Sign O’ the Times, la matrice Prince
Chef-d’oeuvre touffu sorti en 1987, Sign O’ the Times bénéficie d’une plantureuse réédition. L’occasion de revenir sur une période aussi prolifique que chaotique, durant laquelle Prince produira en quelques mois au moins trois disques, un film, et une bonne demi-douzaine de tubes…
La vidéo live est disponible sur YouTube. Le morceau en question s’intitule Housequake. Il s’ouvre par une détonation: « Shut Up! Already. Damn! » Puis, directement, le feu d’artifice. Veston à épaulettes jaune, pantalon à froufrous flamenco, perché sur talons hauts, Prince fait claquer le fouet. Son Altesse chante, danse, rugit et gifle le funk (en n’oubliant jamais de prendre le temps de se recoiffer). À un moment -c’en devient presque surnaturel-, il s’écroule, revient vers le centre de la scène en se faisant glisser sur le dos, finit par se retourner, grand écart, toupie. « Il a des super-pouvoirs ou quoi? », s’interroge le public, n’en croyant pas ses yeux .
Au milieu des années 80, en effet, Prince n’est pas tout à fait un humain comme les autres. À côté du Roi (Michael Jackson) et de la Reine (Madonna) de la pop, il a entrepris de tracer sa propre voie. Insatiable, il va sortir huit disques en huit ans, dont le double album Sign O’ the Times est l’aboutissement logique. Pièce maîtresse génialement décousue, playlist ultime bien avant que les plateformes de streaming n’imposent le format, il brasse les styles -funk, folk, rock, soul, jazz, etc.-, et floute aussi bien les questions de races que de genres. Sa conception sera pourtant chaotique. Approchant alors de la trentaine, l’artiste est à la croisée des chemins, multipliant les projets, enregistrant jour et nuit. Prince baigne en permanence dans la musique, s’y noyant même. Ce n’est pas qu’il n’y voit plus clair, c’est qu’il embrasse tout en même temps, lançant plusieurs projets en parallèle.
On pourrait croire le génie enfermé dans son monde, cloîtré dans sa tour d’ivoire. Le morceau qui ouvre l’album et lui donne son titre est pourtant l’un de ses plus politiques. Un blues synthétique décharné qui deviendra un tube énorme. Dans l’Amérique clinquante de l’époque, Prince fait voir l’envers du décor. En deux strophes, il évoque à la fois l’épidémie du sida (« A skinny man died of a big disease with a little name »), les ravages du crack et la violence dans les ghettos noirs (« At home there are 17-old boys, and their idea of fun is being in a gang called The Disciples, high on crack, totin’ a machine gun »). À la Maison-Blanche, Ronald Reagan, l’ex-acteur devenu président, frime en lançant sa « guerre des étoiles », visant à contrer les missiles soviétiques depuis l’espace. Prince, lui, reste abasourdi devant l’explosion de la navette Challenger, filmée en direct – « It’s silly, no? When a rocket ship explodes, and everybody still wants to fly ». Alors que tout le monde est passé à l’engagement caritatif, Prince se fait ainsi protest singer. Les sixties ont grincé sur le Subterranean Homesick Blues de Bob Dylan, les seventies ont pleuré sur le What’s Going On? de Marvin Gaye, les années 80 vont méditer (et danser) sur Sign O’ the Times.
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Le commentaire social n’est cependant qu’une facette d’un disque copieux, interpellant dans ses sautes d’humeur, déconcertant dans ses changements d’ambiance. Sign O’ the Times est ainsi le reflet d’un artiste dont l’agitation permanente secoue les amours et les amitiés, au point de les épuiser…
Usine à rêves
Un an auparavant, au printemps 1986, Prince est déjà partout. Après le triomphe de Purple Rain, il a enchaîné avec Around the World in a Day, qui, malgré des critiques plus mitigées, a rajouté quelques nouveaux tubes au compteur – Raspberry Beret, Pop Life. Son successeur, Parade, confirme la vista de Prince. Dans les charts, il est présent à la fois avec Kiss et Manic Monday qu’il a écrit pour les Bangles -en avril, le premier trône au sommet du Billboard américain, juste devant le second…
Quelques mois encore plus tôt, à l’automne 1985, il a également bouclé le tournage d’Under the Cherry Moon, filmé dans le sud de la France. De retour à Minneapolis, juste à temps pour Thanksgiving, il peut investir le manoir qu’il vient d’acheter en banlieue, sur Galpin Boulevard, du côté de Chanhassen (à quelques centaines de mètres de là où il construira plus tard Paisley Park). Il a confié l’aménagement de sa nouvelle demeure à sa fiancée Susannah, soeur jumelle de sa proche collaboratrice Wendy Melvoin. Avec Lisa Coleman, cette dernière forme un couple/duo sur lequel Prince a appris à s’appuyer au sein de son groupe The Revolution. À ses côtés depuis la fin des années 70, la formation est devenue le vecteur idéal de ses aventures musicales. Une entité qui doit lui permettre de sublimer son nouveau projet, un double album baptisé Dream Factory.
