Tindersticks: instants troubles

Depuis 15 ans, les Tindersticks composent les musiques des films de Claire Denis. Conversation avec Stuart Staples, leader du groupe, en prélude à un ciné-concert rare au Palais des Beaux-Arts…

A l’autre bout du fil, la voix est là, onctueuse et reconnaissable entre mille. Chanteur des Tindersticks, Stuart Staples s’est installé, depuis quelques années, dans le Limousin – « un endroit idéal pour travailler », commente-t-il, sobrement, alors qu’on l’interroge sur les motivations de ce déménagement. La raison de l’appel n’est pas là, cependant, mais bien dans le ciné-concert que Staples et son groupe donneront dans quelques jours à Bruxelles, dans le cadre du festival du film européen, revisitant les musiques qu’ils ont composées pour les films de Claire Denis.

Voilà 15 ans maintenant que la réalisatrice de Trouble Every Day et le groupe originaire de Nottingham ont jeté les bases d’une collaboration exceptionnelle dans sa durée comme dans sa qualité. « Claire est venue à un de nos concerts à Paris en 1995, se souvient Staples. Elle était occupée à écrire le scénario de Nénette et Boni, et la musique de notre second album, qui venait de sortir, résonnait avec ce qu’elle ressentait, la chanson My Sister en particulier. Elle voulait savoir si nous aimerions être impliqués d’une façon ou d’une autre, et de fil en aiguille, l’idée d’écrire le score pour le film a vu le jour. Voilà comment tout a commencé: on ne s’attendait pas, à l’époque, à ce que cela se transforme en une relation inscrite dans la durée. »

Habiter les films

Ni Staples ni le groupe ne connaissaient alors le cinéma de Claire Denis. A peine rentrés en Angleterre, les 6 Tindersticks se procurent une copie de Chocolat, le premier long métrage de la cinéaste française. Et de ressentir, d’emblée, une forme d’affinité. « Il y a quelque chose d’important, de façon naturelle, pour elle comme pour nous, et c’est un sens de l’espace, pas seulement physiquement, mais au sein des idées elles-mêmes, poursuit la voix, caressante. Un élément qui nous a donné envie de travailler avec Claire, c’est que les choses ne sont jamais implicites dans ses films: vous devez y pénétrer, et y tracer votre propre parcours. Et cela se rapproche de la façon dont nous envisageons la musique. » Nul hasard, sans doute, à ce que le son des Tindersticks ait une coloration éminemment cinématographique, quelque part au confluent de John Barry et d’une soul dispensant ses impressions hantées…

A partir de là, la collaboration prend forme, pour s’étendre, à ce jour, sur 6 soundtracks, écrits par le groupe ou en solo pour 2 d’entre eux, Dickon Hinchliffe signant seul celui de Vendredi soir en 2002, et Stuart Staples enchaînant avec L’intrus 2 ans plus tard. « Il n’y a pas une façon fixe de faire les choses, mais il y a une façon de travailler avec Claire qui découle du fait que nous avons le luxe d’être ses amis, poursuit ce dernier. Elle nous parle de ses idées quand elle sent approcher les choses. Beaucoup d’informations viennent de là. Après quoi, nous disposons du scénario une fois qu’il est terminé, et de « dailies » à partir du moment où elle commence à tourner. Quand elle nous montre un montage brut, nous avons déjà beaucoup d’informations, nous avons pu nous imprégner de ce dont il retourne, et cela n’a pas de prix. Même si ce n’est que quand elle a les images et le sens cinématographique que cela devient musical pour moi. » Et d’évoquer un processus basé sur la conversation et l’échange, à l’évolution aussi naturelle que pratiquement insensible, n’était l’impact de la technologie. « A l’époque de Nénette et Boni, nous en étions encore à enfoncer les touches du VCR et à empoigner nos instruments le plus vite possible, alors qu’aujourd’hui, tout est beaucoup plus simple. »

Un processus libérateur

De même que le cinéma de Claire Denis est tout sauf monolithique, les partitions écrites par le groupe pour ses films composent des paysages musicaux variés – « le plus difficile est toujours de trouver le moyen d’habiter le film », observe encore Staples. Et d’expliquer comment pour 35 Rhums, un élément mélodique a servi de déclencheur, là où, pour White Material, ce fut plutôt un son abstrait, et une structure brisée. L’écoute du box qui réunit aujourd’hui ces différents scores constitue, du reste, la meilleure illustration de la richesse de cette collaboration, baladant l’auditeur dans un environnement mouvant. Au passage, c’est aussi le groupe que l’on sent évoluer dans son approche même de la musique. « Je pense que le fait d’avoir travaillé avec Claire a joué un rôle immense dans le fait que nous soyons encore là aujourd’hui, approuve-t-il. Explorer constamment vos propres idées et votre propre musique est une chose, mais cela vient de l’intérieur. Avec Claire, nous avons dû, à intervalles réguliers, explorer une autre facette de notre musique dont nous ignorions même qu’elle existait. » Un processus proprement libérateur (il suffit d’entendre le groupe s’approprier de nouveaux espaces sur White Material pour s’en convaincre) qui a aussi contribué à préserver la fraîcheur des Tindersticks.

Plus que la fin d’un cycle, le coffret de 5 CD qui paraît aujourd’hui consacre comme une forme d’aboutissement provisoire à 13 ans d’intenses conversations artistiques. Il permet en même temps d’inscrire cette relation dans une perspective globale, pas plus Claire Denis que les membres du groupe n’ayant auparavant porté de regard rétrospectif sur leur collaboration. L’idée, explique encore Stuart Staples, en a germé dans la foulée de White Material. « Quand nous avons terminé cette musique, nous avons voulu la sortir, parce que c’était vraiment une des meilleures choses que nous ayons écrites avec le groupe. La conversation a débuté comme cela, avec aussi l’idée de donner des concerts où nous aurions interprété le score. Et puis, le projet a pris de l’ampleur: nous avions terminé 35 Rhums un an plus tôt, et la musique n’était jamais sortie, Constellation Records est entré dans la danse, et défendait avec énergie l’idée d’un coffret qui soit aussi un bel objet. »

Prolongement judicieux de cette initiative éditoriale, le groupe s’est lancé dans une poignée de ciné-concerts exceptionnels, comme celui qu’accueille Bruxelles. « Avant de donner le premier concert, expliquer ce que nous voulions faire était très difficile, faute de points de référence. Il y a beaucoup de concerts avec des images de cinéma, mais il est rare de se trouver dans notre position, où l’on a construit une oeuvre de cette ampleur avec une même personne. Nous avons donc essayé de réunir un set qui ait une forme à travers les 13 ans de notre collaboration. Parfois, il s’agit de pur cinéma, et parfois de pure musique. Ou musique et cinéma sont là, ensemble, et la perspective change: le groupe peut se retrouver à l’avant-plan ou se retirer dans les images. C’est quelque chose, définitivement… » Et la promesse d’instants troubles, every day et every night…

Entretien Jean-François Pluijgers

Tindersticks, Brussels Film Festival, le 23 juin à 20h30 au Palais des Beaux-Arts, Bruxelles
www.bozar.be

Tindersticks, Claire Denis Film Scores 1996-2009, coffret de 5 CD, distribué par Constellation. ****

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