Ray Lema: « L’Histoire du Congo est comme un GPS: tu ne peux pas aller quelque part si tu ne sais pas d’où tu viens! »

Ray Lema, mémoire musicale de son pays: "L'Histoire du Congo est comme un GPS: tu ne peux pas aller quelque part si tu ne sais pas d'où tu viens!" © Getty Images
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Via un brillant live où il expose le répertoire de la légende congolaise Franco, Ray Lema nourrit son propre statut de géant de la musique africaine. D’un impressionnant parcours perso, des coloniaux Pères scheutistes aux frondeuses fusions contemporaines. Entretien.

Initialement, le plan est de rencontrer Ray lors d’un bref passage à Bruxelles, en concert en duo à Bozar à la mi-octobre, avec un autre pianiste, le Français Laurent de Wilde. Ensemble, ils sortent en 2016 l’album Riddles, moelle osseuse jazzy ouverte au corpus sonore mondial. Ce soir-là, dans le vénérable palais de Horta, coincé dans un timing trop serré, il n’y aura pas de prise de contact. Qui se fait donc en « absentiel téléphonique » quelques jours plus tard. Le temps de remuer deux fragments de souvenirs liés au parcours exceptionnel du désormais septuagénaire (né en mars 1946) Raymond Lema A’nsi Nzinga. Dans ce qui est encore alors la colonie belge héritière de Léopold, une localité du Bas-Congo rebaptisée Lufu-Toto (ex-Cattier).

On rencontre Ray une première fois en 1989 à Paris alors qu’il propose son sixième album perso, Nangadeef, aujourd’hui collector hors-prix, à l’époque, signé par Mango, sous-label du mondialiste Island Records de Chris Blackwell. La quarantaine débutante, de l’assurance, une belle gueule et déjà un CV zigzaguant qui embrasse une éducation chez les missionnaires scheutistes du Congo, voyant dans le gamin précoce un surdoué qui comprend d’emblée la musique… grégorienne. Ray accompagnera donc dûment les messes: d’une telle évidence talentueuse que les curés installent pour lui un piano droit au Petit Séminaire. Et puis il y aura, par exemple, ce bref épisode mobutiste de Ray à la direction du Ballet National de ce qui est alors rebaptisé Zaïre. Notamment chargé de donner, via un ensemble traditionnel qu’il doit constituer, un soundtrack roots à l’historique combat kinois Ali-Foreman de 1974. C’est dire que le musicien, fils d’un chef de gare, a déjà pris pas mal de trains musicaux, comme si ses études de chimie -assez vite avortées- versaient dans ses sonorités multiples son propre tableau de Mendeleïev. Un trajet aussi déroutant que fascinant que l’on recroise en 1993 au Sfinks anversois, où Ray présente son africanité protéiforme allant à la rencontre des Bulgarian Voices. A priori improbable, le mix de congolisation libérée et de polyphonies des Balkans dessine l’une de ces soirées qu’on ne peut pas décemment oublier. D’un exotisme un rien martien. Fidèle à sa production globale, soit environ 25 albums parus depuis 1982, une dizaine de musiques de films, des BO de pièces de théâtre. Et actuellement, pas moins de cinq projets parallèles, en panne de concerts vu le Covid, mais avec un superbe album sorti cet été.

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Tu reviens aux racines de la grande musique congolaise, celle qui a marqué une partie du continent africain. Via un puissant live enregistré à Kinshasa, On entre KO – On sort OK, consacré au répertoire de Franco et de son groupe OK Jazz (voir encadré). Pourquoi ce choix?

Lorsque l’organisatrice du Jazz Kif de Kinshasa m’a appelé pour me proposer de participer à un hommage aux grands de la rumba congolaise en 2019, j’ai d’emblée pensé à Franco, trésor national, grand monsieur. Il a rompu une certaine tradition congolaise où la guitare guidait les musiques, avec un style particulier tranchant avec les virtuoses Jimmy Zakari ou Docteur Nico. Franco a fait une transposition de la culture traditionnelle, dans une version qu’on qualifierait aujourd’hui de plus « trash ». Cette manière a influencé ses compositions qui exploitaient aussi le don de la parole: Franco choisissait toujours les meilleurs chanteurs, parfois au nombre de quatre, qu’il mettait en ligne de front, une véritable ligne d’attaque tribale, loin des « belles voix » à la Tabu Ley Rochereau . Quand Franco chante en lingala ou en kikongo, on entend quelqu’un raconter une histoire, pas seulement une voix.

