Portrait du photographe Claude Gassian, exposé à la A. Galerie ixelloise

Claude Gassian © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Le Parisien photographie depuis au moins deux générations stars et arrière-ban du rock, quitte à être « loué » par Prince ou les Stones le temps d’une tournée en images. Rencontre à l’occasion de sa belle expo bruxelloise.

Article initialement paru dans le Focus Vif du 26 septembre 2014, à l’occasion de l’expo Music – Stones et autres anonymes… Nous le republions ici alors que la même A. Galerie l’accueille à nouveau pour l’expo Chanson(s) française.

Crac, la serveuse renverse le café sur Claude, celui-ci confessant un instant plus tôt qu’il est particulièrement mal à l’aise dans l’exercice de l’interview. Karma symptomatique d’un mec qui a passé près d’un demi-siècle dans la poussière d’étoiles mais de l’autre côté du viseur. Parmi les 80 tirages exposés dans la galerie ixelloise qui l’accueille, il y a ce cadrage noir et blanc de Prince, daté de 1993. Où la bébête funky paraît presque repue dans un décor backstage de série B. « La photo est prise à Bruxelles après un concert où Prince s’était payé une after. Dernière soirée d’une semaine où j’ai été engagé par lui, via son label, pour couvrir une tournée. Voilà que je me retrouve brusquement dans l’un de mes rêves! Face à lui dans sa limo: on est deux sur la banquette arrière. Je lui parle: il ne répond pas, ne bouge pas, regarde ailleurs, je n’existe pas. Surréaliste. Mec impossible à atteindre. Arrivé à l’hôtel, on me dit: tu ne parles pas à Prince! Donc je me retrouve Tintin reporter à le photographier là où il le veut: devant une affiche de son propre concert, par exemple (air navré). On me dit: tu vas te positionner dans le parking et tu attends que sa voiture passe, dans quinze minutes. Deux heures plus tard, une bagnole passe en trombe, et je ne peux rien faire (…). Il est dans son trip, comme James Brown qui réveille sa coiffeuse à trois heures du matin pour qu’elle lui fasse un shampoing. Le deal est que toutes les images faites lui appartiennent, même si j’ai gardé quelques tirages (sourire). Et puis il y a cette image prise dans les coulisses… » Gassian a -forcément- la mémoire photo: on se croise à un frontstage de Forest National en 1987, pour le même Prince. Qu’est-ce qu’il fout encore là? « Prince commençait le show par un saut spectaculaire: au concert de Paris, j’avais raté la prise, donc j’étais venu à Bruxelles. » Logique.

Voir les cuisines

Dire que Gassian est méticuleux constitue un understatement. Faut dire que, tout petit déjà, il baigne dans le révélateur: « Mon père, photograveur, avait un Rolleiflex et développait lui-même, donc j’ai grandi avec ça. » Claude ne passe pas son Bac -il l’obtiendra plus tard- mais poursuit des études d’électronique, « mon père pensait que c’était une branche d’avenir (…) et puis je me disais que cela me mènerait bien derrière une console son ou dans un studio quelconque, parce que ma passion c’était d’abord la musique. » Né en 1949, Gassian est nourri à Salut les copains et à la marmelade yéyé. Quand il entend I’m A King Bee des Stones, mi-sixties, la franchouillade est d’emblée supplantée par le jus de rock. En 1967, il est à l’Olympia pour prendre des photos de la bande à Jagger: « J’ai deux clichés sur un film où il y a aussi des photos d’anniversaire (sourire), mais il y a un tirage dans l’expo de Bruxelles. » D’une certaine manière, les Stones deviennent la borne, le milestone d’une carrière qui commence officiellement par un passage de Led Zep à l’Olympia fin 1969. « En 1970, je suis retourné prendre les Stones et ai commencé à travailler pour le magazine Best, puis pour Extra (titres rock disparus, ndlr) avec ce désir dans l’exécution des portraits: mélanger la vie réelle à la mise en scène. Choisir mon endroit, mon espace, éclairé ou pas, y placer l’artiste, souhaiter qu’il m’oublie un peu. Je ne suis pas directif sauf sur l’espace et les conditions de lumière. Dans un hôtel -lieu traditionnel de sessions photos-, je pousse les portes, vais voir le parking, regarde l’ascenseur, les cuisines, avec la volonté de sortir de l’éternel fauteuil devant un rideau. » Dans les dix bouquins parus au fil du temps -et à l’expo-, on voit combien ce « guetteur » affute son oeil dans un jeu photographique où la vérité s’exprime en quelques secondes de théâtre réel. C’est James Brown reluqué par deux femmes de chambre dans un hôtel (1986), Dylan tête penchée en vagabond fuyant devant un bout de rame de train (1978) ou Zappa, moustache impériale, débarqué de l’aéroport dans un manteau aristo et planté à la porte de la limousine qui va l’emmener (1974). Ou encore cette formidable image naturaliste de Patti Smith à Paris (1976), poseuse certes mais encore assez fraîche dans son attitude d' »artiste ».

Au fil du temps, Gassian a gagné ses galons, plus guérillero soft que mercenaire, construisant un travail qui, dans la meilleure des hypothèses, finit en bouquins et expos. Avec l’observation quasi-morphologique de ses modèles et ce truc purement chimique nommé photogénie: « Contrairement à l’image vidéo où tu saisis le mouvement, l’image photo est arrêtée et donc la lumière également. Cet instant-là définit la photogénie: quelqu’un comme Vanessa Paradis (avec laquelle il a fait deux livres, ndlr) se transforme littéralement devant l’objectif, elle te donne quelque chose sans que cela soit too much. J’aime prendre une forme de distance avec le sujet, j’aime que mes photos saisissent autre chose que le charisme immédiat, peut-être le doute, l’anti-représentation, un brin de mystère… L’époque actuelle n’est pas seulement difficile économiquement -les journaux paient peu les images- mais surtout, dans cet exercice de capter quelque chose d’une star de passage en hôtel, plus rien ne semble possible: même quitter la chambre pour le couloir devient un tabou. » On en revient aux Stones saisis de nombreuses fois « sur le pouce » avant une embauche pour plusieurs semaines lors de l’Urban Jungle Tour de 1990. « Dans ce cas-là, on ne me dit rien, il n’y a pas d' »instructions », à moi de sentir le bon moment. Keith est disponible: en concert, sa porte de loge est ouverte. Mick c’est plus cadré, mais quand je vois de belles douches dans le stade et lui propose de venir poser, il débarque pour quatre ou cinq images et puis repart. » Contrairement à la saisie fugace, les belles images de Gassian restent. Faut les voir dans leur minéralité presque anthropologique, exposées à Bruxelles pour plusieurs semaines.

Chanson(s) française, photographies de Claude Gassian. Du 20 janvier au 5 mars 2022 à la A. Galerie, 25 rue du Page à 1050 Bruxelles. www.a-galerie.be

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