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L’activité à Chanhassen est intense. Prince lance plusieurs pistes à la fois, envoyant souvent des bouts de morceaux à Wendy & Lisa en leur demandant de les retravailler et de les développer. La création est permanente. Un jour, Prince se réveille au milieu de la nuit: il a rêvé un morceau et veut absolument l’enregistrer avant d’en perdre la trace. Il convoque donc dare-dare son ingénieure du son, Susan Rogers. Problème: la nouvelle console vient tout juste d’être installée et il reste encore des réglages à effectuer. Peu importe, Prince rentre en cabine et enregistre, l’une après l’autre, chaque piste de ce qui deviendra The Ballad of Dorothy Parker. Susan Rogers entend pourtant bien que quelque chose cloche, que le son gondole. Mais « arrêter Prince à ce moment-là revenait à tirer le frein d’urgence d’un train lancé à pleine vitesse », explique l’ingénieure du son, dans le livret accompagnant la réédition de Sign O’ the Times. Alors qu’elle craint de subir les foudres du patron, celui-ci termine l’enregistrement tout sourire, se contentant de lui demander de préparer la prochaine session. « Bien sûr qu’il avait entendu comme moi (que la console ne tournait pas tout à fait rond, NDLR), mais la tonalité sombre qui en a découlé correspondait bien à l’atmosphère rêveuse du morceau. Je comprenais enfin que, pour Prince, l’expérience musicale primait toujours sur l’expérience sonore. »
Dream Factory avance donc bien. Prince a même confié la réalisation de la pochette à son amoureuse. Susannah Melvoin l’a également lancé sur la piste d’au moins un autre morceau. Starfish & Coffee s’appuie sur le souvenir d’une de ses anciennes camarades de classe de primaire, Cynthia Rose, dont les troubles autistiques l’amenaient à rendre le quotidien aussi poétique qu’absurde -ce qui a assurément dû parler à Prince, souvent perdu dans ses propres pensées…
My name is Camille
Si les morceaux s’entassent, Prince va cependant perdre petit à petit le fil et prendre ses distances avec le projet. Le vent tourne. À l’été 1986, son film Under the Cherry Moon se fait étriller par la critique. Au même moment, les premières tensions apparaissent avec Susannah Melvoin, la communication devenant de plus en plus compliquée. Au sein de son groupe aussi, l’ambiance commence à se gâter. Lors d’une dernière date de sa tournée d’été, au Zénith de Paris, Prince décide de jouer et enregistrer un morceau fignolé l’après-midi même. Lancé par un riff de cuivres à la James Brown, It’s Gonna Be a Beautiful Night est une irrésistible jam funk. Et la lettre d’adieu à son groupe, le dernier paragraphe de son parcours avec The Revolution. En octobre, un communiqué annonce le départ de Wendy & Lisa, et de facto la dissolution de la formation historique. À ce moment-là, Prince s’est déjà installé au Sunset Studio à Los Angeles, avec un nouveau plan en tête. Celui d’un album produit sous le nom de Camille, son alter ego féminin. Pour aiguiser le côté androgyne de sa voix, il chante notamment au ralenti, avant d’accélérer par la suite la piste vocale pour la rendre plus aiguë. Durant ces sessions, il enregistre notamment Housequake, Strange Relationship, If I Was Your Girlfriend ou encore Shockadelica (titre absent de l’album original mais ajouté à sa réédition) – « You’re so tired/And the reason is Camille/The girl must be a witch« .
