Quatre guitaristes belges racontent leur passion pour leur instrument
Quatre jeunes guitaristes belges francophones sortis du conservatoire revoient la partition jazz, aussi via une relation intime à l’instrument. Au-delà de l’héritage Django-Philip Catherine.
Septembre 2018, soirée Igloo au Marni ixellois: l’historique label jazz belge y fête ses 40 piges. Et puis voilà ce jeune mec, Gibson 335 rouge, expurgeant rasades de blues acide, psychédélisme vaporeux et textures de jazz. Wow. Physiquement, Guillaume Vierset évoque le Clapton des années 70, y compris la version tifs mi-longs et virtuosité désinvolte. Même genre de surprise sonique quelques semaines plus tard sur une petite scène schaerbeekoise. La six cordes de Florent Jeunieaux, au sein de Commander Spoon, taille le gras d’un jazz sans cholestérol: morsures, brumes synthétiques, accords en loops. Et puis, au fil des semaines, deux autres guitaristes arrivent sous le radar perso, pareillement fringants: Lorenzo Di Maio et Julien Tassin. Jazzophile créateur de La Maison du Jazz liégeoise, Jean-Pol Schroeder dessine un cadre: « ll y a évidemment des monuments de guitare dans l’Histoire du jazz, des Wes Montgomery ou ce Charlie Christian (1916-1942) qui, s’il avait vécu plus lontemps, aurait pu amener l’instrument à jouer un autre rôle dans le jazz. Parce qu’au final, ce n’est pas la guitare qui symbolise le plus le jazz, même s’il y a des joueurs fameux, y compris liés à notre pays, comme René Thomas, Django Reinhardt -manouche avant d’être belge ou français- et évidemment Philip Catherine ». Le Zelig du jazz belge (1942) identifiable par son lyrisme mélodique, capable d’intensité funky -comme dans les albums seventies de Placebo récemment réédités- ou de prières nuageuses adressées aux apôtres de là-haut. Celui que Mingus avait baptisé « Young Django » continue de se produire un peu partout en Europe et de prendre les trains à la gare du Midi: fastoche, il habite juste en face.
Rivaliser avec les souffleurs
Le décor de Guillaume Vierset dans l’est du Brabant Wallon est plus pastoral: un village bordé d’hectares à patates et une grande maison partagée avec copine, jeune enfant et guitares. Dont cette rouge Gibson 335. « J’en avais déjà une, qui s’est brisée en deux en tombant. Et puis là, un mec de Jodoigne, pas loin d’ici, a mis en vente un pareil modèle sur un site pour 3 500 euros, ce qui est plus que raisonnable: le lendemain, les collectionneurs anversois devaient débarquer. Elle date probablement de 1965 et appartenait à un vieux mec d’Atlanta qui faisait les basses avec le pouce: c’est pour ça que le vernis est à ce point écaillé sur le manche. Il y a quelque chose dans cette guitare qui suscite le respect, qui me donne envie de la faire sonner, de lui rendre honneur. » Trente ans, d’origine liégeoise, Guillaume s’avère d’abord « amoureux de la tradition »: ce sont les standards jazz qu’il bourlingue sans cesse à la maison « parce que pour faire progresser la musique, il faut en connaître le passé ». Mais l’autre nourriture évidente de ce diplômé du Conservatoire de Bruxelles, c’est le blues, ses connexions rauques et graveleuses. Avec Clapton dans une besace qui intègre aussi les références John Scofield, Pat Metheny, John Abercrombie et Kurt Rosenwinkel: « Pendant longtemps, en jazz, la guitare n’a eu qu’un son mince et clean, mais là, on peut rivaliser avec les souffleurs, on ne se contente plus de rester derrière. » Aucune prétention dans ce diagnostic également transformé par l’apport technologique, notamment ces racks additionnant pédales et effets. L’emprunt est plutôt fait au rock, royaume de la guitare, mais aussi à l’élargissement naturel du monde sonique: « C’est l’instrument qui avale le plus de choses, qui s’influence de la multitude des musiques. » Il en tombe de multiples fruits: Guillaume est sideman, notamment aux côtés de Typh Barrow ou invité sur l’album du tout jeune projet Base 12 de Max Wolly. Tout en menant au moins deux formations comme leader-compositeur. Ce LG Jazz Collective vu en septembre au Marni et puis Harvest, « très influencé par Nick Drake et les songwriters, avec le mot d’ordre « un jazz moderne dans une folk d’aujourd’hui » ». Premier principe: en jazz, le métissage n’est plus un vain mot.
