Subsides et culture: je t’aime, moi non plus

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Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Entre culture et argent public en Belgique francophone, c’est parfois le je t’aime moi non plus. Pas assez de moyens, choix discutables et possiblement politisés. Tentative de décryptage d’un vaste champ complexe, avec l’aide de Daan, Vincent Liben, Ivan Tirtiaux, Michel Kacenelenbogen et Luc Dardenne.

Le point de départ du papier c’est « l’affaire 140 » (voir le portrait d’Astrid Van Impe), et la réduction de subsides à un théâtre qui ne semble pas démériter. Sujet essentiel: sans ce fric public, une bonne partie de la culture francophone belge aurait mal au ventre, dangereusement déshydratée. En Belgique francophone, en 2014, plus de 589 millions d’euros ont été versés à la culture et à l’audiovisuel par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ceci incluant tous les secteurs, de la musique au théâtre, du ciné aux arts plastiques, mais aussi la dotation de plus de 200 millions à la seule RTBF. Soit 6% du budget global de la FWB, dévalisé par l’enseignement et ses 7,33 milliards d’euros. Mais que faire de ces chiffres? Comment interpréter ce qui peut parfois sembler exorbitant juste pour faire tourner un théâtre, ainsi à la Balsamine à Bruxelles, le montant de subvention par spectateur -ratio subventions-audience- est de 158 euros. Que dire des institutions façon Théâtre National -6.450.840 euros pour 2015- face aux indépendants insulaires, comme le chanteur Ivan Tirtiaux, à qui on accorde 6.000 euros pour préparer ses scènes et promo? La culture -avec ou sans grand C- draine un supplément d’expression et de création qui ne saurait être perçu comme un luxe. Pas un hasard si à Anvers, la ville sous direction N-VA met des bâtons dans les roues à De Roma, ancien cinéma d’un quartier mélangé (Borgerhout) reconverti en salle multiculturelle, symbole d’une cinglante indépendance d’esprit.

Faire son cinéma

Nouveauté 2015: aux prochaines sessions du doc au Centre du Cinéma cet automne, l’auteur-réalisateur pourra lui-même défendre son projet et non plus être représenté par un rapporteur avec lequel il n’a pas forcément d’affinités. Une (bonne) idée de l’administration Milquet dont le manifeste Bouger les lignes veut structurer les méthodes et secouer les habitudes d’un secteur où l’argent disponible n’est simplement pas suffisant pour satisfaire la demande. Très loin de là. « Milquet a l’avantage de ne pas avoir de comptes à rendre à un parti: elle est sans grande amitié ou inimitié dans le secteur », dixit Michel Kacenelenbogen (voir par ailleurs). L’autre avantage de la ministre, en poste depuis juin 2014, est d’également chapeauter l’enseignement et de vouloir installer des passerelles avec la culture. Pour mieux saisir la réalité, on peut lire le bilan du cinéma 2014 édité par la FWB: « Le Centre du Cinéma disposait en 2014, pour la production audiovisuelle belge francophone, d’une enveloppe budgétaire de 28,26 millions d’euros, dont 63,43% (17,92 millions) apportés par la FDW et 36,57% (10,33 millions) constitués d’apports extérieurs (éditeurs et distributeurs de service audiovisuels). Dotée d’une enveloppe de 9,83 millions d’euros, la Commission de sélection des films a examiné un nombre record de 537 projets (contre 499 en 2013) et en a soutenu 140, tous créneaux confondus (longs métrages, courts métrages, documentaires, films LAB, téléfilms et séries audiovisuelles). »

Une possibilité sur quatre donc d’être financé: mais jamais en totalité, si votre doc est budgétisé à 100.000 euros, il est commun d’en demander, sur dossier, 30 à 40% à la FWB. Pour le reste, il faudra chasser un ou plusieurs diffuseurs télé et des coproducteurs, en Belgique ou à l’étranger. Les trois meilleurs résultats commerciaux 2014 du cinéma belge francophone, sont Deux jours, une nuit de Jean-Pierre et Luc Dardenne (570.000 entrées, chiffre nuancé par les cinéastes, voir encadré Luc Dardenne), suivi par Pas son genre de Lucas Belvaux (375.000 entrées) et Les rayures du zèbre de Benoît Mariage (130.000 entrées). Il est intéressant d’apprendre que pour leur film budgété juste en dessous des 7 millions d’euros, les Dardenne ont reçu 350.000 euros du Centre du Cinéma. Rayon musique, le secteur en charge de la matière à la FWB tournait en 2014 avec 33 millions d’euros, tous styles confondus: la part des musiques non classiques représente moins de 10% de ces 33 millions, soit 2.830.000 euros. Somme d’autant moins affolante que l’aide aux enregistrements sonores est de 194.700 euros et, montant dérisoire, de 22.300 euros pour la promotion. C’est l’aide aux festivals qui emporte le gros morceau: 1.187.377 euros. Tous chiffres de 2014 qui devraient assez fidèlement se répéter en 2015. L’artiste est, de facto, mis en compétition.