Pourquoi Franco, mort il y a 31 ans, incarne-t-il encore autant le Congo?

Parce qu’il est aux racines de notre culture. Lors d’une conférence en France, un jeune Congolais m’a demandé où il pouvait trouver des musiciens  » folkloriques » comme, par exemple, Franco. Les termes Franco et folklorique ne vont pas vraiment ensemble (rires). L’Histoire du Congo est comme un GPS: tu ne peux pas aller quelque part si tu ne sais pas d’où tu viens! J’ai participé à une initiative de l’UNESCO qui avait invité des Africains à raconter leur version de l’Histoire du continent. Il en est sorti une dizaine de volumes de mille pages chacun, et on m’a demandé de rassembler des artistes pour représenter cette Histoire générale de l’Afrique. Pour passer cela aux peuples africains, l’inclure dans l’éducation nationale, rentrer dans notre inconscient.

Il paraît que tu es né dans un train et que tu voulais devenir prêtre…

Non, ma mère a eu ses douleurs dans un train mais on l’a débarquée dans une gare où je suis né. Mon père était d’ailleurs chef d’une autre gare. Et, oui, je me suis retrouvé à douze ans, au Petit Séminaire des Pères scheutistes. Là, on nous a fait des tests d’aptitude et on m’a dit que « j’étais musicien » . J’ai eu l’impression que cela faisait partie de ma vocation de prêtre et on m’a confié à un père en charge d’accompagner les messes à l’harmonium. Le grégorien a cette particularité d’avoir juste une ligne mélodique, il n’y a jamais d’accords sous cette ligne. Chaque accompagnateur de grégorien doit donc inventer ses propres harmonies. C’est extrêmement subtil. Quand ce Père jouait, il me transportait et m’ouvrait le ciel. Et là, je suis devenu très fort en grégorien: les Pères ont fait venir un piano droit pour moi parce que si je devais progresser, il fallait ce type de clavier. C’est là que j’ai commencé à travailler Bach, Beethoven, etc.

Comment as-tu vécu la colonisation?

J’ai été éduqué dans la colonisation, qui me paraissait être un état normal. Et d’une certaine façon, les infrastructures fonctionnaient. C’est tout ce que demande le petit peuple!

Et puis Mobutu est arrivé…

Oui, il a accompli un truc terrible, la zaïrianisation, qui consistait à gommer toute l’influence occidentale pour revenir à l’authentique (à partir de 1965, avec une accélération en 1971, NDLR). Il a donc récupéré les infrastructures implantées par les Blancs et les a confiées à des Congolais. Sauf que ceux-ci n’avaient souvent rien de professionnel. À un mec dans l’entourage de Mobutu, on passait par exemple la gestion d’une cimenterie. Résultat: quand on se balade aujourd’hui à travers le Congo, il y a des masses d’infrastructures où la force de la nature a repris le dessus. Des engins énormes, engloutis dans la végétation, inutilisables. Les Congolais ont été extrêmement frustrés par cela.

En concert hommage à Franco Luambo au Jazz Kif de Kinshasa.
En concert hommage à Franco Luambo au Jazz Kif de Kinshasa.© OLIVIER HOFFSCHIR

Mobutu te confie vers 1973 la direction musicale d’une entité baptisée Ballet National du Zaïre. De quoi s’agit-il?

Un boulot immense qui consistait à rassembler des musiciens et des danseurs parmi les 442 ethnies différentes du pays. Et autant de dialectes. À Kin, j’ai passé six mois à constituer une équipe d’environ 80 artistes, à étudier tous les rythmes, comprenant assez vite que je les décomptais à l’occidentale mais qu’eux ne fonctionnaient pas selon les mêmes métriques (rires).

