The National, une affaire de famille

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Trois ans après le triomphe de High Violet, The National revient avec Trouble Will Find Me, creusant le sillon d’un rock indie aux humeurs magnifiquement sombres.

Trois ans après le triomphe de High Violet, The National revient avec Trouble Will Find Me, creusant le sillon d’un rock indie aux humeurs magnifiquement sombres.

THE NATIONAL, TROUBLE WILL FIND ME, DISTRIBUÉ PAR 4AD.

Graffée sur une traverse du métro aérien, l’inscription ironise: « Attention! You are entering the tourism sector. » Bienvenue dans le Kreuzberg, quartier pourri du Berlin seventies, devenu aujourd’hui l’un de ses plus branchés, en proie à une gentrification galopante. Comme toute la ville en général, d’ailleurs, quitte à agacer les locaux. Dans une librairie, une carte postale insiste: « Proud to be a tourist. » Des fois que… Les raillés ne sont pas loin: de l’autre côté du pont Oberbaumbrücke, le long de l’East Side Gallery, reliquat le plus étendu du Mur qui a séparé la capitale allemande pendant près de 30 ans. A quelques pas de là, le Michelberger Hotel, dans la Warschauer Strasse, perpendiculaire au boulevard Karl Marx, dans la partie est de la ville…

C’est ici que The National a convoqué la presse européenne pour discuter de son nouvel album, Trouble Will Find Me. Ambiance cool, déco bricolo-brocante, vieilles photos noir et blanc, instruments qui traînent dans le lobby: le lieu correspond parfaitement à l’image arty et alternative qui colle aujourd’hui à Berlin -le designer Werner Aisslinger y a notamment mis sa patte. Trendy mais pas seulement: l’hôtel est aussi une histoire de potes, insiste le patron Tom Michelberger, qui tient au côté relax du lieu. Le jeune trentenaire, ancien producteur de jeux vidéo, a investi l’ancienne fabrique en 2009 avec l’aide d’amis et de la famille, mettant les énergies des uns et des autres en commun. Hype donc, et authentique. Soit précisément l’endroit où semble se trouver aujourd’hui The National, band américain formé par des amis d’enfance, acclamé aujourd’hui à la fois par le public et la critique…

Il a fallu un peu de temps pour ça. A la manière d’un groupe comme Elbow, The National a mis plusieurs disques pour trouver son audience. A une époque où les labels laissent rarement plus d’un album pour percer, cela tient presque de l’exploit. Formé à la fin des années 90, le groupe américain a ainsi dû attendre Alligator (2005) et Boxer (2007), ses 3e et 4e albums, pour voir les choses s’emballer. Chouchou de la blogosphère, taillé pour scorer sur Pitchfork, l’influent webzine indie, The National a pu trouver également du soutien auprès de ses camarades d’Arcade Fire ou Sufjan Stevens. En 2008, leur morceau Fake Empire est même repris dans la campagne d’Obama, qui le repasse le soir de son élection, juste avant d’entamer son discours de victoire. Mais c’est en 2010, avec High Violet, que le groupe installé à New York fera réellement le « break ».

Il s’est vendu à plus de 600 000 exemplaires dans le monde. En Belgique, l’album a même récolté un disque d’or -confirmation qu’ici plus qu’ailleurs encore, on « adore le noir », pour paraphraser Arno. Puisque c’est bien à cela que carburent les morceaux des Américains: les humeurs sombres et bilieuses. C’est d’ailleurs l’un des mystères d’une formation comme The National -comme l’un de ses principaux mérites: avoir réussi à convaincre avec un rock indie ombrageux et mélancolique, sublimé par le baryton gothique du chanteur Matt Berninger.

