Laurent Raphaël
Moebius, agent double
L’édito de Laurent Raphaël
Le lieutenant Blueberry et John Difool ont les traits tirés. On les imagine bien à la lisière temporelle et géographique de leurs mondes respectifs, là où le passé et le futur se touchent, penchés sur une tombe dont la moitié serait faite de pierres grossièrement déposées sur un sol rocailleux, et l’autre d’une dalle étincelante flottant en apesanteur. La Tunique bleue ne pourrait s’empêcher de lorgner cet intrus flanqué d’un drôle d’oiseau blanc qu’il voit pour la première fois en se demandant ce qu’il peut bien avoir en commun avec ce gringalet efféminé habillé comme un laquais.
Il y a quelques jours à peine, avant qu’on lui amène un télégramme faire-part et un colis avec six albums intitulés Inside Moebius, il ignorait jusqu’à son existence. Et pour cause, son paternel lui avait caché sa double vie. Il était persuadé que ce dernier, paix à son âme, avait bien assez à faire avec les embrouilles, les ennemis retors et les romances alcoolisées de son marshal de rejeton. Du coup, il était resté sourd aux rumeurs qui couraient dans la Sierra et qui prétendaient que Gir était en réalité un sorcier qui voyageait dans le temps sous un nom d’emprunt. Ces commérages avaient néanmoins fini par l’agacer. La dernière fois qu’un gringo lui avait servi cette soupe, Blueberry, qui avait il est vrai un peu forcé sur la gnôle ce jour-là, avait projeté d’un coup de pied la tête de l’importun dans le foyer crépitant d’un poêle à charbon…
Et dire que tout était vrai. Il paraît même que ce grand cachottier aurait semé des envoyés spéciaux dans toute la galaxie. L’officier de cavalerie s’est renseigné. En plus de ce John Difool qui est maintenant occupé à répondre à une drôle de machine vocale fixée sur son crâne, plusieurs autres créatures de l’agent double, dont Major Fatal et Arzach, se baladeraient quelque part dans le temps. Drôles de noms. Et drôle de pater familias qui a tout fait pour brouiller les pistes: double passeport, double casquette graphique, récits à tiroirs… A part les déserts, dont cet amoureux des décors décharnés du Nouveau-Mexique a tapissé toute son oeuvre, difficile de tisser des liens de parenté. Et pourtant, en lisant d’une traite son testament dessiné au cours des deux derniers jours, le sosie de Bébel a vu apparaître des filiations entre lui et ce blondinet qui pourrait presque passer pour un Indien avec son catogan: même environnement hostile (le Far West pour l’un, la cité-puits pour l’autre), même métier à risque (marshal et détective privé), même étoile (sur la poitrine et sur la manche de la veste), même caractère de cochon, même art de s’attirer des ennuis, même attrait pour la solitude et les femmes.
Et si, contrairement aux apparences savamment entretenues, l’agent double n’avait pas accouché d’histoires parallèles mais d’une dynastie? Difool serait alors le lointain descendant du ténébreux cow-boy. Dont il aurait hérité le tempérament à défaut de la silhouette. Blueberry réalise tout ça entre deux sanglots. Loin du schizophrène parfois dépeint, Jean Giraud était un visionnaire qui jetait des ponts entre les générations et tirait le fil d’une grande et unique story. Les yeux embués, Mike Donovan se tourne vers son arrière-arrière-arrière petit-fils pour le serrer dans ses bras, mais celui-ci a déjà disparu, happé par l’avenir…
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