Prince, révolution de palais

La révolution musicale que Prince a imaginée commence avec 1999. © 1985 ALLEN BEAULIEU
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Trois ans et demi après la mort de Prince, une biographie et la réédition de l’album 1999 remettent en lumière tout son génie et son originalité.

Mais où est donc passé le funk? Pas dans les hit-parades, ça se saurait. Non, on a beau chercher, creuser, fouiller, les pistes apparaissent plus ténues que jamais. La faute à l’époque, trop crispée et tendue? Allez savoir. Force est de constater qu’en 2019, Prince reste encore l’artificier le plus pertinent en la matière, une référence qui ne s’efface pas. Trois ans et demi après sa disparition, d’une surdose accidentelle, Prince occupe toujours les devants de l’actualité. Doublement, qui plus est: grâce à la publication de mémoires inachevés (lire plus loin) d’une part, et la réédition de l’album-clé 1999 de l’autre.

Connue pour conserver dans ses coffres des milliers d’heures de musique jamais publiée, la star n’a visiblement pas fini de livrer des pépites. Au début de l’été, Originals venait déjà alimenter la discographie posthume de Prince avec un album passionnant, rempli d’inédits écrits pour d’autres (du Manic Monday des Bangles au Sex Shooter d’Apollonia 6). Si le monde de la réédition ne s’embarrasse pas toujours de beaucoup de scrupules, a fortiori quand l’artiste visé n’est plus là pour surperviser les « travaux », la manoeuvre s’avérait pour le coup particulièrement bien sentie. Cette fois, c’est 1999 qui bénéficie d’une remise en lumière, avec une plantureuse ressortie. Succédant à celle de Purple Rain (en 2017), elle souligne, s’il le fallait encore, le caractère révolutionnaire de l’oeuvre princière…

Prince & The Revolution, un groupe racialement mixte.
Prince & The Revolution, un groupe racialement mixte.© 1999 ALLEN BEAULIEU

Judgement day

Précision: quand Prince Rogers Nelson sort le double album en question, en octobre 1982, il n’est pas encore la star incontournable qui squattera les années 80, aux côtés de Madonna et Michael Jackson. Quatre ans plus tôt, âgé d’à peine 20 ans, le gamin de Minneapolis a fait ses débuts avec For You, premier disque entièrement composé, joué et produit par lui-même. De quoi impressionner la critique musicale, mais pas forcément lui faire rencontrer le grand public. Soit. Le musicien multi-instrumentiste est têtu. Il insiste, en sortant un disque par an: Prince (1979), Dirty Mind (1980) et Controversy (1981). Il en profite pour préciser son discours et son image, de plus en plus sexy et provocatrice. C’est l’époque où le chanteur pose en slip noir, uniquement vêtu d’une gabardine vaguement militaire. Rarement un artiste noir se sera permis autant d’audaces louches, agressivement charnelles, jouant en outre ouvertement sur son côté androgyne. Son attitude est d’autant plus « déplacée » qu’après la « débauche » des seventies, l’Amérique connaît un sérieux retour de flamme conservateur. Elle s’est d’ailleurs choisi un ancien acteur de western, Ronald Reagan, comme président, partisan d’un nouvel ordre moral. Pas étonnant que, dans cette ambiance, les libertinages de Prince fassent un peu tache…