Radar anti-frime

Trois ans plus tard, voici donc Trouble Will Find Me. Pour en parler, il y a Matt Berninger et Bryce Dessner, visiblement détendus et sereins. A première vue, le carton de High Violet n’a pas l’air d’avoir changé grand-chose à l’état d’esprit des troupes. C’est peut-être dû au line-up particulier de The National. Outre Matt Berninger, la formation est constituée de deux paires de frères, les jumeaux Aaron et Bryce Dessner (guitares) d’un côté, et Bryan et Scott Devendorf de l’autre (respectivement batteur et bassiste). Avec un noyau pareil, on imagine que les relations peuvent être aussi orageuses qu’indestructibles. Bryce Dessner: « Disons que la musique passe toujours en premier. Chacun est prêt à mettre son ego de côté si cela sert le morceau. Le but ultime étant de faire la meilleure version de chaque chanson. J’ai pu ennuyer mon frère pendant des mois sur un truc que je ne pensais pas bon. D’habitude, il a raison, mais là je l’ai tanné… C’est l’avantage de pouvoir s’appuyer sur des relations tellement fortes: on peut plus facilement se permettre le conflit. » Matt Berninger complète: « Notre manière de fonctionner n’est pas toujours très orthodoxe, mais cela marche suivant le principe que chacun a besoin de l’autre. Personne ne peut arriver en disant: « Voilà l’idée de la chanson. » Chacun y met un peu du sien. Le respect tient aussi à cette co-dépendance. »

Groupe volontiers autarcique, The National semble en fait attacher autant d’importance à sa musique qu’à la manière de la produire: avec passion, certes, mais aussi humilité. Bosseurs acharnés, les musiciens de The National prennent d’ailleurs bien soin d’évacuer toute pose. En d’autres mots, ce n’est pas ici que l’on dégotera de croustillantes histoires de luttes fraternelles, de tarins surcokés ou de chambres d’hôtels dévastées. En tant pis si tout cela n’est pas très rock’n’roll…

Bryce Dessner s’en excuse presque: « On n’est peut-être pas les rock stars les plus « intéressantes », dans le sens où l’on n’a pas d’attitude. Matt, par exemple, ne joue jamais de rôle, il est plus ou moins lui-même sur scène. On ne s’est jamais embarrassé de beaucoup d’artifices. » Le refus de toute dégaine forcée, de tout « show-off »: de REM à Nirvana, le rock indé ricain a toujours cultivé une certaine « austérité ». Plus loin, Dessner prolonge: »L’honnêteté des émotions est essentielle pour nous. On a un radar pour détecter quand quelque chose risque de sonner faux ou simulé. Le solo de guitare qui part en vrille, par exemple. » Un autre exemple: « L’autre jour, Matt a mis un pantalon blanc! » Hilarité générale. L’intéressé: « Mon dieu, ils étaient tous là: « Mais qu’est-ce que tu fous!? » On se moque des autres quand on les voit essayer d’être différents de ce qu’ils sont vraiment. Donc je ne pourrai jamais monter sur scène en prenant des poses théâtrales. Ils se foutraient de moi.

Changement de saison

Dans Pink Rabbits, sur le nouvel album, Matt Berninger chante notamment: « I was a television version of a person with a broken heart. » Malgré tous ses efforts, le chanteur aurait-il peur de jouer un personnage, rattrapé par le cirque du music business? Il explique: « Avant je bossais comme designer, je me fringuais bien pour aller aux réunions: carré, professionnel, adulte, blablabla… A l’inverse, le groupe a toujours été un endroit où laisser justement s’exprimer toutes les pensées non-professionnelles, pas toujours très belles à regarder. Toutes les parties moins sophistiquées, les idées moins élégantes de votre personnalité. C’est à ça que servent la musique et l’art en général: un endroit pour y glisser ses bagages, ses peurs, ses tristesses, ses émotions… »

La réussite apaise-t-elle ces tensions? Ou au contraire le fait d’être arrivé aujourd’hui dans la Champions League du rock indé met-il davantage la pression? Il y a quelques semaines, le groupe français Phoenix, lui aussi auteur d’un carton tardif, répondait à la question par un pied de nez: il intitulait son nouvel album Bankrupt!. Il y a un peu de ça avec le sixième album de The National, pareillement en course pour le titre le plus joyeusement neurasthénique de l’année. Trouble Will Find Me, comme une manière de conjurer le sort… Matt Berninger: « C’est une phrase tirée du morceau Sea of Love. Mais elle n’est pas forcément triste, du genre « la vie, c’est de la merde ». C’est plus l’idée que les choses négatives arrivent, et que l’important est la manière de les affronter. Cela tient plus de l’acceptation: oui, la vie est difficile, mais c’est ok d’être là.  »

