Tomorrowland, entre fascination et écoeurement
Le meilleur festival au monde est une véritable expérience. Pas de doute. Mais à force de vouloir en mettre plein les mirettes, le parc d’attractions électro fait parfois un peu flipper. On s’accroche, c’est parti!
Vendredi
Au premier jour, il y avait la foule. Au deuxième et au troisième aussi d’ailleurs, mais au premier jour, il y avait la foule, le soleil et l’effet de surprise. Premier Tomorrowland pour l’auteur de ces lignes. Premières impressions aussi. C’est comme tout le monde dit. En pire. Rarement, on se sera senti aussi minuscule, aussi insignifiant que dans cette incroyable marée humaine priée de se déplacer dans un sens et pas dans l’autre, au milieu des sens interdits et d’un décor halluciné de conte de fée écrit par le dealer en champis des frères Grimm. À côté de Tomorrowland, Werchter, ce n’est même pas la Foire du Midi, c’est la Fête des Voisins.
Immense, gigantesque, bluffant, gargantuesque, fascinant, écoeurant, choisissez votre adjectif. « You are the people of Tomorrowland, make every second legendary », exhorte le dos de l’improbable mainstage. Vite, se mettre dans l’esprit. Sans ça, ce tableau prendra rapidement des airs de secte géante. Flippant. Promis. Comme si le pape avait décidé d’organiser les JMJ électroniques à DisneyLand Boom.
Petite polémique: les signes et tee-shirts à caractère idéologico-religieux sont formellement prohibés. De toute façon, tout le monde est torse nu. Avec des gros muscles. Et du gros bronzage. Et des grosses inscriptions sur la peau. Notamment l’un des spécimens ultra musculeux à casquettes qui étalent, sous un soleil costaud, un tatouage traversant en largeur tout son dos de bodybuilder: « By the grace of God I am what I am. » Pas sympa, Dieu, sur ce coup-là. Sans exagérer, la proportion de bodybuilders présents est étonnante. Comme si les mecs s’étaient entraînés un an pour exhiber leur corps à Tomorrowland sans passer pour des crevettes. Flippant, pareil.
Beaucoup de drapeaux aussi, arborés fièrement par leurs propriétaires: Israël, le Brésil, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, les Etats-Unis et des tonnes d’autres… 140 avions ont été affrétés spécialement pour la circonstance! Cela étant, le jour où on apercevra le Niger et le Pakistan (on les a peut-être loupés, d’ailleurs), on pourra véritablement parler de condensé über-international de l’humanité jeune et bigarrée. Mais tout le monde a le sourire aux lèvres, les gens t’abordent, demandent d’où tu viens, et quand tu réponds: « From Belgium », tout le monde trouve ça génial. L’ambiance est à l’euphorie et ça n’ira qu’en s’accentuant. Jamais vu ça. Cela dit, on est aussi et surtout là pour la musique.
Mainstage, devant Fedde « Put Your Hands Up For Detroit » le Grand, pourtant tout petit au loin, dans sa bulle. Au-delà de l’aspect psychédélique, des milliers de détails qui tuent partout sur le site (petits champignons dispersés dans les sous-bois, fleurs fontaines, glaçons personnalisés, etc.) et du côté absolument singulier qu’il dégage, Tomorrowland se distingue des festivals rock par ce paradoxe: la scène principale, colossale représentation d’une jungle carrément piquée d’une cascade d’eau (si si, allez voir les photos), a tout intérêt à impressionner puisque le DJ/Producteur, aussi star soit-il, n’a rien à proposer que les beats qui sortent de ses platines. Quand, au-delà de leurs tubes, Madonna, Beyoncé ou les Rolling Stones ont de véritables machines de guerres visuelles cachées dans leurs flight cases, les David Guetta ou Tiestö sont seuls et statiques face à 50.000 humains.
Mainstage, donc. Fedde Le Grand fait exactement ce que ses prédécesseurs et successeurs feront, d’Avicii à Sander Van Doorn, en passant par Otto Knows, Axwell, Armin Van Buuren, Afrojack ou David Guetta: de grandes montées portées par des morceaux si pas commerciaux du moins reconnaissables, suivies par des tabassages sauvages, suivies par de grandes montées et des tabassages sauvages, et ainsi de suite, devant 100.000 bras levés et 100.000 jambes qui sautent. Classique. Autant dire qu’on n’ira pas des masses voir les superstars de la mainstage, pas forcément par snobisme, ni parce que c’est foncièrement horrible à entendre, mais simplement parce que leurs sets se ressemblent autant que l’ambiance, certes impressionnante, qui en résulte.
