Sacha Toorop: « J’ai souvent l’impression de faire une musique mainstream alors qu’elle ne l’est pas »
Les Tourments du ciel raconte les utopies menacées via des chansons mélancoliques qui tentent de fixer les fissures du monde. Alors que le Liégeois Sacha Toorop est devenu bruxellois.
« Avec ce long manteau, tu ressembles au général Custer! »
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« Ce n’est pas un manteau de cow-boy mais de facteur, et moi de toute façon, je suis pour les Apaches. » Sacha Toorop, 46 ans, en perdrait presque le sourire qui traque en permanence son visage de gamin électrique. Question de résistance naturelle aux forces négatives -Custer était un tueur d’Indiens- qui définit aussi, dix ans après Au clair de la Terre, ce second album en langue française: papier à musique dans un monde de brutes, homéopathie face à la bombe à neutrons de la bêtise trumpesque, le disque s’ouvre sur Aussi belle est douce, chanson arrache-coeur. Intro à une véritable manufacture sentimentale où les certitudes semblent rouillées par le doute. Le dernier mardi de janvier, il fait dégueulassement belgedans ce coin d’Evere où le Liégeois en exil (intérieur) a finalement déménagé. On prend quelques photos tout en marchant dans de la merde de chien: si elle porte chance, vu la taille de l’armée d’étrons en bordure du chemin de fer voisin, on est top veinards. En deux bouts d’après-midi, entre thé, picon, bière, rouge et salive, la conversation explore le mille-feuilles Sacha.
Droixhe et prolétaire
« Ma musique n’a jamais vraiment fonctionné commercialement. J’ai dû vendre 5 à 6.000 exemplaires de chacun de mes cinq albums avec Zop Hopop et peut-être 3.000 d’Au clair de la Terre sorti en 2006, mais j’ai toujours tapé sur le clou de la musique, par envie et par besoin. Avec le temps qui semble s’accélérer, je me suis rendu compte que je suis une sorte de handicapé de la vie. » En parlant d’un ami commun mort brusquement d’une crise cardiaque à 46 ans, le bavardage met d’emblée les pieds dans le réalisme cru. Justement, la musique de Toorop, funambule sans être aveugle, a pour vocation de contrer les engeances et dysfonctionnements de l’existence. « Le terme enfantin ne me dérange pas, précise Sacha dans son salon partagé entre discothèques surchargées et le genre de décor imposé par une fillette de deux ans et demi. J’ai souvent l’impression de regarder le monde avec incompréhension et tristesse, et de me demander ce que foutent les adultes, d’où un refuge évident dans mes propres rêveries. » En 2008, on croise Sacha qui joue avec son propre père aux Francofolies de Spa, ramenant d’emblée les parfums d’une enfance liégeoise et prolétaire. Sacha, sa soeur et ses cinq frères grandissent dans un appart des tours de Droixhe, « tout nouveau et tout beau comme projet social, un truc familial où l’on se partageait aussi le parc et l’étang d’à côté et les balades à vélo. »
Papa Toorop, des morceaux d’Indonésie dans ses origines hollandaises, fait les bals au rythme stakhanoviste, puis se recase en ouvrier quand les enfants grandissent. Maman est technicienne de surface à Bavière, hôpital devenu aujourd’hui la carcasse fantomatique d’un Liège ouvrier pratiquement éradiqué. Sacha grandit sans livres mais sous la foi musicale, de manière assez sauvage où l’apprentissage se fait à vue: « On m’a vraiment lâché dans le monde sans précaution psychologique, précise Sacha. Sans par exemple avoir eu la moindre éducation sexuelle, sujet tabou qui m’a longtemps privé de l’idée que les rapports humains se déclinaient aussi comme rapports de reproduction. » Sacha parle de ses deux aînés à lui, de sa fille Lili et de son fils Zori, de jeunes adultes (ou vieux ados) toujours aux études. Lui part de l’école à douze-treize ans et se retrouve dans un Centre d’enseignement à horaire réduit, « une maison familiale pour les gamins qui avaient décroché des études, avec des enfants du juge, des gosses qui avaient fait des conneries, de nouveaux arrivants en Belgique. Comme je n’avais pas commis de délit et que j’avais une famille et de l’amour, j’étais un peu moins bras cassé que les autres, juste un chouette gamin qui n’avait pas facile à l’école, qui ne pouvait pas gober ce qu’on lui enseignait. Le médecin m’avait déclaré en « déprime scolaire » et sous certificat médical, je suis resté six mois à la maison, où mes parents me donnaient des devoirs: faire les courses et le ménage… »
Axelle et Dominique
Les chansons délicates proposées par Les Tourments du ciel ne cachent pas leur sensibilité, comme si l’émotion musicale était une forme d’hyper-ventilation guérie par la mélancolie. « J’ai pensé à la musique assez tard, quand elle m’est tombée dessus, pour le plaisir, pour soigner ma tristesse. Tout à coup, il s’est présenté à moi la possibilité de jouer devant des gens, même si ma seule éducation en la matière était le fruit de l’observation, par exemple en regardant jouer le batteur de mon père. » On parle du jazz qui vient compléter la pop naturaliste du nouvel album et Sacha mime ses rencontres avec les jazzmen, parfois plus perméables à la technique de lecture qu’aux vibrations. « J’essaie de calculer mais je dois avoir une structure interne difforme (sic): j’ai souvent l’impression de faire une musique mainstream alors qu’apparemment, elle ne l’est pas (sourire). Ce disque est pour moi le fruit d’une expérience inédite, j’y ai brisé mon propre cycle et cherché des gens aptes à ouvrir ma musique. Comme cet arraché de guitares électriques de Fritz Sundermann, musicien qui accompagne Axelle Red. »