L’acceptation, c’est aussi celle d’une reconnaissance -enfin, après des années de galère-, et de la nouvelle confiance qui va avec. Berninger explique ainsi que pour la première fois, l’enregistrement s’est passé sans psychodrame, ni blocage de la feuille blanche, évoquant un « flot ininterrompu d’idées ». Bryce Dessner confirme: « Pour nous, c’était très rafraîchissant. Avant, on avait parfois l’impression de devoir presser Matt comme un citron. Ici, cela coulait tout seul. Un peu comme si jusqu’ici on avait toujours fait des disques en hiver, et que tout à coup le printemps était là. »

Grand cru

Au bout du compte donc, oui, le succès aurait définitivement du bon. « Chacun l’appréhende différemment. Quelqu’un comme mon frère par exemple n’arrivera jamais à se relaxer complètement. Pas forcément parce qu’il se met la pression, mais c’est comme s’il gardait ce sentiment de tension en permanence à l’esprit. Pour Matt, par contre, la confiance n’est peut-être pas une si mauvaise chose. Quand vous êtes le chanteur d’un groupe, que vous vous retrouvez en première ligne sur scène, cela peut toujours aider. »

Ça, et une bonne bouteille de vin. Comme celle qu’il amènera sur scène lors du show-case donné le soir même dans la cour de l’hôtel, devant quelques centaines de privilégiés. C’est là, en concert, que le magnétisme d’un groupe comme The National se déploie de la manière la plus évidente, plus encore que sur les disques, qui demandent plusieurs écoutes pour décanter et se laisser apprécier. Trouble Will Find Me ne fait pas exception. Il faut pouvoir plonger dans ses humeurs mélancoliques pour mieux en ressortir revigoré. L’écriture y est classique -Berninger cite Roy Orbison, « pas pour le côté vintage, mais plutôt pour la qualité d’écriture intemporelle ». A certains égards, c’est un peu comme si The National avait enfin sorti son Automatic for the People: un disque limpide et évident.

Il n’y a aucune révolution ici: ni gonflement du son pour remplir les stades, ni ravalement de façade radical à la Kid A -pas le genre de la maison. Plutôt la confirmation d’une obstination, la volonté de creuser son sillon, toujours plus profond. « Le fait est qu’on n’a jamais été vraiment un groupe branché sur les concepts. On est à Berlin, on adore Bowie et les albums qu’il y a faits. Mais on est incapables de procéder comme lui autour d’une idée, de forcer un cadre extérieur. On se contente de pondre les chansons qu’on aime. En même temps, est-ce que vous avez vraiment envie d’entendre un album électro de la part de The National? » (rires). Pas faux.

THE NATIONAL EN MODE SPINAL TAP ?

The National est-il trop sérieux? Plombé par l’image de rockeurs ténébreux et austères? Berninger expliquait encore récemment au magazine Rolling Stone avoir cessé de s’en faire: tant pis s’ils passaient toujours pour un groupe de « blanc-becs rasoirs ». Vraiment? Même s’ils ne l’avoueront jamais, il n’est pas interdit de penser que les intéressés cherchent tout de même à rectifier légèrement le tir. Il y a quelques semaines, ils présentaient Mistaken for Strangers, le documentaire centré sur leur dernière tournée mondiale. A nouveau, c’est une histoire de famille -c’est Tom Berninger, le frère de Matt, qui l’a réalisé. On est cependant loin de l’essai arty de A Skin, A Night, live granuleux et précieux filmé par Vincent Moon. Ceux qui ont vu Mistaken for Strangers parlent d’un « mockumentary », une sorte de Spinal Tap revu et corrigé à la sauce National.

Au départ, Tom Berninger, fan de heavy metal, raille le spleen indie du groupe de son grand frère. Il démarre l’aventure comme roadie avant de commencer à filmer la vie en tournée avec sa petite caméra. Matt: « A la base, on ne savait pas trop vers quoi on allait. On déconnait pas mal. Il a fait quelques portraits débiles de nous qu’il a mis sur le Net. » Exemple: le frérot prend chaque membre à part pour poser des questions aussi essentielles que: « Gardez-vous votre portefeuille sur vous quand vous montez sur scène? »… « Mais petit à petit, le film est devenu quelque chose de différent. On avait conscience qu’après dix, quinze minutes, cela allait vite devenir ennuyeux. Au bout du compte, le film est plus un portrait de famille très sincère du groupe, de nos relations… » Vivement un passage en festival ou une sortie DVD!

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