Le problème de Tomorrowland, c’est que le festival compile les défauts du Colmar et du Comme chez Soi: trop à manger et trop de bonnes choses à choisir. Ce qui le rend formidablement frustrant, attrayant et écoeurant dans le même temps. Quinze scènes, 400 sets sur le week-end… Du cassoulet électronique et du caviar, des mega-stars et des Petit Poucet… Rien que pour le vendredi, on avait coché 32 noms: Nervo, FCL, Para One, Bakermat, John Digweed, Digitalism, Marco Bailey, Miss Kittin, Infinity Ink, Afrojack, Crookers, Shermanology, Carl Cox, Jamie Jones, Todd Terje, Quintino, etc. Au final, en ce premier jour, on aura vu John Digweed ressembler vaguement au frère d’Elton John et de Ricky Gervais, tout en proposant une house progressive efficace et entraînante. On aura vu, pas longtemps, Steve Aoki brutaliser une tente Dim Mak ultra blindée avec son electro-house de kermesse. On aura vu le Digitialism Ismail Tuefekci enchaîner une version lyrics-free du White Noise de Disclosure avec leur hit génialement fédérateur, Zdarlight. Frissons. On aura vu l’une des valeurs montantes du Dirty Dutch sound, R3hab, nous perdre avec l’insupportablement bourrin Play Hard de Guetta et nous retenir de justesse avec le jouissivement bourrin Ode To Oi de TJR.
On aura vu des plongeurs, parés à l’éventualité qu’un festivalier trop maladroit, trop saoul ou trop que sais-je finisse par boire la tasse dans l’un des étangs autour desquels s’articule le site. On aura vu des centaines de déguisements étonnants de créativité qui, par 30°, interrogent une autre créativité, celle du corps humain face à la surchauffe. On aura vu le duo Infinity Ink, auteur du tube éponyme, commencer son set de manière très deep et monter superbement dans les tours, sur la très pertinente scène du Café d’Anvers. On aura vu des yeux MDMA très ronds, trop ronds, trop fixes et des deals de came à deux mètres des baffles. On aura vu Afrojack plus que de raison, on aura bu plus que de raison, on aura dansé sous la pluie, on aura vu les les Crookers en mode Crooker, on aura vu l’Anglais Jamie Jones, pilier des hitmakers d’Hot Natured, nous sortir un set au poil, deep, groovy, funky avant que les platines ne s’éteignent, à 1h. On aura vu le parking aussi. Très longtemps. Deux heures pour s’en sortir. Déjà fait une sieste de 20 minutes dans une file, en sortant d’un parking? Non? Nous si. Vendredi, c’est fini.
Samedi
Et samedi commence très fort. 37,2 litres d’eau, le matin. On n’enviait déjà pas les 35.000 campeurs à la base, mais là, on a carrément une larmichette émue pour eux. Aussi, plus encore que la veille, la question de l’habillement se pose. Froid? Chaud? Bermuda? Singlet? Style? Confort? Baskets hautes? Basses? Et si on rencontrait la femme de sa vie? Et si on entendait le set de sa vie? Dilemmes. Ce sera chaussures basses, bermuda, singlet ligné, tant pis pour le style, tant pis pour les risques d’orage. Surprise! C’est soleil tout plein!