Cordes à vide
La guitare jazz d’aujourd’hui, une définition? « Ce qui peut définir le jazz, c’est qu’il improvise et s’est toujours confronté aux autres genres. C’est une musique qui se fait sur le moment mais le truc qui a un peu révolutionné la guitare jazz, c’est le delay(1) utilisé dès la fin des années 70 par l’américain Bill Frisell ». Lorenzo Di Maio, 32 ans, actuel habitant d’une proprette maison waterlotoise, vient du Borinage. Comme les autres musiciens cités dans l’article, il a décroché un diplôme au Conservatoire de Bruxelles. Avec Guillaume, il partage l’amour de Clapton, « écouté en boucle via un best of », et de la Gibson 335. La sienne a des teintes noires ambrées, mais pareillement, elle incarne la prolongation subjective du joueur. « J’avais déjà une 335 -a priori pas la guitare emblématique du jazz- elle fonctionnait mais avec elle, j’avais davantage de sensations qu’un son. Et puis celle-ci, je l’ai branchée dans l’ampli et d’emblée, j’ai senti la taille du manche, quelque chose s’est passé, il n’y avait plus d’entrave entre ce que je voulais et ce que je pouvais en sortir. » Mince garçon un rien réservé, Lorenzo est le même qui délivre en scène des bacchanales de solos, échardes et mélancolies bien senties. Sensualité, planerie, offensive d’un jus de guitare évident sur son premier album solo, Black Rainbow, paru chez Igloo en septembre 2016. « C’est un instrument qui ouvre aussi des perspectives en matière d’écriture. On ne compose pas la même chose pour une guitare que pour un piano: avec la six cordes, il s’agit de travailler sur les dynamiques et les textures de son, plus riches que celle d’un clavier. Et puis il y a aussi l’utilisation des cordes à vide, celles que l’on joue sans appuyer avec la main gauche. » Moins qu’un détail technique, une option musicale. Second principe: libère l’instrument et tu seras libre aussi.
Mélodies en sous-sol
Cette idée de s’approprier une guitare, donc un jeu, est là aussi chez le numéro trois des visites à domicile. On retrouve le montois Florent Jeunieaux, 28 ans, dans son appart un rien exigu du cimetière d’Ixelles. Un luxe cependant: une cave qui autorise à toute heure des mélodies en sous-sol. Pas besoin de demander ce qui fait bouger Florent: le programme est punaisé en pochettes d’albums au mur de son chez soi. Aphex Twin, Monk, le premier album de Yes, Donny Hathaway, etc. « J’ai grandi avec un père très Classic 21 et ma mère était aussi intéressée par les musiques du monde: ça m’a donné envie de trouver d’autres couleurs à la guitare. Prends juste le sitar de la musique indienne: c’est une autre façon de penser le manche et les cordes, plus horizontale, capable de construire une virtuosité sur une seule corde ». À la question du rituel de l’instrument, Florent répond en présentant sa Les Paul datée de 1969, prêtée par la famille bienveillante d’un collectionneur. Entre Florent et cette série Personal tirée à seulement 300 exemplaires, c’est l’amour: « À l’origine, le modèle n’a pas été très bien commercialisé et Les Paul l’a retouché en version Professional. C’est une guitare un peu mal-aimée, un peu foireuse aussi (sourire), avec des choses bizarres comme cette entrée XLR dans laquelle on peut brancher un micro snake. Par contre, elle est très lourde ». On la soupèse: de fait, pas idéal pour le dos du mince Florent, qui cite aussi l’influence de Philip Catherine » parce que c’est un mélodiste et que c’est aussi quelque chose qui me caractérise. J’essaie de parler à tout le monde ». Soliste dans Commander Spoon, Florent n’a pas encore sorti d’album comme leader mais partage le destin avec trois autres musiciens dans Echt!! (le 29/03 à l’Atelier 210), où sa guitare s’approprie l’héritage électronique d’Aphex Twin, Jonwayne et même…Telex, le temps d’une reprise. Troisième principe: nous sommes donc bien au-delà du jazz.
