On a parlé Brexit, Covid-19 et pouvoir de la danse avec Jarvis Cocker
Nouvel album, nouveau groupe: onze ans après sa dernière escapade solo, Jarvis Cocker replonge dans la pop. Plus que jamais, elle reste son filtre de prédilection pour décortiquer le chaos ambiant. Entretien exclusif.
Ce jour-là, le PSG doit jouer son match retour de Champions League contre le Borussia Dortmund. Chez lui, au Parc des Princes. Mais à huis clos. Dans les bureaux parisiens de son label, Jarvis Cocker est sceptique. « Ça risque quand même d’être très bizarre, glisse celui qui supporte toujours officiellement le Sheffield Wednesday FC, en D2 anglaise. Je vois ça un peu comme un concert sans public. C’est contre-nature. Le principe même du live est quand même de faire naître ce que vous n’arrivez pas à créer tout seul. Sinon ça s’appelle une répétition. » Nous sommes le 11 mars et le monde ne s’est pas encore tout à fait arrêté de tourner. Jarvis Cocker n’a pas encore décalé non plus la sortie de son nouvel album, programmée initialement à la mi-mai. Mais il se promène déjà avec un petit flacon de gel hydroalcoolique. « Je suis venu en métro, je préfère. Vous en voulez? »
Jarvis Cocker avait sans doute imaginé un tout autre scénario pour la sortie de Beyond the Pale… Il constitue son premier album depuis Further Complications, en 2009. Entre-temps, l’Anglais n’a pas tout à fait chômé: il a relancé son groupe Pulp, le temps d’une ultime tournée; collaboré avec Gonzales sur l’album Room 29; ou encore animé un show radio sur la BBC. Mais il le sait bien, les charts dans lesquels il a triomphé au cours des années 90 ne sont plus tout à fait les mêmes. De ce constat, il a même tiré un pamphlet, intitulé Good Pop, Bad Pop -où il décrit la différence entre populaire et populiste, pointant notamment le tout-marketing actuel qui ne permettrait sans doute plus qu’un morceau aussi bizarre que O Superman de Laurie Anderson arrive au sommet des hit-parades (comme ce fut le cas en 1982).
S’il s’est tenu loin de l’actu discographique, Jarvis Cocker n’a donc pas délaissé son rôle de commentateur pop. Érudit, il pratique l’exercice avec ce détachement so British. À la fois passionné par son sujet, et méfiant envers ses dérives -comme on peut l’être quand on connaît le succès mainstream passé 30 ans (avec Pulp et l’album Different Class en 1995). Il n’a pas hésité non plus à monter au front contre le Brexit. En décembre dernier, en pleine campagne électorale, une opération a même été lancée par une série d’internautes pour faire de l’un de ses morceaux – Running the World, sorti en 2006- le n°1 des charts de Noël. « Now the working classes are obsolete/They are surplus to society’s needs« , y ironise-t-il notamment avant de conclure: « cunts are still running the world« . Quinze ans plus tard, la remarque fonctionne toujours. Quelque part, elle paraît même plus à-propos que jamais…
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On pourrait dire la même chose de House Music All Night Long, le premier single du nouvel album, sorti le 27 mars dernier. Écrit bien avant la quarantaine, il a parfaitement collé au moment. « Lost in the night of the living room/Adrift in the world of interiors« , chante notamment Cocker… Durant le confinement, celui-ci a d’ailleurs régulièrement joué au DJ, passant des disques dans son salon, lors de soirées « domestic disco » diffusée sur son compte Instagram. Les musiques dance -de l’électro (Am I Missing Something) au jazz afro (Children of the Echo)- sont d’ailleurs l’une des influences principales de Beyond the Pale. Un disque court (sept titres) qui célèbre le jeu collectif, créé avec un nouveau groupe, baptisé JARV IS…, et testé devant un public avant d’être enregistré. À 56 ans, c’est aussi une manière pour Cocker d’interroger son statut de musicien et chanteur pop: comment rester pertinent? comment disserter sur l’époque sans céder à ses tics? Autant de questionnements existentiels qui se retrouvent jusque dans le drôle de nom de son groupe: JARV IS… Is what? Tentatives de réponse par l’intéressé.
Jarvis est votre prénom, mais aussi le nom de votre nouveau groupe. Beyond the Pale est-il dès lors un projet solo ou pas? C’est un peu confus…
Je plaide coupable! Pour être clair, JARV IS… est un groupe. Même si au départ, les morceaux viennent de moi. Ces dernières années, il se trouve que j’ai toujours continué à écrire, mais sans réussir à en faire quelque chose de convaincant. Et s’il y a bien une chose que j’ai apprise au fil du temps, c’est de surtout la fermer si vous n’avez rien d’abouti à proposer. Et puis, en 2017, j’ai reçu une proposition insistante pour jouer dans un festival en Islande. Je me suis dit alors que si je continuais à dire non à tout, je ne terminerais jamais ces chansons et que j’allais le regretter. Donc j’ai fini par accepter. Ce qui voulait dire du coup que je devais aussi monter un groupe. Je savais que je pouvais déjà compter sur Jason Buckle (synthés; présent dans The Weird Sister, le faux groupe que l’on voit dans Harry Potter et la Coupe de feu, et dans lequel Cocker tenait le micro, NDLR). J’avais découvert Serafina Steer (harpe, claviers) via mon émission radio et j’ai fini par produire l’un de ses disques. J’ai encore demandé à Emma Smith (violon, guitare), Andrew McKinney (basse) et Adam Betts (batterie). Il se trouve que dès qu’on a commencé à répéter ensemble, les idées que j’avais se sont transformées en vraies chansons. Je me sentais vraiment stupide de ne pas y avoir pensé plus tôt. Moi qui ai commencé mon premier groupe à quatorze ans, j’aurais dû me rappeler plus tôt que c’est la meilleure manière de faire.
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Dans Children of the Echo, vous chantez « It’s hard to hear your own voice ». N’est-ce pas plus facile d’entendre cette petite voix intérieure avec le temps?
Je ne sais pas… C’est l’idée en tout cas. Mais dans les faits… Au début, vous observez souvent les gens créatifs pour comprendre comment l’être vous-même. C’est particulièrement vrai quand vous lancez un groupe. Vous démarrez en jouant des reprises, et si tout va bien, vous finissez par trouver votre propre chemin. Mais ça n’est jamais simple. A fortiori aujourd’hui où toute l’Histoire de la créativité humaine est disponible sur le Net. Vous pouvez avoir l’impression que votre petite voix devient d’autant plus minuscule. Sans compter la multiplication des canaux qui accentue encore un peu plus ce sentiment. Donc ça reste compliqué… Je suis en train d’écrire un livre qui aborde notamment cette question. Ce n’est pas un roman, plutôt une extension d’une série de conférences PowerPoint que j’ai données ces dernières années. J’évoque notamment le fait que tout le monde prend des décisions créatives à chaque moment de la journée, sans toujours s’en apercevoir. À partir de là, j’essaie d’expliquer comment chacun peut trouver sa voix et l’amplifier. Ça sonne un peu comme un programme de développement personnel, mais ce n’est pas tout à fait ça (sourire).
Must I Evolve?, vous demandez-vous, avant de trancher plus loin: « Do something new or do something else ».
Oui, c’était important de ne pas refaire ce que j’avais pu faire avant. En écoutant le disque, vous reconnaîtrez forcément ma voix et retrouverez pas mal de préoccupations autour desquelles j’ai l’habitude de tourner. Mais malgré ça, il est différent des disques précédents. Il devait l’être. Ça n’aurait pas eu de sens de revenir avec la même chose… Il y a aussi le fait que mon père est mort il y a quatre ans. Je n’ai jamais vraiment eu de relation avec lui, parce qu’il a été absent la plupart du temps. Mais c’était comme si une partie de moi s’attendait à le voir revenir, en essayant de préserver un peu les choses telles qu’elles étaient quand il est parti. À sa mort, j’ai pu me dire que je n’étais plus tenu à ça. Je pouvais aller de l’avant. Ça n’a rien de vraiment logique. Mais je souviens avoir pensé ça à l’époque. Donc, non, c’est impossible de changer tout à fait votre identité. Mais je pense que vous pouvez apporter un témoignage sur la manière dont un être humain évolue au cours de la vie…
Il paraît que si un fan vous aborde dans la rue et vous demande si vous êtes bien Jarvis Cocker, vous répondez « parfois » …
Parce que le Jarvis auquel il pense n’est là que par moments. Je ne cultive pas un personnage à la Bowie. Je porte plus ou moins les mêmes vêtements à la ville comme à la scène -comme le pantalon que j’ai enfilé aujourd’hui par exemple. Mais je sais qu’en concert, je me présente un peu comme un version exagérée de moi-même.
Dans Swanky Modes, vous chantez encore: « You try to keep life at a distance/But it’s futile to offer resistance ». Est-ce que cela n’est pas justement le but de l’art: tenir la vraie vie à distance respectable?
Tout à fait! Mais il faut bien constater que la réalité finit toujours par vous rattraper. Il faut alors trouver la bonne manière de l’aborder. Avant de l’écouter, j’étais assez sceptique sur l’album posthume de Leonard Cohen. Finalement, je l’ai trouvé formidable. Apparemment, il a été enregistré quelques semaines avant qu’il meure. C’est quelque chose qui m’impressionne beaucoup. Bowie, c’est pareil. La création était tellement importante pour ces deux personnes qu’ils ont tous les deux continué à lui donner la priorité. Certains auraient lâché prise. Eux ont ressenti la nécessité de continuer à bosser. Ça montre aussi bien à quel point la créativité est essentielle pour l’être humain. D’aucuns ont parfois tendance à la voir comme un luxe. Alors que depuis la nuit des temps, l’être humain crée de la beauté. C’est que ça doit être important…
Le paradoxe de l’art est également qu’il se nourrit autant de la vie qu’il ne cherche à s’en échapper, non?
C’est vrai. Mais ça va dans les deux sens. Je sais par exemple que j’ai tiré pas mal d’idées sur la vie de chansons, de films, etc. Des idées qui, en plus, se sont généralement révélées fausses. C’est aussi ce qui m’a poussé à écrire mes propres chansons. Les chansons d’amour en particulier vous donnent souvent une idée erronée de ce que sont les relations. En vrai, ça ne sonne jamais comme à la radio! En bossant sur mes propres morceaux, je voulais qu’ils reflètent davantage mon expérience. En cela, c’est très important de continuer à avoir une vie « normale ». C’est pour ça que je n’en ai pas vraiment profité quand Pulp est devenu vraiment gros dans les années 90…
Que signifie exactement l’expression « beyond the pale » (dépasser les bornes) qui donne son titre au disque?
C’est une image pour dire qu’il faut parfois aller voir au-delà de ce qui est accepté. L’autre jour, on m’a expliqué que l’expression datait de l’époque où l’Angleterre avait envahi toute l’Irlande, et où un plot avait été installé à Dublin marquant la limite au-delà de laquelle la zone n’était plus sûre. Je trouve ça très intéressant. Ça m’a fait penser au Brexit et à la nostalgie que l’on retrouve chez pas mal de gens du « grand » Royaume-Uni. Ce qui correspond généralement à la période où il constituait une puissance coloniale, ce qui n’est pas génial non plus. On assiste à un mouvement qui essaie de recréer le passé. C’était déjà le cas avec la Britpop, qui était un essai, loupé, de reproduire la British invasion des sixties. À une autre échelle, le Brexit est juste un exemple de plus de cette volonté de recréer le mythe victorien.
Quel regard portez-vous sur le paysage pop actuel?
Je m’en étais un peu détaché. Mais fin de l’année dernière, quand certains ont voulu faire de Running the World le n°1 de Noël, j’avoue m’être repenché sur les charts. Et je n’ai rien reconnu. Je réalise que le mix de ventes physiques, downloads, streamings, etc., a quelque chose de très mystérieux. En tout cas, la manière dont les classements sont établis n’a pas grand-chose à voir avec celle dans laquelle j’ai grandi et qui a fait mon éducation musicale… Disons que la « bulle » dans laquelle je me sens le plus à l’aise aujourd’hui se rapproche davantage de l’électronique ou de la dance music. J’ai l’impression que c’est dans ces musiques qu’il se passe le plus de choses intéressantes, que s’y développe une sorte d’intelligence dans laquelle je peux me retrouver. La plupart des musiciens que je fréquente aujourd’hui viennent d’ailleurs de là: Hot Chip, Soulwax…
Certes, Beyond the Pale n’est pas un album dance stricto sensu, mais le rythme y joue un rôle important.
JARV IS…, Beyond The Pale, distribué par Rough Trade. ****
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