Contrairement à la veille, on s’incruste sur le tout proche parking presse, avec le vague sentiment d’être le roi du pétrole. Il en faut peu pour être heureux. Contrairement à la veille aussi, l’effet de surprise n’y est plus, on regarde déjà les novices avec un air condescendant, on ne s’émerveille plus, on ne se perd plus, on va droit au but. Droit à la scène du Café d’Anvers, à nouveau, où Ricardo Villalobos vient d’arriver, avec trois quarts d’heure de retard. Sous les hourras. La légende germano-chilienne, tout sourire, lance un set qui lui ressemble beaucoup, insidieusement minimal et racé, nickel. Seulement voilà, pire que l’abondance du vendredi, niveau line-up, il y a l’abondance du samedi, niveau line-up. Le clonage, c’est pour quand? Parce que seul, on sera obligé d’enchaîner frustration sur frustration. Ryan Marciano, Solomun, Riva Starr, Kerry Chandler, Masters at Work, Joris Voorn, Sven Väth, Adam Beyer, Laidback Luke, Martin Solveig, Benny Benassi, Congorock, Len Faki, Michael Calfan, Nicky Romero, Yves V, Eric Prydz, etc. Parfois, ces gens jouent exactement à la même heure. Souvent, en fait. Alors on fait des choix cornéliens. Vite, parce qu’on n’a pas envie de rater l’imparable Solomun, l’un des tout grands DJ’s du moment. Sauf que lui aussi est en retard. En attendant, on se rabat sur la house de Riva STARR, et on fait bien parce que son set house frôle la perfection sur la scène « Derrick Carter presents Family and the Friends ». Belle surprise. On a envie de shazamer tout ce qu’il joue, mais ça nous suçoterait trop de batterie: ils sont marrants, les smartphones, qui te proposent 297 fonctions et des batteries incapables de tenir un après-midi complet. Heureusement que des stands proposent des chargeurs volants.
Finalement, Solomun débarque, et nous aussi, plein de boue, résultat d’une chute lamentable, elle-même fruit d’une escalade hasardeuse vers la scène Ketaloco où se produit l’auteur de l’entêtant Something we all adore, titulaire, avec Around de Noir & Haze, de l’un des meilleurs remix de ces dernières années. C’est deep, soulful, et ça fait plaisir. S’ensuivront un retour chez Ricardo, où la température est montée d’un ou deux crans, un passage avorté par la nouvelle sensation Nicky Romero, trop archi ultra mega blindée pour y voir de plus près, un détour par la mainstage où Sander Van Doorn prouve qu’on y ressasse encore et toujours le même genre de set, et puis enfin Pete Tong. Probablement le meilleur de ce qu’on a pu entendre à Tomorrowland. Le DJ/producteur anglais, homme de radio, se révèle absolument parfait, de la seconde n°1 à la toute dernière goutte d’un set alliant montées house euphorisante et beats émotionnels d’une dignité exemplaire. Superbe. Siroter une bouteille de vodka au bord d’une piscine, en écoutant Pete Tong déballer une tuerie de set, ça valait la peine d’être vécu. Magistral. Ce n’est pas le rédacteur en chef de ce magazine qui nous contredira…
Forcément, avant d’enchaîner les bouteilles d’eau pour retomber dans un semblant de sobriété, on a vu Laidback « Break tha house down » Luke bastonner en déguisement de super-héros au-devant d’une scène en forme de papillon géant. On a vu Solveig le suivre, lui aussi en mode Super-Martin-Man, chanter d’une voix rappelant étonnamment celle de Thomas Mars de Phoenix, puis tabasser avec un set hollando-suédois dans l’âme. On a vu une fille superbe embrasser le mec musculeux à tatouage, dans le dos duquel est inscrit « By the grace of God I am what I am ». Comme quoi, finalement, Dieu s’est vengé parce qu’on s’était moqué de lui la veille… On a aussi vu l’impayable (minimum six chiffres pour le booker) Avicii démarrer son set mainstage avec l’un de ses nombreux tubes, dans une ambiance assez affolante. Unanimité complète, 50.000 personnes reprenant un morceau en choeur. C’est beau et un peu anxiogène en même temps. Envie de rentrer quand même. Mal aux jambes. Légère overdose de beats. Sur le chemin censé mener à l’automobile, on croise miraculeusement Derrick Carter, Mark Farina et le génial DJ Sneak dans une tente beaucoup plus confidentielle, 150 personnes à tout casser. Comme par magie, l’énergie revient. Plus envie de décoller. Plus envie du tout. Deuxième grosse claque de la journée, après Pete Tong. Plus old-school dans l’approche house, le trio de circonstance ne donne qu’une envie: rester, danser, rester et danser encore. Puis vient la pluie. Et l’orage. Retour à Bruxelles trempé, sous une trombe d’eau, avec l’excellent set d’Eric Prydz en radio. L’apocalypse, mais dans la bonne humeur.
