Patti Smith: « Je suis musicienne, mais j’aurais pu être général »

© Richard Dumas pour Le Vif/L'Express - Agence VU

Huit ans après Trampin’, son dernier album original, la grande prêtresse du punk sort le plus beau disque de sa carrière, Banga. Rencontre avec une femme intense et plus « sage » qu’on ne l’imagine.

Le Vif/L’Express: Pourquoi avez-vous éprouvé le désir d’enregistrer un disque après huit ans de silence?

Patti Smith: Grâce à une certaine magie que j’appellerais la coïncidence, et de laquelle est née la première chanson de cet album: Constantine’s Dream. Ce morceau a une histoire incroyable, presque mystique. Il y a vingt ans, mon meilleur ami, le photographe Robert Mapplethorpe, est mort. Quelques jours plus tard, j’ai reçu une carte postale sur laquelle était représenté le détail d’un tableau: on y voyait un homme, qui ressemblait à un conquistador, vêtu d’une tunique et de bottes rouges. Il regardait un roi, dormant. A l’époque, j’écrivais un conte: cette image serait la couverture parfaite pour mon livre. Mais le dos de la carte ne donnait aucune indication. J’ai cherché ce tableau pendant vingt ans… En vain. En 2010, lors d’une tournée en Italie, je suis arrivée de nuit dans une petite ville dont je ne connaissais pas le nom. A 5 heures, j’ai été réveillée par un rêve apocalyptique: j’étais au milieu de forêts dévastées, de landes désertiques. A côté de moi, saint François d’Assise, à genoux, pleurait toutes les larmes de son corps. Troublée, je me suis levée et je suis sortie. A quelques pas de l’hôtel, j’ai vu une grande église et j’y suis entrée. J’étais à Arezzo et c’était la basilique Saint-François. Derrière le cloître, j’ai aperçu un rideau rouge. Je l’ai écarté… Et, là, sur une immense fresque, j’ai reconnu l’homme aux bottes rouges et ce roi assoupi qui, en réalité, est Constantin, le premier empereur romain converti au christianisme. Cette oeuvre, Le Rêve de Constantin, est de Piero della Francesca, le plus grand maître de la Renaissance. C’était un signe: j’ai commencé à écrire Constantine’s Dream, en étudiant l’histoire de saint François. Et je l’ai mis en musique, avec mon guitariste, Lenny Kaye, à ma façon… rock.

Vous, l’icône du punk-rock, l’emblème de l’émancipation féminine, êtes aussi pétrie de religiosité…

J’ai une nature double… Enfant, déjà, j’étais très pieuse et en même temps révoltée… J’ai grandi dans une petite communauté rurale du New Jersey. Ma mère était serveuse, mon père travaillait à l’usine. Je harcelais de questions ma mère, témoin de Jéhovah: qu’est-ce que l’âme? De quelle couleur est-elle? Je voulais devenir missionnaire. Mais j’étais aussi une enfant du rock’n’roll! Je me souviens d’un jour où, à 6 ans, je marchais pour me rendre à mon cours de catéchisme. Tout à coup, j’ai entendu une musique et j’ai vu une bande d’ados assis sur le trottoir, dansant à côté d’un phonographe. Ils écoutaient The Girl Can’t Help It, de Little Richard. J’ai lâché la main de ma mère et j’ai couru vers eux. Maman hurlait: « Patti Lee, viens ici immédiatement! » J’étais avec ma petite robe plissée, captivée par cette musique! C’était tellement viscéral, primitif… J’aimais le rock’n’roll. Et je n’étais pas certaine que cette musique soit en accord avec Dieu… Ma mère m’a rassurée sur ce point. [Rires] Elle me répétait: « Il n’y a rien de mal à transformer la vie en art. »

Avec This Is the Girl, vous rendez hommage à une artiste qui semble vous tenir particulièrement à coeur, Amy Winehouse. La connaissiez-vous?

Je ne l’ai hélas jamais rencontrée, mais elle m’a profondément marquée. Amy était un prodige! Elle avait une façon extrêmement sophistiquée d’utiliser sa voix. Surtout, elle avait un timbre unique au monde, comme Maria Callas ou Billie Holiday. Amy était un stradivarius, mais elle n’a pas protégé son instrument. Qu’est-ce qui détruit la voix humaine? L’alcool, le tabac et toutes les drogues… C’est insupportable de voir une jeune femme qui possède un don aussi incroyable foutre sa vie en l’air.

Vous n’avez jamais été attirée par l’autodestruction?

Jamais. J’ai été une enfant très malade: j’ai eu la tuberculose, la mononucléose… Mes parents ont passé tellement de temps à mes côtés à cause de mes problèmes de santé que la dernière des choses que j’allais faire aurait été de partir à New York dans les années 1960, comme je l’ai fait, pour me tuer de mes propres mains. Cela dit, je respecte certaines drogues et j’en ai prises. Mais jamais pour m’évader ou pour m’amuser, au contraire! Les rares fois où j’ai essayé l’opium ou le haschich, c’était avec des maîtres comme William Burroughs ou Allen Ginsberg… Nous n’étions pas en train de faire la fête! Il s’agissait d’expériences cognitives. Je n’exhorte personne à consommer des drogues. Je le déconseille même… Car les temps ont changé. Cela n’aurait plus aucun sens aujourd’hui.