Très loin de ce cadre, on repense à ce que Natacha Belova, formidable marionnettiste et scénographe russe installée à Bruxelles, racontait. Comment, lors d’un stage donné en Malaisie, elle découvre un pays « où il n’y a même pas de spectateurs […] où les artistes sont considérés comme des extraterrestres, ne gagnant pratiquement rien. Je pense que l’enjeu est désormais de voir comment les artistes d’ici, en dehors des questions d’argent et de subventions, vont pouvoir mettre leur énergie positive dans autre chose que l’angoisse, comment vont s’ouvrir de nouvelles voies. »

1. Daan

POP-STAR FLAMANDE BILINGUE

Daan
Daan© Philippe Cornet

« Je n’ai jamais demandé de subsides: je fais de la pop music et je préfère avoir, sur chaque disque, quelques singles qui font que cela marche. J’essaie d’être créatif, mais aussi de mettre des choses bien dans les hit-parades. Esprit d’entreprise? Oui, peut-être: quand j’étais gamin, chaque soir, je comptais les billets que ma mère gagnait avec son beau magasin de décoration de Leuven. Je reconnaissais une bonne journée (rires). Je n’aime pas trop l’idée de dépendre d’une aide: ne pas demander de l’argent me donne plus de liberté. Lorsque j’ai fait la chanson sur Bart De Wever en 2011, il y a pas mal de bourgmestres flamands qui ne m’ont plus invité: pas très grave, j’ai fait 20 festivals au lieu de 30. Mais il y a des gens qui ont besoin d’être soutenus et, en début de carrière, cela peut aider au développement: comme pour la danse ou le théâtre, magnifiques mais pas vraiment rentables. »

2. Vincent Liben

CHANTEUR SOLO ET AVEC MUD FLOW

Vincent Liben
Vincent Liben© Philippe Cornet

« Précédemment, pour les disques de Mud Flow ou Liben solo, les demandes de subsides étaient faites par mes labels. Là, j’ai un projet d’album avec Lisza (sa girlfriend) pour lequel on a rentré un dossier au Secteur musique de la FWB: franchement sans un peu d’aide, prendre seul le risque financier et se lancer dans l’aventure… Les subsides dans un petit pays comme le nôtre sont importants, sinon on serait obligés de faire de la junk food pour la radio. Les gens ont l’impression qu’on peut faire de la musique en temps libre, que le statut d’artiste -qui dépend du fédéral- est un luxe, mais ici, tu dépends de l’Onem et tu plafonnes à 1100 euros! Contrairement à la France, où des intermittents peuvent monter jusqu’à 4000 euros par mois. Ici, en plus, au-delà de 4100 euros de droits d’auteur à l’année […], tu dois rembourser la différence avec l’allocation du statut d’artiste. Là, je dois payer 13.000 euros, mais l’Onem est sympa, elle m’a donné dix ans pour le faire. »