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Relancé, Prince va cependant à nouveau changer de trajectoire, imaginant cette fois un triple album. Sous le titre Crystal Ball, il entend compiler des morceaux de Dream Factory et Camille, plus d’une vingtaine de chansons en tout, et marquer ainsi un grand coup. Du côté de Warner, son label, on commence cependant à s’inquiéter. Si le génie de Prince n’est pas contesté, n’est-il pas en train de glisser malgré tout vers la mégalomanie? Une réunion de crise a lieu pour tenter de ramener le projet à un, voire deux disques maximum. Le soir même, le patron de Warner, Lenny Waronker, reçoit un coup de fil de Prince . « Il paraît que tu n’aimes pas mon album », balance directement l’artiste. Waronker ne se démonte pas: « Ce n’est pas vrai. La vérité est que ton album pourrait être super, mais je pense qu’il est trop long. Il pourrait être plus resserré. » Avant de se lancer dans une longue tirade sur les bénéfices à tirer d’un travail d’édition, comme celui qu’ont pu expérimenter quelques-uns des plus grands chefs-d’oeuvre de la littérature américaine. Prince ne bronche pas et finit par raccrocher. Waronker pense avoir perdu la bataille. Mais cette nuit-là, Prince se met au boulot et commence à repenser la liste de morceaux.
Réduit à seize chansons, réparties sur quatre faces, Sign O’ the Times sort finalement le 30 mars 1987. L’album sera porté aux nues à la fois par la critique et le grand public. Encore aujourd’hui, il est vu comme le magnum opus de Prince, malgré sa conception chahutée. Les voies de la musique sont décidément impénétrables…
Prince, Sign O’ the Times, en version Deluxe (3 CD) ou Super Deluxe (8 CD + DVD), distribué par Warner. *****
Tout au long de sa carrière, Prince a accumulé des milliers d’heures de musique, entassées dans un coffre sécurisé de Paisley Park, le fameux Vault. C’est encore de là qu’est tiré l’essentiel du matériel constituant la réédition de Sign O’ the Times, dont la version Super Deluxe propose pas moins de 45 titres inédits, complétés par deux lives. Un boulot de titan, assuré notamment par Duane Tudahl, senior researcher pour la Prince Estate Archive.
Quelle a été votre méthode?
L’idée était de documenter une période bien précise, en essayant de remettre la main sur tout ce que Prince a pu produire à ce moment-là. Pour cela, on a interviewé tous ceux qui étaient présents en studio, relu les notes des sessions de l’époque, fouillé le Vault. Parfois, en écoutant une bande jusqu’au bout, on tombait sur un morceau « caché ». Prince avait une façon de travailler très particulière. Il pouvait produire tout un morceau et puis le ranger pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, avant de le ressortir pour un autre disque, sans forcément toujours le retravailler. J’étais stupéfait par exemple de mettre la main sur une version de I Could Never Take the Place of Your Man, datant de 1979! On a aussi retrouvé un edit du morceau Crystal Ball. C’est Prince qui a réduit les 10 minutes originales à 3 minutes 30, comme si Freddie Mercury avait lui-même comprimé Bohemian Rhapsody. D’un autre côté, quand il n’était pas satisfait d’un morceau, il n’hésitait pas à le jeter. Comme le morceau Wally, dont il a effacé le premier jet, qu’il estimait trop intime et personnel.
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Comment s’attaque-t-on à la réédition d’un album, qui prend ses racines dans au moins trois autres projets –Dream Factory, Camille et Crystal Ball?
C’est vrai que l’exercice était un peu particulier. La confection d’un disque comme Controversy, par exemple, était plus linéaire et cernée dans le temps. Pour Sign O’ the Times, les projets se superposent, il y a certaines zones grises. On aurait pu en effet reconstituer chacun d’entre eux (sachant que le Crystal Ball sorti officiellement en 1998 ne correspond que très partiellement au disque imaginé en 1986, NDLR). Mais une majorité de titres s’étaient déjà retrouvés par ailleurs. En outre, vous ne pouvez pas non plus proposer une réédition de 50 CD. Il a fallu faire des choix. Que valait-il mieux? Reconstruire le tracklisting de chacun des disques avortés, quitte à doublonner, ou au contraire en profiter pour proposer des vrais inédits? Personnellement, je préfère la seconde solution, en tant que fan, je veux toujours en entendre plus.
La version Super Deluxe comprend un live de la tournée Sign O’ the Times, différent du film sorti à l’époque.
Oui, là aussi, on a voulu proposer une matière inédite, directement sortie de la console d’enregistrement. Le fait est qu’on n’a pas eu non plus les droits du film à temps. Mais c’était aussi l’occasion de sortir une performance qui n’a pas beaucoup circulé, même en bootleg. On a aussi retrouvé l’intégralité des rushes du concert que Prince a donné à Paisley Park, lors de la soirée de réveillon de 1987, et pendant lequel Miles Davis l’a rejoint sur scène. J’ai été producteur télé pendant plusieurs années. C’était un privilège immense de retomber sur ces images inédites et proposer un tout nouveau montage, plus riche et complet.
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