Patti Smith © J. Vandall Ortvig/AFP

En 1979, vous avez quitté la scène pour endosser un nouveau rôle: épouse et mère de famille. Vous êtes assez conservatrice, finalement…

Oui! Enfin, je dirais plutôt que j’ai des valeurs et des codes qui sont ancrés en moi. Pendant seize ans, j’ai vécu un conte de fées avec mon mari, le guitariste Fred « Sonic » Smith. Nous sommes partis habiter dans un trou perdu du Michigan. Je faisais le ménage, la lessive… Ma vie n’avait jamais été aussi punk. J’ai appris à cuisiner et nous avons eu deux enfants, Jackson et Jesse, qui aujourd’hui jouent dans Banga, mon nouveau disque. Il est guitariste; elle est pianiste. Et je n’ai jamais regretté mon choix. J’avais besoin d’être mère à cent pour cent, d’aimer mes enfants, de les écouter, les accompagner. J’étais heureuse. En 1994, Fred est mort, il avait 44 ans. Je n’avais plus envie de rien. Mais, en 1995, Allen Ginsberg m’a persuadée de remonter sur scène. Quand, aujourd’hui, je récite des vers a cappella, comme je le fais sur Tarkovsky [chanson du disque dédiée au réalisateur], je pense à mon mari et à Allen, ce grand poète disparu. On dit que le temps panse les plaies. Ce n’est pas vrai. Mais je suis comblée par la vie. J’ai des amis formidables, comme Johnny Depp, qui joue sur Banga.

Vous avez même écrit une chanson pour lui, Nine, à l’occasion de son dernier anniversaire, et elle est dans cet album! Comment vous êtes-vous rencontrés?

Il est venu à l’un de mes concerts à Los Angeles, il y a deux ans. Nous avons commencé à parler ce soir-là et, depuis, nous n’avons pas arrêté. Johnny est un guitariste extraordinaire. Pendant un tournage, il est tout le temps en train de jouer. Il gratte les cordes, même sans faire de mélodies, tout en tenant une vraie conversation. C’est un sacré musicien! Il n’y a aucun doute quand on entend ses solos sur le morceau Banga. C’est un titre inspiré du Maître et Marguerite, de Mikhaïl Boulgakov, dont l’un des personnages (le chien Banga) a donné son nom à mon album. La littérature est l’une des passions que je partage avec Johnny. Il possède une impressionnante collection de manuscrits de Dylan Thomas, de Kerouac, de lettres d’Artaud… Il est plus qu’un ami: j’ai perdu mon frère et, d’une certaine façon, Johnny a pris sa place. Il fait partie de ma famille. C’est ce que je raconte dans la chanson que je lui ai dédiée. Il est né un 9 juin: d’où Nine (neuf).

Cela fait quoi d’être considérée comme une légende vivante?

C’est flatteur, parfois embarrassant. Je n’ai jamais rien fait en pensant à la célébrité… Je suis peut-être encore plus prétentieuse que ça! Quand j’ai vu mon premier concert des Doors, à 22 ans, j’ai eu une sensation étrange en regardant Jim Morrison. Une voix me disait: « Tu es capable d’en faire autant! » Et je n’avais encore rien fait! Si je n’avais pas été musicienne, j’aurais probablement été général: je sais guider les foules, c’est un don inné…

On a beau vous connaître, vous réservez toujours des surprises! Comme sur cette ballade jazz-country, Maria, un hymne à votre amitié, insoupçonnée, avec Maria Schneider…

Maria… La première fois, je l’ai croisée en courant d’air, à Paris, dans les années 1970. Je ne l’ai vraiment connue qu’après Le Dernier Tango à Paris… Elle était aux Etats-Unis, je venais d’enregistrer Horses et je partais en tournée. Elle m’a suivie. C’était il y a si longtemps, mais j’ai une vision incroyablement nette d’elle. J’étais happée par sa masse de cheveux et ses yeux bruns, si tristes. Son apparence ressemblait à la mienne: chemise blanche et cravate noire. Elle était abrupte, très sensible aussi. Mais cette chanson n’est pas que sur Maria, c’est l’hymne d’une époque… Nos vies changeaient: je me retrouvais, tout à coup, à chanter devant 600 personnes qui criaient les paroles de mes chansons. C’était magique. Nous n’avions aucune idée de ce qui nous attendait, comme je le chante dans Maria: « Nous ne nous doutions pas de la fragilité de notre « pouvoir » si jeune, du vide qui nous aurait entourées. » Nous étions belles, saines, enthousiastes… Nous étions intoxiquées par notre jeunesse.

Propos recueillis par Paola Genone

Patti Smith en 5 dates

1946 Naissance de Patricia Lee Smith, le 30 décembre, à Chicago, Illinois (Etats-Unis). 1967 Rencontre, à New York, Robert Mapplethorpe, Allen Ginsberg, Andy Warhol… 1975 Premier disque, Horses. 2008 Expose à la Fondation Cartier, à Paris, 250 photographies. 2010 Publie Just Kids (Denoël), superbe autobiographie.

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