3. Ivan Tirtiaux

CHANTEUR TROPICALISTE, A SORTI SON PREMIER ALBUM EN 2014

Ivan Tirtiaux
Ivan Tirtiaux© Philippe Cornet

« Le secteur musique de la FWB m’a donné une aide à la résidence et à la promo, soit 6000 euros en tout. Payer les musiciens, tirer quelques affiches, envoyer des CD promos, réaliser un clip: l’argent part très vite. Je n’avais rien obtenu pour l’aide à l’enregistrement. Les trois ou quatre maquettes envoyées étaient loin du produit fini: je pensais qu’il fallait quelque chose à ce stade, puis me suis rendu compte qu’ils ne faisaient pas forcément l’effort artistique de prendre un risque face à quelque chose de non abouti. Entre le premier et le second dossier, j’ai suivi une formation de self-management, gratuite, au Conseil de la musique (ASBL subsidiée par la FWB), cela m’a fait prendre conscience qu’on ne sortait pas un disque comme cela. Entre-temps, j’avais monté un plan de crowdfunding qui a rapporté 5000 euros, j’ai dû en ajouter 7000 de ma poche pour un album coûtant 12.000 euros, pressage et mastering compris. J’ai fait mille copies, pas encore toutes vendues mais j’ai payé tout le monde. J’arrive à vivre de la musique par les cours que je donne et l’accompagnement d’autres gens, et cela me va très bien. »

4. Michel Kacenelenbogen

DIRECTEUR DU THÉÂTRE LE PUBLIC

Michel Kacenelenbogen
Michel Kacenelenbogen© DR

« Le Conseil de l’art dramatique, dont je fais partie -avec treize autres personnes- et qui rend un rapport à la ministre de la Culture, a reçu le dossier du Théâtre 140 en 2014 (voir aussi le portrait d’Astrid Van Impe). Celui-ci n’avait pas prévu de succession à Jo Dekmine et demandait une reconduction de son contrat pour quatre ans. Faut-il subventionner quelqu’un jusqu’à sa mort? Jo, qui est quelqu’un que je respecte énormément, avait déjà plus de 80 ans. […]

Lorsque j’ai fondé Le Public en 1994, j’ai fait un emprunt personnel de un million d’euros à rembourser sur 20 ans. On m’avait fait comprendre que pour être aidé, il fallait monter un dossier, et puis on m’avait aussi dit ne pas avoir besoin d’un nouveau théâtre privé. J’ai commencé à recevoir des subventions en 2002 parce qu’on est venu me le proposer: qui refuserait de l’argent? C’est vrai, en 2010, il y a eu un clash avec le cabinet de Fadila Laanan parce qu’on n’a pas eu le montant qui avait été promis, sous prétexte d’économies obligatoires à la suite des secousses bancaires de 2008. Mais cet argent avait déjà été budgétisé, donc cela nous a mis dans la m… Les choses ont fini par s’arranger.

La première qualité d’un ministre de la Culture, c’est d’obtenir un budget: Fadila avait fait augmenter la part de la culture en 2002 et 2006, un total de 50% (35 hors index) pour le théâtre. J’en ai aussi bénéficié. J’ai une énorme chance que d’autres n’ont pas, je n’ai aucune carte de parti et notre théâtre est l’un des rares indépendants, financièrement parlant. Je crois au divertissement intelligent, celui qui fera bouger la classe moyenne dans son désir de changer le monde. Au théâtre, ce genre-là, c’est 80% des spectateurs et 10% des subsides (sic). »

5. Luc Dardenne

CINÉASTE

Luc Dardenne
Luc Dardenne© Christine Plenus

« Non, faire des films sans l’argent public n’aurait pas été possible: avant que nos premiers films -des documentaires- ne passent à la télévision, on a pu tourner grâce aux subventions accordées à l’ASBL que l’on avait fondée, le Collectif Dérives. Je crois qu’en 1976, on a reçu l’équivalent en francs belges de 10.000 euros. Un de nous deux était employé à l’année, et encore pas toute l’année. On voulait que notre travail, présenté dans les syndicats, les écoles, les cités ouvrières, développe une prise de conscience, forme la citoyenneté.

Ce qui me semble important est d’avoir une politique culturelle du cinéma qui soit continue dans l’aide à l’auteur, qu’on lui laisse rater un, voire deux films, et c’est de cela que nous avons bénéficié. Notre deuxième fiction avait été un échec retentissant mais après, on a quand même pu avoir 20 millions de francs belges (500.000 euros) pour faire La Promesse. Je crois à la qualité du scénario.

Chacun de nos films fait à peu près deux millions de spectateurs dans le monde, depuis Rosetta, qui a été notre plus gros succès en Belgique, environ 200.000 entrées. On en a fait à peu près 70.000 pour Deux jours, une nuit qui a réalisé 570.000 entrées en France. Un des pays où l’on fonctionne, comme l’Italie, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. Riches? Non, mais on fait partie des cinéastes qui vendent bien avant la sortie du film… »

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