Si Les Tourments du ciel a patienté un bout de temps avant d’être disponible, c’est précisément à cause d’Axelle Red et de Dominique A. Ces deux-là engagent Sacha à la batterie, instrument qui lui colle à la peau, avec délicatesse. « Je n’ai aucune idée de la raison qui a amené Axelle à m’embaucher pour une centaine de concerts entre 2011 et 2013, parce que je ne suis pas le meilleur batteur du monde. Mais j’aime la musique et suis d’humeur et d’humour adaptables aux groupes. Dans ce genre de tournées qui brassent des Flamands et des Américains, j’ai aussi appris la fragilité et la susceptibilité des musiciens. J’ai eu énormément de plaisir à jouer sur scène avec Axelle, même si, au départ, je ne connaissais pas ses albums. Elle aussi est une enfant… » Avec Dominique A, l’histoire remonte à un peu plus de 20 ans: les deux faux timides se croisent lors d’un concert au Cirque Divers liégeois en 1996. Depuis, Sacha a beaucoup tourné avec le chanteur français, enregistrant sur quatre de ses albums, tissant une relation toujours en cours puisqu’il est question de sessions bruxelloises dès le mois de mai. « Passer d’autrui à mon projet solo? Je fais le même travail même si je dois être plus attentif lorsque je bosse pour moi, quand je suis la locomotive. Je suis à l’écoute et je vois comment je peux être le meilleur dans ce que je produis et de ce que je tire des autres. Tout en sachant que, chez moi, la communication se fait plus par le non-verbal. »
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« À Liège, mon dernier domicile était un petit manoir derrière la gare des Guillemins. Pendant des années, mon salon était mon studio: si tu voulais t’y asseoir, il fallait utiliser le siège de batterie et poser ton verre sur le tom. J’ai vécu dans cet univers-là et travaillé sans horaire, levé tôt ou tard, sans rythme obligatoire, ce qui rend sans doute ma musique hybride. Et puis il y a un peu moins de trois ans, ma copine bruxelloise était sur le point d’accoucher et je n’avais ni envie qu’elle se retrouve seule, ni de faire des allers-retours pour voir ma fille, Mila Lu, à Bruxelles. » Sacha emménage en famille dans la capitale et, pour la première fois, quitte la matrice liégeoise pour vivre ailleurs. D’abord dans un « appart pourri à Schaerbeek », puis dans une trois façades plus hospitalière d’un coin d’Evere: « Quand je suis à Bruxelles, je rêve de Liège, quand je suis à Saragosse, je rêve de Madrid et quand je suis en Casamance, je rêve du Bénin (sourire). Je vis un combat intérieur permanent. Mais je suis aussi parti de Liège parce que dès que j’arrivais quelque part, c’était « Sacha! » et des verres et des invitations. Cela devenait un peu difficile de vivre dans ce petit milieu où tout le monde se jauge et se juge. Axelle Red fait de la variété, et alors? J’avais besoin de ne plus ressentir cette sorte de chape, même si elle commence à s’amoindrir au fil des années. Liège est un bouillon de culture qui possède une identité, héritée d’une forme de désillusion sociale due à la fermeture des usines. Ce marasme est nettoyé par la scène musicale, les Dan San, Hollywood Porn Stars, Zop Hopop, qui présentent une véritable musique alternative, dans le sens du courant. À Bruxelles, les rapports humains sont différents: quand je rentre dans un commerce et que je dis « Haut les mains », je ne déride pas les gens (rires). Ici, la phase d’observation est plus longue, ce qui peut expliquer que je ne sors pas beaucoup, que je réfléchis, que je travaille… Je me souviens qu’à son soixantième anniversaire, Dylan avait dit qu’il n’avait toujours pas réussi à faire le morceau qu’il avait en tête: je crois avoir compris ce qu’il voulait dire par là, le fait d’être un cueilleur, un vigneron de la musique. »
Sacha à Liège: « J’adore La Casa Ponton où le public change selon l’heure, comme la musique. Lieu hétéroclite et toujours plein. J’aime aussi Amour Maracas et Salami et sa cuisine traditionnelle familiale, un endroit qui a aidé à ma rééducation via la poésie, la musique classique, la chanson française. On y est reçu à bras ouverts et on peut y refaire le monde. Il y a aussi L’An Vert en Outremeuse, lieu de répétitions, de rencontres et d’expos. C’est bricolé avec les moyens du bord. Abordable et démocratique, c’est l’optique. »
Sacha à Bruxelles: « Pour finir les soirées, j’aime beaucoup L’Archiduc, toujours classe et accueillant. J’aime aussi le Walvis, juste au bord du canal, pour l’ambiance, l’espace et les offres de la brasserie. J’adore les Musées Royaux des Beaux-Arts et la place du Sablon est super belle. Et puis la place du Jeu de Balle avec tout le folklore bruxellois du marché aux puces et dans les cafés qui la bordent, les vieux à grosse moustache à toute heure de la journée… »
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