Au moins, tant que ceux-ci se limitent aux hit-parades r’n’b, la controverse est circonscrite. À l’automne 1981, un événement va toutefois bousculer la marche en avant de Prince. Alors qu’il a formé autour de lui le groupe qui deviendra The Revolution, le chanteur est invité à jouer en première partie des Rolling Stones, pour une paire de dates à Los Angeles. Le 9 octobre, plus de 90 000 personnes ont rempli le Coliseum. Un public blues-rock qui a du mal à goûter les excentricités funk de Prince, ses talons hauts, son slip moulant. Dès les premières minutes du concert, entamé par le rockabilly déviant de Jack U Off, Prince et ses musiciens se font huer. Des canettes de bière et des ailes de poulets rôtis se mettent bientôt à voler vers le podium. C’est la débandade. Le groupe doit quitter la scène avant la fin de son set. Bien décidé à ne pas retenter l’expérience le lendemain, Prince repart pour Minneapolis. Mick Jagger doit le convaincre de faire demi-tour. Le leader des Stones racontera plus tard:  » On a nous-mêmes reçu des tas de choses à la figure. Je lui ai dit que s’il voulait devenir une vraie tête d’affiche, il devait être prêt à passer par là, prêt à encaisser les bouteilles qui volent, prêt à mourir (rires). » Prince finira par revenir. Mais en devant à nouveau subir les quolibets et les jets d’objets et autres aliments en tous genres. Après un article relatant les faits dans le Los Angeles Herald Examiner, le journaliste Ken Tucker recevra notamment ce genre de courrier anonyme: « Je voulais juste que vous sachiez que nous, les rockeurs WASP, payons pour voir des musiciens blancs et pas des nègres ou des pédales sur scène. » Et d’ajouter, si ce n’était assez clair: « Je peux vous assurer que Prince n’est pas près de refaire la première partie des Stones. » De fait, le Kid de Minneapolis ne rejouera plus jamais en avant-programme. De qui que ce soit.

Mais ce n’est pas la seule décision que prendra Prince. Perturbé par l’incident, il se réfugiera dans son studio pour s’immerger toujours plus intensément dans la musique -durant les mois suivants, il produira à une cadence infernale, enchaînant la production des disques de The Time, Vanity 6 ainsi que l’écriture de 1999. Pour ce dernier projet en particulier, il a une idée très précise en tête: se venger de l’affront subi à Los Angeles, non pas en jouant l’offensive, mais en cherchant plus que jamais à créer un pont entre musiques noires et blanches.

Danser sous les bombes

En octobre 1982, le double album 1999 est publié sous le nom de Prince & The Revolution. À la manière de son modèle Sly & the Family Stone, Prince a délibérément constitué un groupe racialement mixte -Dez Dickerson (guitare), Brown Mark (basse), Bobby Z (batterie), Matt « Dr » Fink (clavier) et Lisa Coleman (claviers). En intro du disque, une voix déformée rassure l’auditeur: « Don’t worry, I won’t hurt you. I only want you to have some fun. » En pleine guerre froide, alors que la paranoïa nucléaire repart de plus belle, Prince propose de faire la fête. La grande orgie musicale proposée par 1999 ne cherche pas à faire oublier que l’apocalypse est à portée de bouton rouge. Elle prône plutôt un nouvel optimisme libérateur. « Free your ass and your mind will follow », préconisait déjà George Clinton, pape du P-funk. Prince suit le précepte à la lettre. Le single 1999 lance la charge. Le tube suivant, Little Red Corvette, fera la reste. Pour la première fois, la musique de Prince déborde plus franchement des charts r’n’b. Cela devient clair au cours de la tournée: au fil des semaines, et du succès toujours plus grand du single, le public se fait plus métissé. La toute nouvelle chaîne musicale MTV, embraie: après Michael Jackson, Prince a réussi à ouvrir une brèche dans une programmation quasi uniformément blanche et rock.

Prince, révolution de palais

De ce bouleversement de paradigme, la réédition de 1999 témoigne à merveille. Dans sa version SuperDeluxe, elle compte ainsi pas moins de cinq CD -l’album remasterisé, un CD de faces B et d’edits, deux autres d’inédits piochés dans le fameux coffre-fort de l’artiste, un live de 1982- et un DVD. Une profusion qui reflète l’urgence créative dans laquelle est alors plongé le musicien. On peut même y entendre sa colère: sur une version inédite de la face B Irresistible Bitch, Prince chante avec une rage rarement entendue chez lui, le verbe hargneux, la gorge étranglée. Mais plus encore, c’est le feu d’artifice funk qui continue de subjuguer. Des contorsions lubriques d’ Automatic aux audaces stylistiques proto-house de D.M.S.R., il est impossible de rester immobile.

Avec 1999, Prince a en effet mis au point une nouvelle palette sonore qui va profondément mouler le zeitgeist musical eighties. L’utilisation qu’il fait par exemple du synthétiseur Oberheim et, sutout, de la Linn LM-1 est complètement révolutionnaire. Il passe des journées et des nuits entières à triturer la fameuse boîte à rythmes. En samplant de vrais sons de batterie, il cherche à concocter un groove à la fois synthétique et irrésistiblement dansant. Parmi les inédits, dont le bootleg traînait depuis un moment sur le Net, les dix minutes de Purple Music illustrent à merveille cette maestria funky. Elle laissera son empreinte sur toute la révolution dance des années 80, de la house à la techno.

