet d’être mal compris: mais, oui, les Noirs américains ont bien inventé le jazz, le blues et tous les grooves qui mènent à la musique actuelle. Toots, « petit Blanc » européen, en fut, en prise directe: quoi de plus épatant?

Sa part d’espérances fauchées

Bobbejaan Schoepen, George Shearing, Toots Thielemans et Joe Williams, à New York, en 1953.
Bobbejaan Schoepen, George Shearing, Toots Thielemans et Joe Williams, à New York, en 1953.© IMAGE GLOBE

Alors, la suite de ces années 1950 initiatrices est davantage connue: tout en construisant une carrière à succès de session man, Toots va bâtir sa propre identité solo. Via Bluesette, sa composition où guitare et sifflement parcourent la mélodie à l’unisson, il décroche en 1962 un joyeux standard international, la reconnaissance et les chèques afférents. Dans le demi-siècle qui suit, il jouera avec un parterre très fleuri: Ella Fitzgerald, Quincy Jones, Oscar Peterson, Astrud Gilberto, Bill Evans et des dizaines d’autres, comme Paul Simon, son futur voisin à Montauk, où il s’installe face aux flots bleus de l’Atlantique. Sans oublier les « petits pipis » qu’il fait, volontiers gracieusement, sur d’innombrables disques, belges et jazz en particulier. Parfois, son propre karma le surprend: « En 1979, au festival de Berlin, Jaco Pastorius (3), qui maltraitait sa basse et faisait toutes sortes de sons invraisemblables, interrogé sur le partenaire qu’il voudrait avoir en duo, a répondu qu’il voulait jouer avec moi… J’y suis allé, c’était inouï. »

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Cette musicalité qui coule, généreuse et naturelle, Toots la replacera aussi dans des musiques de films qui amplifieront sa réputation d’instrumentiste, génial et caméléonesque. L’harmonica qui vrille Midnight Cowboy, The Sugarland Express ou Jean de Florette, c’est du Toots suprême. Alors, bien sûr, il a eu sa part d’espérances fauchées: le décès de sa première femme Netty (cancer), une attaque qui diminuera en 1980 ses capacités à la guitare, mais jamais il n’abandonnera le sens de la musique. Couvé par son épouse actuelle, Huguette, rencontrée à la fin des années 1970, Toots ne se repaît d’aucune béatitude, n’enterre aucune exigence au gré des souvenirs glamour ou du succès. Oui, il stresse sur ce retour des 90 printemps, parce qu’essentiellement il ne supporterait pas de décevoir en scène.

De retour sur YouTube, il nous fait écouter Nalen Boogie, titre fun et acrobatique écrit par lui en 1951: « Cela a été un tube en Suède, avec un organiste et un joueur de banjo; Tu sais, je ne saurais plus jouer comme cela, la vélocité n’est plus la même. » Sur ce, il reprend son instrument-tueur et nous bluffe sur-le-champ. Comme un gamin de 90 piges.

(1) L’autre est la pianiste japonaise Toshiko Akiyoshi.

(2) littéralement, fils de pute à cul noir.

(3) Hendrix de la basse (1951-1987).

« Avec lui, la musique s’envole »

Michel Hatzigeorgiou, bassiste au sein du trio bruxellois AKA Moon, a joué avec Toots sur une période de vingt ans.

Michel Hatzigeorgiou, bassiste d'AKA Moon
Michel Hatzigeorgiou, bassiste d’AKA Moon© Philippe Cornet

« En 1983, je me produisais avec Steve Houben au palais des Congrès et Toots était notre invité: c’était la première fois que je le rencontrais. Le lendemain, il m’a appelé chez mes parents à Charleroi et proposé d’intégrer son quartet. On ne répétait jamais, son pianiste Michel Herr m’avait seulement préparé un petit book des morceaux. Cela a duré plus de vingt ans et on n’a jamais parlé théorie: l’écouter jouer est une leçon de musique parce qu’il est un très grand mélodiste. Il joue comme si tout était écrit, y compris les impros [sourire], il a le génie du son, comme Miles Davis, Chet Baker ou Jaco Pastorius. Tu reconnais tout de suite son toucher, chaque note est un concentré, la musique s’envole, il n’y a aucune tension entre les musiciens: il faut quand même savoir que Toots est l’idole de Stevie Wonder! C’est aussi quelqu’un qui traite extrêmement bien ses musiciens, la paie est bonne, il pense à nos étrennes et, fréquemment, nous invite dans les meilleurs restos. Je l’appelle papy, il m’appelle fils. »

LIRE AUSSI: Depuis l’annonce du décès de Toots Thielemans, les hommages se succèdent

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content