Sparks, princes-sans-rire

Sparks © DR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

L’excentrique transgression des Sparks s’incarne dans leur nouvel Hippopotamus et une conversation brassant fratrie, Californie sixties, Tim Burton, disco et USA sous Trump.

Dans les facilités de l’hôtel-boutique bruxellois où il réside avec son frère Russell, Ron Mael se brosse les dents. Il salue, courtois, avant de retrouver, un peu surpris, son voisin de lavabo devenu intervieweur. « Le lavage de dents, c’est pour assurer la propreté des mots? » La fine moustache taquinant la lèvre supérieure rétorque: « C’est plutôt une question de repas de midi et d’épinards. » Botté en touche. Depuis 1968 et le groupe Halfnelson -baptisé Sparks trois ans plus tard-, Ron Mael n’a cessé d’étourdir les conventions textuelles, à coups de lyrics tout sauf clean, parmi les plus loufoques, acerbes et sexués du dernier demi-siècle rock. Le titre du second album, paru en 1973, sonne d’ailleurs comme un plan de carrière: A Woofer in Tweeter’s Clothing (déformation de « A wolf in sheep’s clothing », « un loup déguisé en agneau ») est à la fois une métaphore de sonorisation -l’ampli des basses (woofer) et celui des hautes fréquences (tweeter)- et le mix intime des Sparks. Ramener du sens via la théâtralité, le camp, le drame, les contraires apparents, constitue leur mantra génétique, a priori issu d’un autre exotisme: « On a tous les deux grandi à l’ouest de Los Angeles, à Pacific Palisades, au bord de l’océan, avec ce plaisir quotidien de la plage, du surf et des chansons formidables de Jan & Dean, Dick Dale ou des Beach Boys honorant la culture de la mer et des voitures. Une définition de la vie. » Loin de l’écume sixties, l’hygiène buccale de Ron se combine aujourd’hui à une chemise blanche immaculée qui semble avoir été repassée à même le torse de l’aîné des Sparks: celui-ci ne porte pas ses 72 ans, pas plus que Russell en quasi-attirail de street-golfeur, bientôt 69 au compteur temporel. Seul signe visible du temps qui passe: tous deux se teignent les cheveux.

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Taillé au falsetto

Quarante-trois ans avant cette charmante rencontre de fin août 2017, on découvre les Sparks à l’émission hollandaise AVRO’s Toppop. La chanson This Town Ain’t Big Enough for the Both of Us devient un énorme hit européen. Elle est aussi sidérante que l’apparition des Mael: Russell, kimono blanc et chevelure de mérinos affolé, taille au falsetto un texte qu’on ne pige absolument pas alors que Ron, fringué en comptable louche, roule exagérément des yeux en pianotant le tube à la voix suraiguë qui va métamorphoser le destin des Sparks. Un peu comme si les Marx Brothers s’étaient roulés dans le romantisme second degré plutôt que vautrés dans la comédie pré-Monty Python. Point partiellement commun avec ces autres frères: le père de Ronald David et Russell Craig, le graphic designer Meyer Mael, est d’origine juive, austro-russe. Questionnée sur leurs origines européennes et leur évident amour de la France, la fratrie n’en tire aucune conclusion particulière sauf qu’à ses débuts discographiques officiels en 1971, l’incompréhension à domicile pour sa musique est totale. Si Todd Rundgren -bientôt producteur de l’historique premier New York Dolls- adoube l’originalité des maquettes initiales, le projet passe au bleu dans l’Amérique de Nixon. En full période Neil Young-Led Zep, un titre comme Girl From Germany et son tongue-in-cheek version schmuck -une séduction sexe mise en parallèle avec l’Allemagne hitlérienne- semble aussi imbitable que The Louvre et les désirs d’émancipation d’une statue, chantée dans un drôle de français. Ron: « L’Europe était une fantaisie totale parce que, jeunes, nous n’y avions jamais voyagé. Le lien est sans doute venu par notre intérêt pour le cinéma anglais et français. La réaction à nos deux premiers albums en Amérique avait été so-so, donc lorsqu’on a eu la proposition de venir en résidence à Londres, on y est allés. »

Brothers in Arms

Les deux frères, débutant chacun de leur côté dans des groupes sixties, n’ont rien de l’unité obligatoire: la première demi-douzaine d’albums des Sparks est d’ailleurs signée quasi intégralement par l’aîné Ron avant que ce ne soit la paire qui compose et écrit officiellement de commun l’intégralité des chansons. « Plutôt un arrangement cosmétique voire financier, précise Russell, comme dans une pièce de théâtre, on a défini nos rôles respectifs sans qu’ils ne se piétinent. Je chante, je m’occupe de l’enregistrement, du mix, de l’ingénierie, et je suis comme un acteur au service de Ron qui compose davantage. Au fil du temps, on s’est rendu compte de notre sensibilité commune, une façon d’observer le monde extérieur et de considérer qu’il n’y existe aucun objet trop petit ou trop grand qui ne soit digne d’une chanson. Quand on écrivait un morceau sur les supermarchés (Alabamy Right en 1974), on pensait que c’était la norme mais cela ne l’était pas (sourire). » Débarqués en Angleterre en 1973, les Sparks remplissent une résidence au Marquee « plutôt que d’attirer trois serveuses dans un club de L.A. » et passent dans l’émission live de la BBC The Old Grey Whistle Test où le présentateur Bob Harris ne comprend rien à la pièce. Se moquant du style hors zone comme il l’a fait des New York Dolls programmés à la même émission. N’empêche: via la signature d’Island Records, les absurdes canards californiens fleurissent en pop stars glam, soudain compétiteurs de Bowie et Roxy Music. Après l’album Kimono My House –et son tube This Town Ain’t Big Enough…- le groupe double le score avec le suivant, également paru en 1974, le génial Propaganda et ce qui doit être la plus acerbe chanson écolo du XXe siècle: Never Turn Your Back On Mother Earth. Ron: « Tout cela combinait un sens voulu de l’arty et de la pop, le côté brillant et populaire de la musique combiné aux ambitions artistiques. »