Blues manifeste
Jouer simultanément dans plusieurs formations incarne l’ADN jazzeux: preuve supplémentaire avec le quatrième mousquetaire, Julien Tassin. Moitié du duo run SOFA -hybride rap-rock-expérimental-, ce Carolo né 1982 sort l’année dernière son premier disque solo en leader sous son nom, Sweet Tension, là aussi chez Igloo Records. La guitare y est d’un extrême parfois hendrixien comme dans les quasi-huit minutes de Last Call from the Factory, apoplexie sonore où Julien fait grimper sa Haar beige -modèle imitation Telecaster- dans des tours d’ivoire distordues. Borderline d’un « son sale » qui ramène aux jouissifs modernes à la Marc Ribot. À d’autres moments, Julien calme le tempo, dans le beau et jazzy George Harrison, sans jamais s’éloigner d’un blues manifeste, sanguin. Celui, littéralement, d’avoir grandi dans une famille ouvrière de Charleroi et d’avoir énormément joué au club… Le blues du centre-ville. « Je suis d’origine italienne, mon grand-père est venu en Belgique comme mineur, et même si je suis très prudent dans le parallèle avec les Noirs américains -notre réalité était moins trash-, il y a eu aussi de la souffrance. Ce n’était pas du tout évident qu’Igloo prenne ce disque réalisé en trio avec le batteur Dré Pallemaerts et le contrebassiste Nicolas Thys, mais c’est le signe d’une ouverture, que des risques sont désormais acceptés, y compris via des guitares quittant la tradition. » Pas tout à fait un hasard si les deux brillants accompagnateurs de Sweet Tension sont flamands: « Longtemps, je me suis senti à part dans le milieu jazz parce que j’avais des techniques propres au rock. Mais là, je vois des liens plutôt avec la Flandre, des guitaristes comme Bert Dockx de Dans Dans, Frederik Leroux ou Marteen Flamand ». Quatrième principe: l’Histoire belge de la guitare jazz ne fait que commencer.
(1) effet audio basé sur le principe de la chambre d’écho, permettant de répéter un son et de le réverbérer
Prof de Guillaume Vierset, entre autres, Alain Pierre, 52 ans, est de la génération entre la borne Philip Catherine et les nouveaux guitaristes: « Le jazz a quand même regagné en popularité auprès des jeunes, peut-être parce qu’il a élargi son champ d’investigation, par exemple via les musiques afro-américaines. » Alain Pierre, géniteur d’Antoine Pierre -batteur et compositeur en vue, notamment avec TaxiWars et ses groupes Urbex et Next.Ape- produit à l’automne 2018 Sitting in Some Café, bel album par sa vocation acoustique virevoltante. Les douze morceaux pratiquent l’émotion dénudée et les cordes organiques, loin de toute électricité ambiante. « Là, je me rapproche de l’école ECM, celle des années 70, orchestrée de façon basique. Je ne joue que d’une seule guitare à la fois, il n’y a pas d’overdubs. » Soit un doux manifeste intemporel qui redonne, en dehors du 220 volts, une musique où tout s’arrête pour laisser place à l’écoute.
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