Tu es supposé faire jouer l’ensemble lors du combat de boxe à Kin en 1974, ultra-médiatisé, entre Ali et Foreman, mais tu n’y es pas. Pourquoi?

Le bureau de la présidence m’avait appelé en me demandant d’écrire un opéra. Quand j’ai demandé quel en serait le livret, on m’a répondu qu’il y en avait déjà un, à la gloire « du guide Mobutu« . Je leur ai dit que je ne pouvais pas et ils m’ont donc viré et privé du jour au lendemain de maison, de voiture, de téléphone. J’ai dû aller habiter chez mon frère, où j’ai reçu l’offre d’une bourse de la Fondation Rockfeller aux États-Unis. J’y ai aussi tourné avec Stewart Copeland de Police, qui avait craqué sur un de mes morceaux, Koteja, et j’y ai rencontré ma femme. Je suis resté aux États-Unis deux ans puis suis reparti en Europe, trois mois à Bruxelles, et puis à l’invitation de Jean-François Bizot (patron d’Actuel et de Radio Nova), à Paris, où il m’a longtemps logé dans l’un des appartements qu’il possédait.

Quel est le lien entre la demi-douzaine de projets musicaux que tu mènes actuellement? Le répertoire de Franco, des concerts avec des orchestres symphoniques ou des choeurs d’enfants, un quintet, le duo piano avec Laurent de Wilde…

L’année que j’ai passée au Ballet National du Zaïre m’a donné un autre regard sur la musique. J’analysais chaque jour les métriques des 80 musiciens venant de tout le Congo et j’ai mis près de six mois à comprendre cette façon qu’ils avaient, selon les ethnies, de croiser les claves (instruments de percussion), les phrases rythmiques qui dessinent ces « roues », tournant si harmonieusement! En fréquentant les fêtes traditionnelles notamment, je suis devenu moi-même maître-tambour. Avec la capacité d’entendre des finesses rythmiques qui me permettent, à l’écoute de n’importe quelle musique -des bulgares aux gnawas- de voir d’emblée où les musiciens veulent aller. C’est pour ça que mes compositions multiplient presque à l’infini les schémas rythmiques dans ma tête. D’où des gens qui disent que je n’ai aucun style (rires).

Ray Lema, On entre KO – On sort OK, distribué par Outhere. ****

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Super-Franco

Ray Lema:

Comment qualifier Franco Luambo Makiadi en 2020? Quand ce chanteur et chef d’orchestre meurt à l’âge de 51 ans le 12 octobre 1989, la République démocratique du Congo -alors Zaïre- déclare quatre jours de deuil national. Ce roi de la rumba, « sorcier de la guitare » ou « grand maître de la musique zaïroise« , est l’équivalent d’une Oum Kalthoum pour l’Égypte ou d’un Fela Kuti pour le Nigéria. Des musiciens qui portent tellement haut leur culture nationale qu’ils en deviennent d’obligatoires et flamboyants symboles. Franco, le gamin doué qui commence par jouer de l’harmonica pour attirer les clients sur l’étal que tient sa mère sur un marché de Ngiri-Ngiri, en zone sud de Kinshasa, va transposer l’héritage afro-américain et caraïbe en zone congolaise. Changeant le son de Cuba en chansons adaptées aux réalités africaines, « congolisées » par les infinies rythmiques locales. Et traitant, parfois crûment, de sujets quotidiens-notamment les relations amoureuses-, ce qui lui vaudra des ennuis réguliers avec le pouvoir mobutiste. Lorsqu’on le voit en concert à l’Ancienne Belgique au tout début des années 80, le public est quasi-totalement africain/black. Simplement parce que la thèse de la world music, séduisant les occidentaux, est encore balbutiante. Contrairement à d’autres artistes congolais -comme Papa Wemba-, Franco ne va pas bénéficier d’une identification « hip » aux musiques du monde (comme le label Real World de Peter Gabriel). Se contentant d’être empereur en son royaume congolais -et africain- nullement embarqué dans une célébrité adoubée par l’Occident. D’où l’intérêt du brillant album live de Ray Lema, qui rend avec munificence et un terrible son le répertoire de l’essentiel aîné. Great Black Music, comme dirait l’autre.

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