Deux ans à peine plus tard, Son Altesse princière enchaînera avec Purple Rain. L’album -bande-son d’un long métrage qu’il a lui-même réalisé- deviendra son plus grand tube. Si Prince est alors définitivement consacré comme icône des années 80, la révolution musicale qu’il a imaginée a cependant démarré avant, avec 1999. Un peu moins de 40 ans plus tard, la fête n’est d’ailleurs toujours pas finie…

Prince, 1999, distribué par Warner. *****

Mémoires fantômes

Quelques mois avant sa mort, Prince s’était lancé dans l’écriture de ses mémoires. Forcément lacunaire, The Beautiful Ones prolonge un peu plus la mystique princière…

Prince, révolution de palais
© 1986, JOSEPH GIANNETTI

Il était écrit que, même mort, Prince ne ferait jamais les choses comme les autres. Pour preuve, la publication de ses mémoires inachevés. Par la force des choses, entamé quelques mois à peine avant sa disparition, l’exercice autobiographique ne pouvait être que parcellaire. The Beautiful Ones n’en reste pas moins un témoignage unique. Certes frustrant: basé sur un travail préparatoire et quelques premières ébauches, la partie purement autobiographique du livre doit se limiter à évoquer l’enfance de Prince Rogers Nelson. Mais fidèle à la trajectoire originale que l’artiste a toujours voulu donner à sa carrière.

C’est en janvier 2016, soit quatre mois à peine avant son décès, que Prince décide de se lancer dans le projet d’une autobiographie. Pour l’aider dans sa tâche, il choisit de s’adjoindre les services de Dan Piepenbring. Le jeune journaliste est un grand fan avoué, mais il n’a encore jamais publié. Collaborateur à la revue littéraire Paris Review, il n’a même aucune expérience dans la presse musicale. Encore aujourd’hui, il se demande pourquoi Prince l’a choisi… Peut-être justement parce qu’il était un « outsider »? « Je n’en sais rien. Je ne le saurai jamais », écrit-il dans la première partie du livre. Le journaliste y raconte ses rencontres avec Prince, y compris dans leurs tournures parfois les plus surréalistes -comme quand il est reconduit à son hôtel par Prince lui-même, ou que celui-ci l’invite en dernière minute à une projection privée de Kung Fu Panda 3… La star y est à la fois chaleureuse et lunatique, drôle et prévenante. Souvent difficile à suivre aussi, obsédée par le contrôle. Il semble en tout cas que Prince n’a jamais envisagé un exercice biographique classique. Il imagina même que son grand oeuvre littéraire, « le plus grand livre sur la musique de tous les temps », contribuerait « à mettre fin au racisme », rien de moins.

Après le décès inopiné du chanteur, Piepenbring reprendra les dix premières pages qu’il lui avait confiées, et retournera à Paisley Park pour essayer de mettre la main sur d’autres documents. C’est ainsi qu’il a finalement constitué The Beautiful Ones. Après le récit de ses rencontres avec l’artiste, servant un peu de making-of du livre, le journaliste laisse entièrement la parole à Prince. Il y raconte son enfance, les penchants de sa mère pour l’alcool, les débordements parfois violents de son père, le divorce. Mais aussi sa première confrontation au racisme, et ses premières petites amies. La suite est plus kaléidoscopique: entre le roman-photo de l’enregistrement de For You, le premier scénario de Purple Rain, et autres clichés du début des années 80 commentés par l’intéressé. « Un bon livre pourrait ajouter de nouvelles couches à son mystère, estimait Prince, même s’il en dissipait d’autres », se souvient Piepenbring. À cet égard, The Beautiful Ones est en effet un objet littéraire aussi insolite qu’intrigant.

The Beautiful Ones, de Prince et Dan Piepenbring, éditions Robert Laffont, traduit de l’anglais (États-Unis) par Odile Demange et Jean-Philippe Guerand, 304 pages. ****

Prince, révolution de palais

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content