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En quatre décennies et vingt-trois albums, les frères terribles -qui vivent séparément tout en restant discrets sur leur vie privée- ont convoqué des styles pour le moins divergents. L’album N°1 In Heaven, sorti en 1979, réalisé avec Giorgio Moroder, pionnier électro italien, fait table rase du passé via un eurodisco métronomique qui sera un grand succès commercial et critique, comme une influence inattendue sur le Love Will Tear Us Apart de Joy Division. Le pince-sans-rire élevé au rang de beaux-arts dévoyés culmine avec Lil’Beethoven en 2002: l’influence classique et la prosodie particulière des chansons aux phrases répétitives rhabillent une nouvelle fois les Sparks, incluant même des teintes hip-hop qui n’ont pas échappé à Eminem… Le groupe, toujours interprète maîtrisé de son propre art, croise à plusieurs reprises le cinéma. Naturellement dans The Seduction of Ingmar Bergman, projet radio et album de 2009 tirant du réalisateur suédois un pop opera vaudeville, mais aussi via des rencontres avec Leos Carax, Tati ou Tim Burton. Ron: « On cherche toujours des financements pour l’adaptation de Bergman. Tati, on l’avait vu à plusieurs reprises à Paris parce que nos univers semblaient parallèles, mais il est mort sans que rien ne puisse se faire. Par contre, un musical écrit par nous, Annette, va être réalisé au cinéma par Leos Carax -qui aime nos chansons- un film à gros budget avec Michelle Williams et Adam Driver. » Le partenariat ciné le plus prometteur date de la fin des années 80 lorsque les Sparks visent l’adaptation d’un manga japonais en comédie par Tim Burton. Qui accepte. « Et puis ça a semblé passer à la trappe: on a rencontré d’autres metteurs en scène comme Tsui Hark à Hong Kong avant que Burton ne rachète les droits et nous dise à nouveau qu’il allait le faire. C’était il y a huit ans… » Plus concrète, la collaboration musicale avec Franz Ferdinand, sous forme de l’album et du groupe commun FFS en 2015, musicalement agréable, a le mérite de révéler les frères à une nouvelle audience internationale. Faisant le lit du nouveau disque.

La position du missionnaire

En Amérique aujourd’hui, il y a une attitude non seulement anti-intellectuelle mais carrément anti-culture: elle est inquiétante et dangereuse.

« Non, on n’a pas appelé l’album Hippopotamus en rapport avec la chaîne française de restaurants servant de la viande, plaisante Ron, devenu récemment végétarien, même si lors d’un récent séjour promo à Paris, on a multiplié les photos devant l’enseigne. » Enregistré dans le studio-maison de Russell à Los Angeles -accroché aux flancs de Beverly Hills-, ce nouvel album studio remet en lumière la veine des Sparks. Et leur indéniable french-loving, comme dans Edith Piaf. Russell: « Cette chanson parle des gens qui n’ont même pas l’occasion de dire une fois dans leur vie « Je ne regrette rien » (en français), contrairement à Piaf qui a eu cette fantastique vie avec des hauts et des bas, mais qui a vécu! » Sur Hippopotamus, Missionary Position prolonge une longue tradition de chansons sexuées (Girls On the Brain, Angst In My Pants, Sextown USA) même si ce disque-ci dégage une forme avouée de mélancolie, par exemple sur I Wish You Were Fun. Explorant la relation amoureuse de façon sparksienne, ce divertissement sur les terres de l’humour s’imprègne aussi de l’actuel étouffement américain. « Nous n’écrivons pas des chansons politiques à proprement parler. Mais notre façon d’être toujours des outsiders qui ne suivent pas le mainstream, d’accepter d’être entre la marge et la reconnaissance, constitue une forme de déclaration politique. Plus généralement, en Amérique aujourd’hui, il y a une attitude non seulement anti-intellectuelle mais carrément anti-culture: elle est inquiétante et dangereuse. Comme si toute position artistique était forcément élitiste: même si de tels conservatismes existaient précédemment, ils sont aujourd’hui devenus communs et dénués de tout complexe, comme si tout devait obligatoirement être confrontationnel entre deux parties de la société américaine. Mais cette négativité constitue aussi une inspiration pour réagir à tout cela… »

Sparks – « Hippopotamus » ****

Sparks, princes-sans-rire

Tonus, grâce et volupté: moins une pub pour une crème de nuit que le diagnostic sur l’un des meilleurs albums des Sparks. La double marque de fabrique -voix et piano sauteurs- s’inscrit dans des morceaux différemment impliqués. La simplicité spleen de l’intro signe une mélancolie rampante, portée au paroxysme dans I Wish You Were Fun, sans que jamais l’acidité ne décline. Qu’il s’agisse d’ameublement Ikea (Scandinavian Design) ou de francophilie (When You’re a French Director), la fratrie pond quelques mémorables moments musicaux, comme cette délirante conclusion sous forme de pop opera et de critique des reality shows (Life with the Macbeths). Preuves probantes qu’un style discographique aussi idiosyncratique et juteux -depuis 45 ans- ne s’autoparodie pas forcément.

Sparks, en concert le 16/09 à l’Ancienne Belgique, www.abconcerts.be

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