Dimanche
(les photos du troisième jour)
On nous avait prévenu: le dimanche, c’est ZE jour à Tomorrowland. Tout le monde est là. Tout le monde fait la fête. Tout le monde se déglingue. Sauf qu’on arrive un peu tard et que le train de la débauche a quitté la gare il y a un moment déjà. Tout le monde ou presque est effectivement déjà passé par la case vodka, la case pilule ou la case lait en poudre. Ce qui rend le décalage assez perturbant. On se dépêche néanmoins pour ne pas tout rater de Maceo Plex, l’un des producteurs en vue du moment, mettre le feu à la scène du Cafe d’Anvers. L’Américain, aussi connu sous le nom de Maetrik, a la banane aux lèvres et des fourmis dans les boutons: sa house aux relents deep fait dresser les bras et sautiller les jambes. Contrairement aux jours précédents, le line-up est un peu moins costaud en ce dimanche tiède, même si le tiers du quart du seizième de l’affiche pourrait ravir n’importe quel club au monde. Au même titre que Carl Cox le vendredi, la légende Dave Clarke dispose de sa propre scène: on y écoutera Green Velvet et le pionnier Jeff Mills enchaîner les BPM à grande vitesse, bientôt suivis par Clarke en personne. La techno pure n’a plus trop la cote en ce moment. Et quand on entend Mills jouer, malgré toute la déférence et le respect que son statut implique, on comprend un peu pourquoi… Trop dur, trop vite, trop intègre.
Clairement, on n’est pas dedans aujourd’hui. Au milieu de 80.000 jeunes à l’euphorie débordante, ça fait bizarre. Comme un cheveu misérable dans une soupe Happiness. Dans l’interminable file menant aux distributeurs de tickets (ceux avec Bancontact), un Flamand dont on devinera rapidement le comportement électoral interpelle un mec qui tente de le dépasser: « Vanachter aub! » « Excuse-me? » « Hier het is Vlaanderen, we spreken Nederlands! » Un peu nerveux, l’ami Bart (prénom d’emprunt). Nerveux et gonflé quand il tente de nous dépasser après avoir fait la leçon à tout le monde. « Where are you from? », nous demande-t-il. « From behind this guy », répond-on à l’apprenti bourgmestre de Dilbeek. « Ok, sorry… » Faut quand même pas pousser, l’injustice ne triomphera pas. Pas ici. Pas dans l’Electro-Bisounoursland !
Bref, les feux d’artifice s’enchaînent. Toujours plus fort, toujours plus haut. Les BPM tapissent l’ambiance sonore, orgie de basses musclée par les chants des festivaliers, les accolades aux inconnus, les demandes de photos aux bombes sexuelles. Dans les allées, ça commence à sentir joyeusement la pisse. Pas le fort du festival, les toilettes. Le site récréatif De Schorre, qui prête son parcours à l’événement, doit se réveiller dans un drôle d’état, le lundi…
Mainstage, David Guetta démarre le set que des dizaines de milliers de festivaliers attendent. On reste un peu, juste pour voir ce que ça fait, Guetta à Tomorrowland. Exactement comme les autres, pour être franc. La dimension superstar mondiale en plus. Pourtant la musique est la même, cette fameuse EDM gonflée pour la circonstance aux hormones des rassemblements de masse. Guetta n’est pas un mauvais DJ, très loin de là. Mais il est bien forcé de jouer ses tubes. Et dans l’ensemble, malgré l’une ou l’autre perle, son oeuvre fait mal aux oreilles. Alors on s’éclipse. Ca sent la fin.
Petit crochet néanmoins par la scène Smash the House vs Dirty Dutch. Alors que le VIP s’abreuve au magnums de champagne et aux 3 litres de vodka, le Néerlandais Chuckie lâche les chiens dans un set énergique et objectivement bien foutu, malgré le recours forcément appuyé à la plus lourde des sauces électro-hollandaises. Comme partout, comme sur les 14 autres scènes, ça saute, ça danse, ça put ses hands in the air. Assez folle quand même, cette ambiance de fête totale. Pour rejoindre le parking, il nous faut passer par la scène Q Dance, soit une expérience unique, qui ne se raconte pas. Le jumpstyle et le hardstyle, ça se vit. Ca s’observe. Au moins une fois dans sa vie. Faites-le, et racontez-leur à vos petits-enfants, vidéos à l’appui. Quant à nous, c’est vraiment la fin, le cerveau complètement lobotomisé. Dans la voiture, ce sera Nostalgie pour le retour. Et un peu de rock, de pop ou de hip hop pour les trois prochains jours.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici