On a emmené Sharko à la Cinematek pour parler de son nouvel album

David Bartholomé: "Quand j'ai commencé à travailler sur les chansons, je me suis rendu compte de la nécessité de me faire plaisir et de retourner à l'enfance. Et ce cheminement est passé par le fait de revoir de vieux films." © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Épousant une synthpop perméable aux années 80, Sharko sort le disque le plus jouissif de sa carrière. Un Glucose entre autres puisé aux sources ciné qu’on visite, en compagnie de David Bartholomé, dans le dédale d’archives de la Cinémathèque.

L’actuelle histoire commence lorsque David Bartholomé commence à faire des concerts privés en 2017. Au départ, c’est juste l’opportunité d’un boulot chez les particuliers, avec une jauge qui va de deux à une quarantaine de spectateurs. Mais d’apéros dînatoires en spaghettis fraternels, de salons bobos aux prestations en péniche, pompes funèbres, garage, fleuriste et même église, une autre histoire s’inscrit. Deux cent dates finissent par s’additionner, jusqu’à l’arrêt des opérations en juin 2019. « Le fait que l’album de 2016 n’ait pas trouvé son public me travaillait et je me demandais à l’époque comment faire pour aller vers les gens. Et puis, au Fly Away (festival all-in) en Corse en 2016, j’ai joué à même le sol, sans lumière, sans micro, sans sono. Communiquant directement, sans aucun décorum avec les spectateurs assis à quelques mètres. Je me suis rendu compte que j’avais la voix assez puissante pour le faire et que je pouvais délaisser la part de mystique du rock. Comprenant que dans ces circonstances, je n’avais pas moins d’énergie ou de substance. Les home-concerts m’ont aussi appris l’amour de la défense du répertoire et la redécouverte du bonheur de reprendre la route, de chanter, d’être utile au divertissement. Une dynamique folle où, chez les gens, tu es obligé d’être juste et vrai. Et puis quand tu es en guitare-voix pendant deux ans, tu es en relation physique avec toi-même et la variété de ton chant. Dans un salon, un petit « hhheeee » n’est pas perçu de la même façon qu’un énorme « euuuuuuu » (il crie): tu peux jouer avec ça. Et donc la composition des chansons de Glucose est passée par là.  »

Frissons

Mercredi matin, rendez-vous est donné à Ixelles, devant l’un des deux dépôts bruxellois de la Cinémathèque Royale de Belgique. Un building anonyme, grisâtre, qui sur quatre niveaux accumule des dizaines de milliers de films, rangés sur des étagères métalliques d’une autre époque, quelques centaines de titres ayant le privilège de dormir au frigo (1). Fébrile, David a passé la semaine précédente à regarder à nouveau six classiques de son propre autel cinématographique: L’Exorciste, Taxi Driver, Les Hommes du président, Le Parrain (le premier), Vol au-dessus d’un nid de coucou et Shampoo. Tous réalisés entre 1972 et 1976. Guidé par un autre David, on slalome entre les films en boîte. Bartholomé est bluffé, autant par la découverte du premier titre de sa liste que par le climat de bunker émotionnel de l’endroit. Il y règne un silence total, si ce n’est le cliquetis métallique de l’ascenseur qui s’efface au fil des travées labyrinthiques. David premier sourit, questionne David bis, mettant le nez dans les étoiles de celluloïd coincées dans leur métal ou leur plastique multicolore. Cette joie curieuse reflète ce qu’est aujourd’hui la musique de Sharko, dont Bartholomé reconnaît enfin être leader après des années de rêves de fratrie égalitaire: Glucose est une madeleine de pellicule. « Le lien entre le cinéma et le nouvel album, c’est de plonger dans une époque où j’avais moins la conscience de la cool attitude à adopter. Quand j’ai commencé à travailler sur les chansons, je me suis rendu compte de la nécessité de me faire plaisir et de retourner à l’enfance. Et ce cheminement est passé par le fait de revoir de vieux films et d’essayer de comprendre pourquoi ils étaient restés en moi. D’adopter de nouveaux gestes. »

Une heure de plaisir plus tard, il débriefe la visite: « C’est une émotion, j’ai eu des frissons. Je vois un film et tout à coup je ne vois plus la boîte de conserve, je vois le contexte, le travail. C’est vibrant parce que tu touches le film, dans un contexte de cinémathèque où les odeurs (des produits chimiques) sont fortes. Et cette histoire, cette âme t’imprègne. D’autant que tu passes de Diabolo menthe à L’Exorciste, d’un vieux film de Stallone à À nous les petites Anglaises. Et l’aspect purement esthétique, ces rangées de boîtes de différentes couleurs, c’est très beau. » L’esthétique est aussi l’éthique, comme on le sait au moins depuis la phrase célébrée de Marshall McLuhan, dans un livre de 1964, « Le médium c’est le message ». David précise: « S’il devait y avoir un rapport entre les six films de ma liste, c’est qu’ils viennent après une période hollywoodienne où tout est grand et beau, mais qui a perdu le contact avec le public. Une impression que le cinéma ne s’adresse plus aux spectateurs et puis, tout à coup, voilà une vague américaine, celle des Scorsese, Hal Ashby ou Bogdanovich, qui parle aux gens avec une histoire actuelle. »

David Bartholomé dans les réserves de la Cinémathèque à la recherche de ses films culte.
David Bartholomé dans les réserves de la Cinémathèque à la recherche de ses films culte.© Philippe Cornet

En autofinançant Glucose, David s’installe « 24 jours, mix compris, de décembre 2018 à mars 2019 » à l’ICP avec le producteur Luuk Cox. Trois musiciens passent aux studios ixellois mais eux deux sont aux commandes de la production et du choix du son. Doté d’une vaste collection d’instruments vintage, l’ICP est comme un bar dans le désert: la tentation est aussi grande que permanente. David se souvient des soirées où, gamin, il essaie de reproduire sur son orgue Bontempi les musiques qui passent dans le salon de l’auberge de jeunesse arlonaise gérée par sa mère. « Des émissions de radio ou de télé françaises, allemandes -la nationalité de ma mère- ou anglaises. Elle regardait Champs- Élysées ou les variétés des Carpentier. C’est comme ça que ce disque a commencé, par une joie d’apprendre, de retrouver l’époque d’Abba ou des Buggles. En studio, j’ai vibré à certaines chansons, et ce qui sortait des vieilles machines de l’ICP, était… formidable. En fait, il y a eu cette possibilité d’aller, comme ça, à l’instant, avec une vraie joie, choisir, par exemple, un vieux Moog. Il ne colle pas à la chanson? On le remet à sa place et on prend un Prophet ou un autre clavier, sans du tout jouer les plugins d’ordi. »

Hymnes à la joie

David parle du talent de Luuk Cox -ayant entre autres travaillé avec Girls in Hawaii- et de sa capacité d’être à la fois producteur, musicien et technicien « de travailler comme si on était Diana Ross en 1976, Kraftwerk ou Human League« . Les maquettes du disque ont été réalisées au synthé par David, mais les couleurs se décident dans l’instant. « On a pas mal travaillé en MIDI: ça veut dire que les notes sont inculquées, la ligne de synthé est jouée et donc tu peux te concentrer sur l’aspect sonique et ça, c’est un plaisir incroyable. » Le mot « joie » revient encore dans la conversation, comme vitamine naturelle et récurrente de la nouvelle musique. À nouveau « amoureux » du métier de musicien, « tellement heureux pendant deux ans« , David livre son disque le plus vibrant, le plus bartholomesque. Où le long fleuve peu tranquille de la vie déborde, évidemment, quand on ne s’y attend pas. « Je me demande si la mort inattendue de mon père, fin 2017, à 74 ans, n’a pas joué un rôle dans ce retour d’inspiration et de joie. J’étais dans un home-concert à Liège et mon portable, en vibreur, n’avait pas arrêté de sonner, au moins une douzaine de fois. Il se passait quelque chose. Je ne pouvais pas tout arrêter mais j’ai profité d’un moment où je me suis levé pour mettre ma guitare devant moi et regarder furtivement mon GSM. Là, j’ai vu que j’avais des appels de ma soeur et de ma belle-mère. J’ai compris qu’il s’agissait de mon père mais il me restait 20 minutes à jouer! C’était très troublant, très fort et je me suis dit « The show must go on ». Le restant de la prestation a été un moment de grande vitalité et d’amour, de vouloir profiter et vibrer avant de savoir ce qui s’était passé. C’était dingue d’être là.  » Histoires tactiles à suivre en scène avec le nouveau guitariste -brillant Guillaume Vierset- et le batteur Olivier Cox.

(1) Les trois sites de la Cinémathèque -y compris le dépôt des nitrates à la Citadelle de Namur- rassemblent 88.000 films et plus ou moins 400.000 copies.

Sharko en concert le 24/10 au Botanique (complet), le 08/11 à l’Entrepôt, le 14/11 au Reflektor et le 07/03 à l’AB.

On a emmené Sharko à la Cinematek pour parler de son nouvel album

Sharko – « Glucose » ****

Distribué par Pias.

À deux reprises au moins (Uppercut, Wanna Go), Bartholomé éclate de rire sur l’album. Franchement et librement, pendant quelques secondes. Puis il continue à chanter, sans embarras ni perte de tempo. Juste un signe -solaire – que le plaisir parfume ce disque au-delà des sonorités électro-pop décalées, jamais loin de l’aveu sentimental. Vintage sans être parodique, le synthé en redeviendrait humain, pareil à la voix de David, totalement affranchie, décomplexée, furieuse de vivre. L’ensemble se démarque par son énergie communicative viscérale, avec des titres comme Torches ou Finished, d’une autre teneur, plus grave. Un peu de noir dans un territoire où l’ambivalence reste jolie, entre la comptine mélodique et le texte qui réclame le grand bond en avant. Avec ce moment de triomphe qu’est Big Country, hit potentiel, comme le délicieux Sunny, duo fleuri mené avec la charmante voix de Valentine Brognion, gagnante de The Voice 2018.

Sharko Parade

Sur la liste des six films qui l’ont marqué, David Bartholomé en détaille trois.

On a emmené Sharko à la Cinematek pour parler de son nouvel album
© DR

L’Exorciste de William Friedkin, 1973

« Inspiré par la Nouvelle Vague française, Friedkin a fait plein de plans volés pendant le tournage, prétextant une mise au point lumière ou autre, tout en demandant aux acteurs de jouer la scène. Empruntant ce chemin de traverse qui met en avant le naturel, la spontanéité, la fraîcheur la plus totale. Pour Uppercut, qui devait être le premier single de Glucose, je ne me sentais pas à l’aise avec le moment où je rigolais dans la chanson et puis, je me suis souvenu de la manière dont Friedkin avait utilisé ces plans volés et les avait montés avec une vitalité parfaitement naturelle…« 

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Taxi Driver de Martin Scorsese, 1976

« J’ai été fortement marqué par ce truc bien sale, un peu poisseux, du film. Parce que c’est un récit sur la maladie mentale, sur une entité qui te bouffe le cerveau. Dans Evidence, sur Feuded, le premier album de Sharko en 1999, j’avais tenté des trucs en interprétant le travail de Scorsese. En me demandant comment ce film qui me réveillait la nuit, pouvait être traduit en chanson, comment on pouvait passer de l’émotion cinéma à celle de la musique.« 

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Le Parrain de Francis Ford Coppola, 1972

« Tout y est parfait. J’ai du le voir 60 fois. Il n’y a pas un plan moche, mal joué, mal cadré: c’est un opus. Quand je me lance dans un album, je me demande si j’aurai l’énergie de Coppola à l’époque, alors qu’il était constamment menacé d’être viré par le studio. Comme je connais la musique depuis longtemps, les loges, les backstages, les enregistrements, comment on triture les sons, ça me fait moins rêver que le cinéma. Et puis, j’ai constaté il n’y a pas si longtemps que quand j’entends de la musique, je perçois des images. C’est ma sensibilité cérébrale… »

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